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Buridan le héros de la Tour de Nesle Beq michel Zévaco Buridan le héros de la Tour de Nesle


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Enguerrand de Marigny


Le père de Myrtille, que nous avons vu quitter précipitamment la Courtille-aux-Roses, était entré dans la grande salle où il venait d’arriver.

Il était entré d’un pas rude, en homme habitué à voir toutes les têtes se courber sur son passage.

Devant le Louvre, il s’était simplement défait du manteau qu’il avait endossé pour aller à la Courtille-aux-Roses, et Tristan, le serviteur qui était venu le chercher, lui avait remis sa lourde épée à forte garde de fer en croix qu’il avait ceinte.

Enguerrand de Marigny se dirigea droit vers un groupe qui occupait le fond de la pièce où il venait de pénétrer.

C’était Louis X, debout, pâle et agité. C’était le comte Charles de Valois, souriant d’un sourire de triomphe. C’était le connétable Gaucher de Châtillon, c’était Geoffroy de Malestroit, c’était le capitaine des gardes, Hugues de Trencavel. C’étaient divers autres seigneurs, tous penchés autour d’une table sur laquelle ils considéraient un coffret en hochant la tête avec une sorte de terreur.

« Sire, dit Enguerrand de Marigny, me voici aux ordres de Votre Majesté.

– Par Notre-Dame ! Il y a plus d’une heure, monsieur, que je vous attends !

– Votre Majesté daignera m’excuser. Je me trouvais loin de mon hôtel. Prévenu par un serviteur que le roi me mandait pour affaire grave, j’ai tout quitté pour accourir. »

Marigny attendait, la main appuyée sur la garde de son épée de guerre, et jetait un profond regard sur les seigneurs présents. Tous détournèrent la tête, sauf Geoffroy de Malestroit qui le regarda fixement et lui fit un signe imperceptible. À ce signe, Marigny pâlit, mais, les sourcils froncés, il prit une attitude de menace et de défi.

Le roi Louis, que les bourgeois de Paris avaient, le matin, surnommé Hutin, le roi allait et venait, mâchonnant de sourdes imprécations. Sur son passage, il trouva une table chargée de verreries précieuses : d’un violent coup de pied, il envoya rouler table et verreries. Parvenu à la fenêtre, il donna dans les vitraux un formidable coup de poing, les vitraux sautèrent en éclats, la main du roi saigna, et Louis X se mit à sacrer, à rugir des jurons qui eussent ébahi les mariniers de la Seine.

« Par les tripes du diable ! hurla-t-il, par les entrailles maudites de la mère qui me mit au jour ! Y a-t-il au monde un roi plus misérable que moi ! On me veut meurtrir lâchement. On veut que je crève comme quelque charogne au coin de la Grève. »

Il y eut une nouvelle bordée de jurons, suivie de coups de pied assenés aux fauteuils et aux meubles, de coups de poing qui pleuvaient un peu partout.

En quelques minutes, le cabinet royal se trouva dévasté comme s’il eût été envahi par une bande de truands pillards : les sièges renversés, les porcelaines en pièces, les rideaux déchirés...

Calme et grave, Marigny attendait la fin de ce déchaînement de fureur.

Enfin Louis X marcha sur le premier ministre, se croisa les bras et gronda :

« Savez-vous ce qui se passe, monsieur ?

– Sire, dit Marigny, Paris est dans la joie, le royaume est tranquille, voilà ce qui se passe. Pour le reste, j’ignore s’il y a un reste !

– Vous ignorez ! Vous qui devriez savoir ! Vous ignorez qu’on me veut trucider ! Voilà une heure que je vous le crie ! Venez ! Regardez ! » ajouta Louis X en entraînant Marigny jusqu’à la table sur laquelle se penchaient les témoins de cette scène.

Marigny vit le coffret, et, dans le coffret, comme en un cercueil, une figurine de cire couverte d’un manteau royal, une épingle plantée à l’endroit du cœur.

Le premier ministre prit le simulacre et l’examina attentivement.

« Savez-vous ce que c’est que cela ? cria Louis X.

– Oui, Sire, c’est un misérable sortilège comme en font les sorciers et les sorcières, race maudite dont nous devrons purger Paris et le royaume. Ce sortilège semble avoir été fait contre Votre Majesté. »

Le comte de Valois s’approcha du roi et murmura à son oreille.

« Vous entendez, Sire ?

– Sans doute, fit Marigny qui avait surpris ces paroles. La chose est incontestable. Il faudrait être l’ennemi du roi pour ne pas reconnaître en cette figure un maléfice destiné à faire mourir Sa Majesté... »

Le premier ministre jeta à Valois un mortel regard de défi et ajouta :

« Est-ce que monseigneur le comte, oncle de Sa Majesté, aurait des doutes à cet égard ? »

Valois, à son tour, fixa Marigny et rendit défi pour défi :

« Non seulement je n’ai pas de doutes, mais encore, c’est moi qui, en votre lieu et place, ai prévenu mon cher sire et neveu du détestable complot tramé contre lui par des sorciers ou des sorcières. »

Marigny grinça des dents. Et déjà il apprêtait quelque foudroyante riposte, lorsque Louis X, posant sa main sur l’épaule du ministre, lui jeta un long regard chargé de soupçons.

Marigny comprit ce soupçon. Et il eut froid jusque dans la moelle des os. Car ce soupçon, s’il ne l’écrasait pas... ce n’était pas seulement la ruine, la déchéance, c’était la mort, le supplice, l’affreuse torture infligée aux régicides !...

« Marigny ! dit Louis X avec une gravité qui fit frémir les témoins de cette scène bien plus que n’avait fait sa colère furieuse, Marigny, consentiriez-vous à jurer que vous ne connaissiez pas l’existence de ce sacrilège ? »

Marigny s’inclina très bas. Puis, se redressant de toute sa hauteur, d’une voix tonnante, il prononça :

« Gentilshommes, seigneurs, ducs et comtes, il est un homme qui cent fois a risqué sa vie et mille fois sa fortune pour le service du glorieux Philippe, père de notre illustre sire ! Cet homme, dans les batailles contre l’ennemi de France, a donné son sang et il n’a pas compté ! Cet homme, aux jours où le roi affolé voyait ses coffres vides, a vendu jusqu’à ses derniers bijoux pour donner de l’or au roi, et il n’a pas compté ! Cet homme a passé des nuits de fièvre à travailler pour que son roi pût dormir tranquille ! Cet homme a délivré son roi des Templiers ! Cet homme a réduit Paris révolté à demander pardon à son roi !... Si Sa Majesté Philippe sortait du tombeau où nous l’avons couché il y a un mois, le roi Philippe le Bel, sachant ce qui se passe et que ce soit en son Louvre, entrerait ici, vous regarderait tous en face et vous crierait ce que je vous crie : « Qui donc ose soupçonner le serviteur de la monarchie ! Qui ose donc demander à Marigny de jurer qu’il est fidèle à son roi !... Que celui-là parle ! Que celui-là jette le masque ! Et par le tonnerre du Ciel, celui-là, ici même, est un homme mort !...

En parlant ainsi, Enguerrand de Marigny avait à demi sorti sa dague, et, majestueux, superbe d’audace et de force, foudroyait Valois de son regard.

Le comte recula, blême de rage ; un frisson électrique passa parmi les seigneurs présents.

« Par la mort de Dieu ! cria Geoffroy de Malestroit, si on soupçonne ainsi à la cour de France, nous n’avons qu’à briser nos épées et prendre le froc !

– C’est vrai, c’est vrai ! grondèrent les autres. Sire, Enguerrand de Marigny est la colonne du royaume ! »

Mais déjà la violente apostrophe du ministre avait produit son effet sur Louis X et fait évanouir tout soupçon de son esprit.

« Marigny, dit-il, tu dis vrai, tu es insoupçonnable, et voici ma main ! »

Enguerrand de Marigny plia le genou, saisit la main royale et la baisa.

Le comte de Valois eut un sourire qui semblait dire :

« Ce n’est pas fini !... »

« Sire, dit Marigny en se relevant, je vais, dès cette nuit, faire fouiller toutes les maisons suspectes d’abriter sorciers ou sorcières, et demain les coupables seront livrés à la justice.

– C’est inutile ! » dit Valois.

Ce n’était qu’un mot prononcé d’une voix paisible. Et, pourtant, ce mot fit trembler Marigny. Une sorte de terreur se fit jour jusqu’à son âme.

« Inutile ? Pourquoi ? demanda-t-il.

– C’est que, dit Valois, du moment que j’ai pu mettre la main sur le sortilège, le premier ministre du roi doit penser que je connais aussi la sorcière !... Sire, une idée ! Puisque nous tenons une sorcière !... ce sera une belle occasion pour inaugurer le magnifique gibet construit par votre ministre... le gibet de Montfaucon.

– La sorcière ? fit Marigny. C’est donc une femme ?

– Une jeune fille ! » dit Valois, avec un long regard féroce, le regard que peut avoir le chat-tigre quand il s’amuse de sa proie.

Quelque chose comme un de ces pressentiments funèbres qui vous assaillent tout à coup à de certains horribles moments contracta atrocement le cœur de Marigny.

« Une jeune fille ! » bégaya-t-il machinalement.

Et Valois, les yeux sanglants, une écume de triomphe aux coins des lèvres, prononça :

« Une jeune fille qui demeure près du Temple, séjour des damnés sorciers que vous avez fait brûler, Enguerrand de Marigny ! Une jeune fille qui demeure dans un enclos appelé la Courtille-aux-Roses !... Une jeune fille qui s’appelle Myrtille ! »

Enguerrand de Marigny chancela.

Il porta les mains à ses tempes, un sourd gémissement agita ses lèvres livides, et il leva sur son rival des yeux hagards, des yeux affreusement tristes qui demandaient grâce !... Marigny s’avouait vaincu !... Marigny, d’un geste vague de ses mains, eut comme une supplication insensée vers Valois...

Valois, les bras croisés, buvait goutte à goutte la fielleuse et suave liqueur de ce triomphe... Cela n’avait duré qu’un éclair... Et déjà Marigny se remettait. Avec sa foudroyante rapidité de conception, il venait d’échafauder son plan.

Chargé sans aucun doute d’arrêter la sorcière, – il irait prendre sa fille, il fuirait avec elle ! Quant à essayer de la disculper, c’était, dans cet âge sombre de formidables superstitions, une entreprise aussi insensée que d’essayer de faire luire le soleil à minuit, en pleines ténèbres.

Par un effort d’énergie farouche, le père commanda à son cœur de s’apaiser, à ses nerfs de se calmer, à ses muscles de ne pas tressaillir, à son visage de n’exprimer pas même une surprise.

« Eh bien, dit Louis X, qu’en penses-tu, Marigny ?

– Sire, dit le père de Myrtille d’une voix calme et ferme, je pense qu’à un crime aussi monstrueux, il faut un châtiment d’une promptitude terrible. Quand Satan redresse la tête, il faut que la foudre de Dieu intervienne ! Dans une heure, la sorcière sera arrêtée.

– Et qui l’arrêtera ? dit Louis. Car il faut un rude courage pour entrer chez une sorcière.

– Moi, Sire !... » dit Enguerrand de Marigny.

Le roi jeta un regard à Charles de Valois, comme pour lui dire : « Vous voyez bien que vos soupçons étaient injustes ! »

« Sire ! dit Valois, c’est moi qui ai découvert le sortilège et le complot. Je revendique l’honneur d’arrêter moi-même la sorcière. C’est mon droit. Que si on me faisait cette injustice de me refuser ce droit, la torture même ne pourrait me faire dire où se trouve le deuxième maléfice préparé par la sorcière.

– C’est juste ! cria le roi, épouvanté par cette menace du deuxième maléfice dont dépendait sa vie. C’est trop juste ! Allez, comte de Valois ! »

Marigny demeura foudroyé, se tordant les mains, tantôt se demandant s’il ne ferait pas bien de sauter à la gorge de Valois et de l’étrangler, tantôt se disant qu’il pouvait s’élancer, arriver avant le comte à la Courtille-aux-Roses...

À ce moment, Charles de Valois ajoutait : « Dans deux heures, Sire, je serai de retour et vous rendrai compte de ma mission. D’ici là, je demande que les portes du Louvre soient fermées, que nul ne puisse ni entrer ni sortir, pas même vous, Sire ! Car cela pourrait rompre le charme, et alors...

– Messieurs, dit Louis X, vous êtes mes prisonniers jusqu’au retour du comte. Capitaine, faites fermer les portes et baisser les ponts-levis. »

Marigny ployait les épaules, comme si le coup eût été trop rude, et demeura frappé de stupeur.

Hugues de Trencavel s’élança pour exécuter cet ordre. Valois était déjà dehors.

« Que faire ? songea Marigny, qui sentait sa tête se perdre. Que dire, qu’inventer pour la sauver ? »

« Messieurs, continua le roi, vous êtes, ou plutôt nous sommes tous prisonniers dans le Louvre, mais par Notre-Dame, je prétends que notre prison ne soit pas un triste séjour, et nous allons passer ces deux heures à célébrer le bon vin de Brie ! Qui m’aime me suive ! »

Louis X se dirigea vers la grande salle des festins.

Marigny fit quelques pas rapides et se planta devant le roi.

« Qu’est-ce ? » fit celui-ci, les sourcils froncés.

Enguerrand de Marigny était livide comme un spectre ; cet homme si fort, qui faisait trembler un royaume, tremblait, grelottait de fièvre, il y avait de la folie dans ses yeux hagards ; il comprenait qu’il était le jouet de la fatalité, que rien ne pourrait sauver son enfant et, dans ses yeux de folie, la hideuse vision se dressait d’un bûcher sur lequel on jette les membres sanglants de la sorcière écartelée !

La sorcière !... Myrtille !... Cette douce et naïve enfant ! Sa fille bien aimée !... le rayon de joie de sa vie tourmentée !...

Il cherchait des paroles pour dire, pour expliquer, supplier et sur ses lèvres il n’y avait que des sons rauques, inintelligibles... seulement de grosses larmes roulaient lentement sur ses joues et venaient se perdre sur ses lèvres qui les buvaient l’une après l’autre...

« Qu’est-ce donc ? » répéta le roi.

Marigny, lourdement, tomba à genoux.

Il faisait un effort inouï pour parler, pour crier ce que hurlait sa pensée, et il ne parvenait pas à exprimer ces simples paroles qui retentissaient dans sa tête :

« C’est ma fille, Sire !... Cette sorcière, cette Myrtille, c’est ma fille ! Ma fille, comprenez-vous !... Je n’ai que son sourire au monde ! Je n’ai que le regard de ses yeux si doux ! Sire ! Sire ! C’est ma fille qu’on arrête ! C’est ma fille que vous allez livrer au bourreau !... »

Oui ! il criait cela en lui-même ! Et ses lèvres blanches ne proféraient qu’un murmure indistinct.

« Parlerez-vous, messire de Marigny ? » gronda Louis X.

Un suprême effort parvint à mettre une lueur de calme dans l’épouvantable agonie de cet esprit. Marigny leva sa tête blafarde vers le roi. Il leva ses mains tremblantes... Il allait parler !...

À ce moment, la porte s’ouvrit et l’huissier, d’une voix retentissante, annonça :

« Sa Majesté la reine !... »

D’un bond, Marigny fut debout. Son regard flamboyant se tourna vers Marguerite de Bourgogne, qui faisait son entrée, et, au fond de lui-même, il rugit ceci :

« Malédiction ! Dire cela devant la reine ! Impossible ! Devant la reine !... Devant la mère de Myrtille !... »

*

« Sire, balbutia Marigny, hagard, je voulais demander pardon à Votre Majesté de m’être follement emporté devant vous tout à l’heure...



– N’est-ce que cela, mon brave Marigny ? Eh ! oui, tu es pardonné ! d’autant que tu étais dans ton droit et que j’avais eu tort de soupçonner, non pas ta fidélité, mais ta vigilance. Qu’il n’en soit plus question. »

Et le roi, passant outre, s’avança vivement au-devant de la reine qui s’approchait, suivie de ses demoiselles d’atour. Haletant, le front baigné d’une sueur glacée, Marigny contemplait Marguerite de Bourgogne. Une pensée soudaine venait de se lever en lui.

Et dans cette tragique seconde, une aube d’espérance illumina ce cœur torturé !

« Marguerite ! Ô Marguerite ! murmura-t-il dans sa pensée éperdue. Je ne voulais pas te dire où est ta fille... notre fille... le fruit de nos jeunes amours !... Que de fois tu t’es traînée à mes pieds pour la voir !... Et moi, j’étais résolu à ne jamais te le dire, Marguerite ! J’avais peur ! Eh bien ! tu vas savoir ! Je vais te dire où est ta fille ! Car si Dieu même serait impuissant à sauver Myrtille, accusée de sortilège, Marguerite, tu la sauveras ! Car toi tu es la mère ! »

Et, ardemment, il se prit à écouter ce que Marguerite de Bourgogne disait au roi :

« Sire, j’ai appris l’affreux complot tramé par une sorcière contre les jours sacrés de Votre Majesté. Je viens prévenir le roi que j’ai résolu de passer la nuit en prières...

– Ah ! madame, s’écria Louis en baisant la main de la reine, jamais, il est vrai, je n’eus plus besoin de prières. Soyez donc remerciée et bénie, car si une voix peut de la terre s’élever jusqu’au Tout-Puissant, c’est la vôtre, madame.

– Je passerai donc la nuit entière dans mon oratoire. Désireuse de n’être dérangée en cette circonstance par qui ou quoi que ce soit, je serais reconnaissante à Votre Majesté de faire respecter mon recueillement.

– Allez, madame, dit le roi, profondément ému, je vais donner des ordres pour que nul, sous peine de mort, ne puisse approcher de la galerie de l’oratoire. »

La reine fit une de ces lentes, gracieuses et majestueuses révérences dont elle semblait seule avoir le secret. Puis, passant entre la double haie de seigneurs courbés, elle se retira de ce pas souple, fier et triomphant dont Vénus Astarté devait marcher sur les pentes de l’Olympe.

De sept ans plus âgée que Louis X, en plein épanouissement de la splendide beauté de sa trente-deuxième année, Marguerite semblait encore plus jeune que ses jeunes demoiselles d’atour, et il était impossible de rêver une plus souveraine harmonie de grâce juvénile et de magnificence plastique unies dans cette beauté.

Louis X la regarda disparaître avec un regard d’extase.

Puis, poussant un soupir :

« Allons boire, mes braves ! »

*

Une demi-heure se passa, au bout de laquelle Enguerrand de Marigny parvint à sortir de la salle des festins sans que le roi remarquât son départ.



Sans doute, le premier ministre connaissait les tours et détours de cet inextricable enchevêtrement de bastions, de cours, de ruelles, de ponts-levis, de couloirs qui était ce Louvre, dont le Louvre moderne ne peut donner aucune idée. Si magnifique et grandiose qu’il soit, le Louvre moderne n’est qu’un palais. Le vieux Louvre était une ville dans une ville. Le Louvre protégé de hautes et épaisses murailles, entouré d’un profond fossé plein d’eau, hérissé de tourelles menaçantes, enfermant dans sa vaste enceinte tout ce qui était nécessaire à l’existence de ses deux mille hôtes, depuis le moulin jusqu’à la boulangerie, le Louvre était un monde dans lequel nous aurons à promener le lecteur.

Ce monde, Marigny le connaissait.

Au lieu de se rendre à la galerie au fond de laquelle se trouvait l’oratoire de la reine, Marigny descendit, traversa plusieurs cours, parvint sur les derrières du bâtiment qu’il venait de quitter, monta un escalier, arriva devant une porte secrète, et, là, haletant, frappa trois coups.

Au bout de quelques minutes, la porte s’ouvrit et Marigny entra.

Il se trouvait dans les appartements privés de la reine !

Une femme d’un certain âge, – esquissons d’un trait cette figure que nous avons à peine entrevue et qui s’agitera dans notre récit : grande, forte, le visage comme immobilisé, les yeux sans expression, la physionomie glacée, cette femme devait souffrir de quelque mystérieuse et incurable douleur ; d’ordinaire, elle portait un masque de velours, ce qui n’avait alors rien d’étonnant ; elle était vêtue de noir comme si elle eût porté un deuil éternel ; – ce fut cette femme, donc, qui ouvrit à Marigny.

« Mabel, dit sourdement le premier ministre, je veux voir la reine !

– Impossible, la reine est en prières !

– Il s’agit de ma vie ! Mabel, va prévenir Marguerite qu’Enguerrand veut lui parler à l’instant ! Va donc, misérable femme ! »

Et comme la femme ne semblait pas disposée à obéir, Marigny bondit jusqu’à la porte, qu’il ouvrit violemment, traversa en courant plusieurs chambres, et pénétra enfin dans une pièce sévèrement décorée où il y avait un grand Christ au mur et un prie-Dieu au pied du Christ.

C’était l’oratoire de la reine.

Marigny jeta autour de lui un regard et étouffa un cri de terreur.

L’oratoire était vide !...

Alors, sans doute, il comprit ! Car il baissa la tête, ses bras retombèrent, et, chancelant comme un homme ivre, il revint à celle qu’il appelait Mabel.

« La reine n’est pas au Louvre ? bégaya-t-il.

– Non, dit froidement Mabel.

– Écoute. Regarde-moi. Tu sais qui je suis, ce que je suis, quels effroyables secrets je puis porter, quelle prodigieuse récompense je puis t’offrir. Maintenant, réponds : veux-tu me dire où est la reine ?

– Non », dit simplement Mabel.

Marigny, un instant, leva ses poings comme s’il allait écraser cette femme, puis, poussant un sourd gémissement, il s’enfuit, titubant, se heurtant aux murs, les mains aux oreilles comme pour ne pas entendre le cri qu’enfantait son imagination :

« Mon père, sauvez-moi du bourreau ! Mon père, sauvez-moi du bûcher ! »

Un dernier espoir restait pourtant à cet homme et surnageait dans cet esprit capable de lutter jusqu’au dernier souffle.

En quelques minutes, Marigny eut rejoint la salle des festins où le roi et ses seigneurs buvaient et devisaient joyeusement.

Marigny prit par le bras le capitaine des gardes, Hugues de Trencavel, et l’entraîna dans le cabinet royal.

Il était si pâle que Trencavel sentit son cœur frissonner sous sa cuirasse.

Marigny lui appuya les deux mains sur les épaules, plongea ses yeux dans ses yeux et dit :

« Trencavel, ma fortune se monte à vingt-cinq millions de livres d’or. J’ai complété le dernier million il y a huit jours. »

Somme fabuleuse pour l’époque, représentant environ cinquante millions de monnaie moderne et, en réalité, si on fait la transposition des mœurs et des nécessités de la vie, représentant le degré de fortune d’un de nos milliardaires actuels.

Trencavel ouvrit des yeux émerveillés et tordit sa grosse moustache.

« Par Satan, roi de l’or, messire ! vous êtes plus riche que dix rois.

– Trencavel, cette masse d’or énorme est rangée par sacs de cinquante mille livres chacun, bien soigneusement empilés au fond d’une cave, à trois minutes du Louvre... »

Le capitaine des gardes se mit à rire, tordit plus que jamais sa moustache et grommela :

« Que ne puis-je, saints anges, pénétrer dans cette bienheureuse cave, ne fût-ce qu’une minute, et moi qui ne possède pas dix écus vaillants, emporter sur mes épaules, ne fût-ce que l’un de ces merveilleux sacs !... »

Marigny se cramponna aux épaules du capitaine, y incrusta ses ongles, et gronda :

« Trencavel, fais-moi sortir du Louvre. Je te conduis à la cave. Je t’en donne les clefs. Tu viendras avec une charrette. Tu y chargeras autant d’or que tu pourras en une heure de temps. Mais fais-moi sortir de ce Louvre !... »

Le capitaine des gardes, d’une secousse, se débarrassa de l’étreinte de Marigny, recula de deux pas et dit :

« Je m’appelle Hugues de Trencavel, c’est-à-dire que je suis d’une famille où jamais la félonie n’est entrée ! J’ai fait serment d’obéissance au roi. En me proposant de désobéir à mon maître en une nuit où sa vie est en jeu, vous me proposez, messire, une félonie que dix caves remplies chacune d’autant de millions d’or qu’il y en a dans la vôtre seraient impuissantes à payer. Tout ce que je puis faire, de par l’admiration que m’inspire votre génie, c’est d’ensevelir à jamais dans le secret de ma conscience la honteuse proposition par laquelle vous m’avez voulu acheter comme un manant, comme une chose à l’encan. Adieu, messire !... »

Trencavel rentra dans la salle des festins en sifflant une marche guerrière.

Enguerrand de Marigny leva au ciel ses yeux sanglants, cria :

« Malédiction !... »

Et tomba tout d’une masse sur le plancher, vaincu, assommé !


VII



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