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Buridan le héros de la Tour de Nesle Beq michel Zévaco Buridan le héros de la Tour de Nesle


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Comment s’enrichit la société Buridan, Bigorne, Bourrasque et compagnie


Guillaume Bourrasque et Riquet Haudryot erraient sans but, tristes et le ventre creux. Tristesse et ventre vide sont généralement deux états qui s’accommodent assez bien ensemble. Depuis la bagarre du Pré-aux-Clercs, l’empereur et le roi n’osaient plus se montrer dans les rues, ni entrer chez eux, ni paraître dans le domaine de la Basoche ou dans l’empire de Galilée. Ces deux dignes compagnons éprouvaient pour la corde une répulsion qui n’a besoin d’aucun commentaire psychologique. Ils étaient persuadés que tous les agents du guet étaient à leurs trousses et peut-être n’avaient-ils pas tort.

Donc, réduits à la portion congrue, et pour parler net, affamés tels des renards pourchassés au fond des bois, ils allaient de gîte en gîte, de pâtée en pâtée.

Pâtée bien maigre, hélas ! gîtes incertains.

Ce soir-là, ils sortaient de certain cabaret dont l’hôte les connaissait assez intimement et avait consenti à les recevoir pendant deux heures. Malgré les supplications et les menaces, cet hôte n’avait pas voulu leur accorder plus longue hospitalité et les garder toute la nuit.

« Malepeste ! avait-il dit, on n’aurait qu’à se douter que vous êtes chez moi, je serais pendu haut et court dès l’aube prochaine.

– Mais songe, insista Haudryot, qu’il faut que tu fasses une fin, à la longue. Qu’est-ce que cela peut bien te faire de mourir dans ton lit ou au bout d’une corde ?

– Et puis, ajouta Guillaume Bourrasque, ce serait un honneur pour toi, pour ta femme et toute ta postérité que d’être pendu entre un roi et un empereur. »

L’hôte avait loyalement convenu de l’excellence de ces raisonnements, mais, par un entêtement que Riquet qualifia de blâmable et Guillaume d’inexplicable, il persista à ne vouloir mourir que dans son lit, et même il ajouta :

« Le plus tard possible ! »

Ce qui fit hausser les épaules de pitié aux deux compères.

Toutefois, et malgré l’ennui d’être à peu près assurés de coucher à la belle étoile, ils firent largement honneur aux boissons diverses que leur servit leur hôte sans exiger de rémunération, dans l’espoir secret de se débarrasser d’eux au plus vite, mais dans le but hautement proclamé de leur rendre un dernier service gratuit.

Lorsqu’ils eurent bu tout leur soûl, lorsqu’ils se furent laissé pousser dehors, Bourrasque et Haudryot se retrouvèrent donc dans la rue, comme le couvre-feu venait de sonner.

Pendant quelque temps, ils marchèrent silencieusement le long des ruelles sombres.

Puis, Riquet Haudryot s’arrêta tout à coup.

« Hein ! fit Guillaume Bourrasque en bondissant en arrière. As-tu vu le chevalier du guet ?

– Non ! dit Riquet. Je viens de me rappeler une chose importante. C’est que nous avons bu, si je ne m’abuse, trois mesures d’hypocras, deux d’hydromel, un grand pot de cervoise et deux cruchons de vin dont l’un était blanc et l’autre rouge.

– Agréable mélange.

– Je n’en disconviens pas. Mais si nous avons bu comme des outres, comme de vrais suppôts de Bacchus, dignes d’honorer ce grand dieu, nous n’avons rien mangé.

– Et alors ? fit Guillaume, intéressé par ce prologue.

– Alors, je ne sais si c’est le vin rouge ou le vin blanc, ou la cervoise peut-être, mais je me sens l’estomac creux comme si je faisais carême depuis plusieurs mois.

– Il est de fait que moi aussi j’ai faim. Mais quelle conclusion tires-tu de ces prémisses ?

– Par tous les saints ! J’en tire cette conclusion qu’il faut manger, compère !

– Oh ! voilà de la logique, dit Guillaume, et Buridan lui-même, qui est un maître en logique, ne trouverait rien à redire à cela.

– Que n’est-il là ! reprit au bout d’un instant le roi de la Basoche. Il saurait bien, lui, nous conduire dans les endroits où l’on mange.

– Et où l’on mange bien ! approuva l’empereur de Galilée. Te rappelles-tu le souper qu’il nous fit servir à la Fleur-de-Lys ?

– C’est-à-dire que je m’en lèche encore les babines, Guillaume.

– Mort et sang du Christ ! Je devine que ma faim, à ces souvenirs, se change en rage. Riquet, il est honteux que nous deux, nous, dis-je, empereur et roi, nous allions par les rues comme des chiens affamés.

– Même pas comme des chiens, rectifia piteusement Riquet. Car les chiens ont du flair et savent trouver quelque bon reste dont ils font pitance. »

Cette constatation fut ponctuée par un double soupir.

Puis les deux compagnons, plus affamés que jamais après cet entretien, qui avait fait miroiter à leur imagination de succulentes victuailles – autant que des victuailles peuvent miroiter, toutefois –, les deux compères, donc, se remirent en route, mornes, la tête basse, et cependant l’œil et l’oreille aux aguets.

« Tout cela, grommelait Bourrasque, par la faute de la damnée Marguerite !

– Ah ! si nous la tenions, la belle reine de France ! gronda Riquet.

– Que lui ferais-tu, voyons ?

– Je la condamnerais à jeûner, dit Riquet. Je l’enfermerais quelque part, je ne sais pas où, par exemple, mettons que ce serait à la Tour de Nesle. Je l’attacherais, je la lierais sur un escabeau. Puis, devant elle, à deux pas, je m’installerais à une table où se succéderaient des venaisons odorantes ; il y aurait, par exemple, quelque bon quartier de chevreuil rissolé dans le four !...

– Heu ! ce n’est pas mal, dit Bourrasque.

– Puis, continua Riquet enthousiasmé, je commanderais à l’hôte de m’apporter une oie rôtie, je dis l’oie tout entière et fourrée de marrons, ne t’en déplaise.

– Fourrée de marrons ! grogna Bourrasque, qui s’essuya les lèvres.

– Ensuite, reprit Riquet, viendrait une confiture escortée de poires tapées, puis une omelette bien fourrée de lardillons, puis un flan large, large, tiens ! comme la lune qui nous regarde et se moque de nous, la gueuse ! puis une poularde, puis...

– Arrête ! grommela Bourrasque. Laisse-moi digérer...

– Je dis un pâté d’anguilles, hurla Riquet, et si cela ne suffit pas, joignons-y une de ces fritures de petits goujons de Seine qu’on jette dans la poêle tout frétillants encore et que l’on croque, ham ! d’une seule croquée... »

Les deux compères s’entre-regardèrent, haletants, et, d’un même geste, serrèrent d’un cran la ceinture de cuir qu’ils portaient autour des reins...

Cette ceinture, serrée d’un cran, c’était, hélas ! leur souper pour ce soir-là.

« Crois-tu, reprit Riquet plus froidement, crois-tu que la reine Marguerite pourrait y résister ?... Quelle mort pour elle, qui doit aimer les morceaux friands ! Quelle vengeance pour nous, Guillaume !... Ah ! si Buridan était là !...

– C’est vrai. C’est lui qui nous a dit : Licitum est occidere reginam. Il est permis de tuer la reine... oui, mais il n’a pas dit s’il fallait la tuer par la faim...

– Nous mourons bien de faim, nous, dit Riquet. Et tu es empereur. Et je suis roi ! Donc, une reine peut très bien mourir de faim. La logique avant tout. »

En devisant de ces choses et autres, en cherchant à tromper la famine par des raisonnements sophistiqués, selon la mode de l’époque, en faisant mille détours et tours, les deux compères ne s’aperçurent pas que la nuit avançait.

Ils étaient arrivés place de Grève, sans s’en douter.

Là, ils s’arrêtèrent au pied du pilori, lourde construction qui s’élevait non loin des fourches patibulaires de la Grève : ici la potence, là, le monument d’exposition infamante.

Or, ce moment, c’était celui où Lancelot Bigorne, au fond de son cachot du Châtelet, avait avec Mabel une conversation dont on a vu les résultats.

Guillaume Bourrasque et Riquet Haudryot s’étaient assis à terre, adossés à la maçonnerie du pilori et regardant vers la Seine.

Ils se sentaient fatigués, lassitude de la marche, de la faim, du sommeil, inquiétude de sans-gîte... et, pourtant, ils ne voulaient pas s’endormir là.

L’endroit était dangereux, fréquenté par les patrouilles du guet.

Mélancoliquement, ils levèrent les yeux vers un pendu qui se balançait mollement au bout de sa corde, sous la grande poutre des fourches. La lune à la face narquoise éclairait ce tableau qu’encadraient les campaniles, les clochetons surgis de toutes parts des coins d’ombre.

« Il n’a plus faim, lui ! dit l’empereur en désignant le pendu.

– Ni soif ! ajouta le roi.

– Il a l’air d’être fort bien. Regarde comme cette brise venue de la Seine le pousse et le repousse doucement. Par les cornes de maître Capeluche, bourreau de cette ville, ce pendu jubile sûrement d’une secrète jubilation. Il rit, me semble-t-il...

– C’est pardieu vrai ! Il rit comme un bossu.

– Il est mieux que dans son lit.

– Après tout, Guillaume, peut-être n’est-ce pas une chose déplaisante que d’être pendu ?

– Heu !...

– Si nous essayions ?... »

Comme ils en étaient là de leur entretien fantastique et que vraiment la faim commençait à faire chavirer leurs cerveaux pris de vertige, Guillaume Bourrasque saisit la main de Riquet Haudryot et murmura :

« Silence ! on vient ! »

En effet, à ce moment débouchait sur la place, par l’encoignure du côté du fleuve, une troupe de huit à dix hommes qui s’arrêtèrent. L’un d’eux donna aux autres des explications ou des ordres, puis toute la troupe, moins celui qui venait de parler, fit demi-tour et se replia vers le Châtelet, de ce pas pesant et lourd qu’ont les gens d’armes en patrouille.

L’homme demeuré seul se dirigea paisiblement vers un logis situé en face de la maison aux piliers.

« Un bourgeois ! fit Riquet Haudryot.

– Riquet ! dit Guillaume.

– Quoi donc, compère ?

– Est-ce que l’escarcelle de ce digne bourgeois ne serait pas mieux à notre ceinture qu’à la sienne ?

– J’y pensais, compère !... »

D’un bond, l’empereur de Galilée et le roi de la Basoche furent debout. En quelques instants, ils eurent atteint le malheureux bourgeois qui, d’une voix ferme, cria :

« Au large !... »

Pour toute réponse, Guillaume et Riquet fondirent sur lui.

« À moi ! Au guet ! Au truand ! » hurla le bourgeois.

Mais déjà il se trouvait renversé sur le sol.

Guillaume Bourrasque le maintenait par les épaules et d’une main étouffait ses cris.

Pendant ce temps, Riquet Haudryot fouillait l’homme vivement. D’ailleurs, l’infortuné bourgeois, après avoir essayé de se défendre, perdit connaissance, soit de terreur, soit plutôt qu’il fût à demi étouffé par la pression que la main de Bourrasque exerçait sur sa bouche et celle que son genou exerçait sur sa poitrine.

Deux minutes se passèrent, au bout desquelles les deux assaillants s’enfuirent.

*

Aux cris de l’homme, une fenêtre du logis près duquel avait lieu cette attaque nocturne s’était ouverte ; un visage de femme effarée parut un instant. Puis, une porte s’ouvrit. Des lumières se montrèrent. Sept à huit serviteurs armés se précipitèrent dehors, suivis par deux femmes qui se penchèrent sur le bourgeois et s’écrièrent :



« C’est bien lui ! C’est bien mon pauvre mari !

– Mon pauvre père... »

Il y eut des cris, larmes, sanglots, jurons. Puis, le bourgeois fut transporté dans le logis et couché dans son lit, où sa femme et sa fille s’empressèrent à lui donner des soins.

Pour rassurer le lecteur sur le compte de ce digne bourgeois, nous ajouterons que les efforts des deux femmes devaient être couronnés de succès et que le lendemain, vers midi, l’homme à demi étouffé par Bourrasque et complètement dévalisé par Haudryot ouvrit les yeux, reprit sa connaissance.

Ajoutons aussi que le premier usage qu’il fit de la parole fut pour crier :

« Mes habits ! vite ! Mes habits ! »

On les lui donna. Il les fouilla fébrilement. Et ne trouvant pas sans doute ce qu’il cherchait, il poussa un terrible juron, rudoya sa fille, bouscula sa femme, battit ses valets, puis s’habilla. Puis il courut chez le trésorier de Sa Majesté la reine.

*

« Combien ? demanda Guillaume Bourrasque, tout en courrant.



– Heu ! de l’argent ! de l’or ! nous allons voir ça !

– Allons chez Noël-Jambes-Tortes, il nous ouvrira, lui. Courons chez Jambes-Tortes, nous pourrons compter ! »

Cinq minutes plus tard, les deux compères arrivèrent rue Tirevache, et du poing, du pied, du pommeau de leurs rapières, faisaient contre la porte un vacarme de tous les diables, vacarme auquel on était fort accoutumé dans cette ruelle plus que mal famée, car personne ne s’en émut.

« Ohé ! cabaretier de l’enfer ! tonnait Bourrasque.

– Ohé ! tavernier des tripes du diable ! rugissait Haudryot.

– Avez-vous de l’argent, mes maîtres ? fit une voix, en même temps qu’une tête grimaçante, éclairée par un lumignon fumeux, s’encadrait au châssis d’une étroite fenêtre.

– De l’argent ! ricanèrent les compères. De l’or ! De quoi nous emplir la panse ! De quoi faire gambiller tes jambes fourchues à la manière de Satan !

– C’est bon ! Je vais ouvrir », dit froidement Noël-Jambes-Tortes.

Bientôt on entendit à l’intérieur un bruit formidable de verrous tirés, de chaînes, de clefs, et enfin le nain apparut.

Le premier geste de Riquet fut de montrer sa main pleine de pièces d’argent et d’or.

« Holà ! Madelon ! vociféra alors le nain. Attends un peu, guenon ! Je vais t’apprendre à dormir, tandis qu’il y a ici deux braves gentilshommes qui ont faim et soif !

– Nous enrageons de faim, dit Guillaume.

– Nous avons l’enfer dans le gosier », ajouta Riquet.

Déjà ils avaient pris place à une table, tandis que Madelon, la servante, sortait tout ensommeillée du trou où elle couchait, et, aidée de son patron, allumait le feu et préparait un souper.

Lorsque la faim royale et impériale des deux compères fut apaisée, lorsque leur soif fut à peu près calmée, lorsqu’ils eurent payé Noël-Jambes-Tortes, lorsqu’ils eurent obtenu permission de dormir là sur leurs escabeaux, accotés à la table, ils comptèrent leur prise et se trouvèrent riches.

« De quoi festoyer pendant deux mois », dit Bourrasque.

Riquet serra l’argent et l’or dans un papier, où le tout se trouvait enveloppé.

« Qu’est-ce que ce parchemin ? demanda alors Guillaume.

– L’escarcelle du bourgeois. C’est là-dedans qu’il mettait ses économies. »

Et, machinalement, il déploya le parchemin.

« Tiens ! il y a quelque chose d’écrit... un pacte avec Satan, peut-être ?... Lis, Guillaume, moi, je n’y vois plus ; je ne sais si ce sont ces torches qui éclairent mal, ou ma vue qui s’éteint, quand j’ai trop bu... »

Guillaume saisit le papier et le parcourut rapidement.

Alors, soudain dégrisé, il pâlit, se pencha à l’oreille de Riquet et murmura :

« Sais-tu qui nous avons dévalisé ?

– Le diable en personne ?...

– Non !... Pis que cela !... Le prévôt de Paris. »

Ce papier, c’était le bon de deux cents écus d’or à la couronne signé par Marguerite de Bourgogne au nom de Jean de Précy, prévôt de Paris !...

Riquet Haudryot, hébété et quelque peu dégrisé, lui aussi, prit le parchemin et le lut à son tour.

« Hi han ! » fit-il.

Et il partit d’un éclat de rire fantastique auquel il mêla des hi han ! retentissants.

Guillaume, après le premier moment de stupeur et aussi de peur que lui avait causé sa découverte, fut secoué par un rire qui fit trembler les pots d’étain. Les deux compères, en face l’un de l’autre, le parchemin entre eux, sur la table, se tordaient sur leurs escabeaux, sous l’effet de ce rire qui les faisait pleurer, les faces congestionnées, les yeux rouges, les panses agitées, les poings tapés sur la table.

Noël-Jambes-Tortes et Madelon accoururent.

« Silence ! gronda le nain. Il y a là-haut quatre gentilshommes qui veulent dormir et qui n’ont pas besoin que le guet soit attiré par ici.

– Même, ajouta Madelon, qu’ils viennent d’arriver et que je les ai fait entrer par la petite allée, vu que je ne voulais pas déranger messires Bourrasque et Haudryot dans leur agape.

– Hi han ! hurla Riquet, dont le rire tournait à l’épilepsie.

– Mais, par mille futailles de...

– Hi han ! interrompit Guillaume en s’assenant de formidables coups sur les genoux.

– Mais qu’est-ce que c’est ? rugit Noël-Jambes-Tortes, affolé par ce rire infernal.

– Oui ! De quoi qu’il retourne ? fit Madelon, que gagna la contagion et qui éclata d’un rire fou.

– Sais-tu de quel argent nous t’avons payé, hi han ! fit Riquet.

– Tripes du diable ! l’argent n’a pas d’odeur, qu’importe d’où il vient !

– Oui ! mais celui-là ! hi han ! dit Guillaume.

– Eh bien, celui-là ?

– C’est l’argent d’un bourgeois dévalisé, hi han ! Et ce bourgeois dévalisé par nous, hi han ! hi han ! c’est le prévôt de Paris ! Hi han !

– Messire Jean de Précy !

– Hi han !... »

Pour le coup, le nain éclata à son tour. Et ce fut alors un quatuor effrayant de rires dont il sembla que toute la truanderie fût secouée. Et il est certain que, le lendemain, toute la truanderie éclata de rire, et que ce rire ensuite gagna tout Paris, quand on sut que messire Jean de Précy, chef suprême du guet et du contre-guet, chargé d’arrêter les tire-laine, voleurs, truands et mauvais garçons, avait été dévalisé, dépouillé sur le seuil même de son logis, en place de Grève.

Pour le moment, Bourrasque, Madelon, Haudryot, Noël-Jambes-Tortes, pêle-mêle, appuyés les uns sur les autres, riaient à ventre secoué de spasmes et finalement, en chœur, ils poussèrent un effrayant hi han !...

« Hi han ! » répondit une voix forte du fond du boyau où commençait l’escalier de bois qui, parti de l’allée latérale, montait à l’étage supérieur.

Les quatre rires s’arrêtèrent instantanément.

Les quatre visages se tournèrent vers le boyau.

Et l’on vit apparaître un homme qui, les yeux émerveillés, contemplait ce spectacle joyeux.

« Tiens fit Riquet, Lancelot Bigorne !

– Ce n’était pas la peine, grogna Noël-Jambes-Tortes, déjà revenu à sa mauvaise humeur habituelle, ce n’était pas la peine de tant me recommander de dire qu’on ne t’avait pas vu depuis huit jours, puisque tu te montres !

– Oui, fit Bigorne en s’avançant, mais ceux-ci sont des amis. »

Sans façon, Bigorne saisit un gobelet, vint s’asseoir à la table de l’empereur et du roi, se versa une rasade, et alors les explications commencèrent.

Guillaume et Riquet racontèrent ce qui leur était advenu pendant ces heures où ils avaient erré à l’aventure, assoiffés et affamés, jusqu’au moment de la bienheureuse rencontre du bourgeois qui s’était trouvé être le prévôt de Paris.

« C’est le pendu qui nous a porté bonheur, ajouta Riquet.

– Oui, par la saint Dieu, le pendu de la place de Grève. Il riait comme un bossu, n’est-ce pas, Guillaume ? C’était présage de rire et de bombance. »

Lancelot ne dit rien de ses propres aventures et se contenta de raconter que, depuis la bagarre du Pré-aux-Clercs, il se terrait au fond de la truanderie.

« Mais qu’allez-vous faire de ce papier ? reprit-il, quand ces héros l’eurent mis au courant de leurs diverses odyssées.

Les deux compères furent interdits et pâlirent.

Car ce papier, si on le retrouvait sur eux, ce n’était plus un bon sur le Trésor, mais un bon pour la torture en bonne et due forme. Or, ils avaient bien assez d’avoir à redouter le gibet sans y joindre encore la question, les os rompus à coups de maillet, les ongles arrachés à coups de pinces.

« Brûlons-le ! s’écrièrent-ils d’une seule voix.

– Je m’en charge ! » fit Bigorne.

En même temps, il saisit le parchemin, le plia et le fit disparaître.

Puis il reprit le chemin de l’escalier ; bientôt, dans cette salle basse, le silence régna ; Guillaume et Riquet, fatigués de victuailles et de beuverie, s’endormirent accotés à la table, et alors, au lieu des rires, ce furent les ronflements qui firent trembler et tinter les gobelets.

*

Le lendemain matin, comme nous l’avons dit, Buridan, Philippe et Gautier d’Aulnay s’étaient retrouvés dans une mauvaise auberge de la truanderie où Bigorne les avait menés. Cette auberge n’était autre que celle que tenait le sieur Noël, dit Jambes-Tortes, et où les gens qui se trouvaient en délicatesse avec le guet étaient assurés de trouver – moyennant honnête rétribution – une hospitalité sinon luxueuse, du moins exempte de soucis.



« Messire Buridan, fit Bigorne, avez-vous de l’argent ?

– De l’argent ? Ne t’ai-je pas dit l’autre soir que j’étais ruiné ?

– Et vous, messires d’Aulnay ? »

Philippe et Gautier d’Aulnay se fouillèrent et à deux parvinrent à compléter un pécule qui, sans doute, parut suffisant à Lancelot Bigorne.

« C’est le fond de notre escarcelle, dit Philippe. Nous sommes également ruinés.

– Il faudra que l’hôte s’en contente, grogna Gautier, persuadé qu’il s’agissait de payer la dépense.

– Il s’en contentera, dit Bigorne qui se dirigea vers la porte.

– Il s’agit maintenant, reprit alors Buridan, de tenir conseil et de régler notre situation. Sans argent, vaincus, pourchassés, nous avons devant nous trois redoutables ennemis qui nous veulent la male mort et contre lesquels nous devons prendre une décision suprême ; d’abord, le comte de Valois. »

Bigorne tressaillit et s’arrêta net sur le pas de la porte.

« Ensuite, poursuivit Buridan, la reine, qui vous étranglerait de ses mains si elle pouvait.

– Celle que j’aime ! murmura Philippe en pâlissant. Oh ! Buridan...

– Oui, mon brave Philippe. Et enfin, Enguerrand de Marigny, j’ajoute le père de celle que j’aime, moi ! Mais celui qui a tué votre père, votre mère, à vous ! Celui que vous tuerez sûrement !

– Je m’en charge ! gronda Gautier.

– Bon ! continua Buridan. C’est donc pour cela, Philippe, c’est parce que Marigny que vous voulez tuer est le père de celle que j’aime, c’est parce que je veux tuer, moi, la reine que vous aimez, c’est pour ces raisons que notre situation est épineuse, et qu’il faut nous expliquer. Cette situation n’est claire que vis-à-vis d’un seul homme : Charles, comte de Valois ! Et celui-là, je m’en charge ! »

Bigorne jeta un étrange regard sur Buridan et murmura :

« Le comte de Valois ! Son père !... »

Et cette fois, il descendit, tandis que les trois amis tenaient conseil.

*

Lancelot Bigorne se rendit tout droit chez un fripier de la truanderie, honorable commerçant qu’il connaissait de longue date.



Il prononça quelques mots à l’oreille du fripier et lui mit dans la main tout ce que Philippe et Gautier d’Aulnay réunis avaient pu tirer de leurs deux escarcelles.

La boutique du fripier était encombrée de vêtements de bourgeois et d’artisans, et même de gentilshommes : manteaux, hauts-de-chausses, capes, justaucorps, la collection était complète.

Mais sans doute rien de tout cela ne faisait l’affaire de Bigorne, car, au bout d’un instant, le fripier l’emmena dans une arrière-boutique où on entrait par une porte à secret.

Là se trouvaient des armes de toutes sortes : arcs, arbalètes, lances, masses, épées, dagues, hallebardes, de quoi armer une compagnie, et aussi de quoi l’équiper et l’habiller.

Car aux murs pendaient des costumes complets de hallebardiers, de gens d’armes, à l’écusson de Valois, à l’écusson de Marigny et même à l’écusson royal.

Ce fut là que Bigorne fit son choix.

Quand il sortit, il était transformé en archer du guet de la ville.

Retenue en travers des épaules par un baudrier, il portait une ample sacoche de cuir.

Lancelot se dirigea vers le Louvre, et ce ne fut pas sans un frémissement intérieur qu’il gagna la grosse tour au premier étage de laquelle se trouvait la trésorerie générale.

Après que, grâce à son costume, il eut franchi le cordon des sentinelles, lorsqu’il eut été introduit dans une vaste pièce où douze archers royaux montaient la garde. Lancelot Bigorne se trouva enfin en présence d’un personnage auquel, de son air le plus niais, il dit simplement :

« Je viens chercher nos deux cents écus d’or... »

Le trésorier sursauta sur son fauteuil et se mit à rire.

« Pour qui ça, les deux cents écus d’or ?

– Mais pour messire Jean de Précy, notre prévôt. »

Le trésorier devint grave.

Il comprit alors qu’il s’agissait de choses sérieuses.

« Même, ajouta Bigorne, qu’il est dans son lit, retenu par une mauvaise fièvre quartaine, et qu’il m’a fait appeler dans sa chambre et qu’il m’a dit :

« – Lancelot (c’est moi qui suis Lancelot), tu vois cette sacoche ?

« – Oui, messire.

« – Prends-la et te la mets autour du cou.

« – C’est fait, messire.

« – Bon ! Maintenant, va-t’en chez le trésorier de Sa Majesté la reine, et dis-lui de te remettre mes deux cents écus d’or, vu que j’en ai besoin aujourd’hui même. »

Comme le trésorier demeurait interloqué, Bigorne, de l’air d’un homme qui se souvient soudain, se frappa le front et ajouta :

« J’oubliais que messire Jean de Précy m’a donné un écrit pour votre seigneurie. C’est sans doute pour vous souhaiter le bonjour... le voici. »

Bigorne fouilla dans la sacoche, en tira le parchemin qui, dans la nuit, était tombé aux mains de Guillaume Bourrasque et de Riquet Haudryot et le tendit au trésorier qui le lut, le relut, puis se leva et disparut dans une pièce voisine.

L’attente fut longue.

Une heure s’écoula, puis une autre, puis une troisième.

Lancelot commençait à sentir une sueur froide perler à son front.

Mais il avait bien tort de s’inquiéter, le brave Lancelot. Pareil à tous les bureaucrates du passé, du présent et de l’avenir, le trésorier témoignait simplement de la supériorité de sa position sociale en faisant attendre l’archer de M. le prévôt, ce qui, dans son idée, devait inspirer une grande considération audit prévôt.

Enfin Bigorne vit arriver un homme, une sorte de commis, qui l’engagea à le suivre, lui fit monter un escalier et l’introduisit dans une pièce voûtée où sur une table il vit diverses piles d’or et d’argent.

Bigorne ouvrit des yeux effrayants.

« Tu diras à ton maître, fit cet homme, que nous n’avons que cinquante écus d’or à la couronne.

« Le reste de la somme est en argent qu’il faudra bien qu’il accepte, tout prévôt qu’il est.

– Messire Jean de Précy a dit deux cents écus d’or à la couronne.

– Bon ! bon ! fit l’homme. Ça revient au même, mon brave, la somme y est. »

Et il commença à entasser dans la sacoche de Bigorne les écus d’or et les écus d’argent.

Puis cette sacoche, il la referma lui-même et ajouta :

« Maintenant, décampe ! »

C’était précisément ce que demandait Bigorne qui, pendant toute cette opération, s’était attendu à voir les voûtes lui tomber sur la tête, les dalles s’ouvrir sous lui, ou tout autre catastrophe pareille. Il partit donc, en se contraignant, dans un dernier effort qui, sans doute, était sublime, à marcher d’un pas paisible.

Lorsqu’il atteignit la porte, lorsqu’il eut atteint le pont-levis, lorsqu’il posa enfin le pied sur la chaussée bourbeuse de la rue, le digne Bigorne se sentit presque défaillir.

Et par ce sentiment qui pousse le naufragé en sûreté sur la côte à contempler avidement l’océan qui a failli l’engloutir, il se retourna et, hébété de stupeur et de joie, jeta un long regard sur la grosse tour du Louvre.

« Oui, gronda-t-il. Cela est vrai ? Je n’ai pas rêvé ? C’est bien moi qui sort d’ici ? Cette sacoche contient bien la valeur de deux cents écus d’or1 ? Oui !... Mais dois-je quelque chose sur cette prise au curé de Saint-Eustache ?... En conscience, non ! Car la prise n’est pas de mon fait, et si je... »

Une formidable bousculade, un coup terrible entre les épaules interrompit Bigorne, qui faillit culbuter dans le fossé plein d’eau.

En même temps, une voix furieuse vociférait :

« Ôte-toi de mon chemin, imbécile ! »

Et quelque chose, quelqu’un passa comme l’ouragan, franchit d’un bond le pont-levis et s’engouffra sous la porte, mais pas si vite pourtant que Lancelot Bigorne n’eût eu le temps de reconnaître ce quelqu’un !

« Le prévôt ! » murmura-t-il en s’empressant alors de détaler.

C’était, en effet, Jean de Précy qui, ayant constaté la disparition de son bon de deux cents écus d’or, accourait chez le trésorier pour le prévenir.

« Trop tard ! » songea Bigorne en allongeant les jambes.

Une demi-heure plus tard, Bigorne, ayant repris ses habits chez le fripier de la truanderie, en ne conservant que la sacoche, fit son entrée dans le cabaret de Noël-Jambes-Tortes, où il trouva Guillaume Bourrasque et Riquet Haudryot, qui se remettaient de leurs émotions nocturnes par un plantureux dîner.

Bigorne leur fit signe de le suivre.

Tous trois parvinrent dans la mauvaise chambre où Buridan et les d’Aulnay s’étaient réfugiés.

« Messire Buridan, fit Bigorne en entrant, je vous amène du renfort en hommes (et il démasqua l’empereur et le roi) et en argent ! » ajouta-t-il.

Et il commença à aligner sur la table des piles d’or et d’argent.


XXXVI



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