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Buridan le héros de la Tour de Nesle Beq michel Zévaco Buridan le héros de la Tour de Nesle


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Buridan


Maintenant que nous avons raconté comment les deux frères avaient passé leur soirée, il nous faut de toute nécessité dire comment Buridan avait passé la sienne. En quittant l’hôtel d’Aulnay et la rue Froidmantel, Buridan s’était dirigé vers la Halle. Il songeait au singulier rendez-vous que venait de lui donner cette femme inconnue. Il était à peu près décidé d’ailleurs à ne pas se rendre à la Tour de Nesle. Non qu’il eût des soupçons bien précis contre cette personne qui se disait ennemie d’Enguerrand de Marigny, mais il avait d’autres affaires en tête.

« Il faut, se disait-il en marchant à grands pas, que, dès ce soir, j’aie tout réglé, afin que ma journée de demain soit libre. Si donc j’en ai fini à temps, j’irai à la Tour de Nesle, ne fût-ce que pour connaître l’ennemi de mon ennemi. Mais il est probable que je n’aurai pas terminé avant minuit. Tant pis ! je n’irai pas... Demain ! ajouta-t-il avec un soupir. Que me réserve demain ? Ma chère Myrtille m’annoncera-t-elle que son père, le digne Claude Lescot, consent à mon bonheur ?... Tu verras, mon pauvre Buridan, que tu n’auras pas de chance, car tu es né sous une mauvaise étoile, au dire de cette sorcière qui l’a lu un jour dans ta main... comment s’appelle-t-elle donc déjà ? Mabel !... Oui, c’est cela... »

Comme il débouchait devant le pilori de la Halle et qu’il monologuait ainsi selon l’immémoriale habitude des amoureux en particulier et en général de toute personne qui au théâtre ou dans un roman éprouve le besoin de faire connaître au public ce qu’il pense, comme il se disait, donc, ces choses assez tristes qui démentaient pourtant un secret espoir, un homme tout à coup lui barra le passage en disant :

« Joie, honneur et prospérité à messire Jean Buridan !... J’ai l’honneur de vous saluer bien humblement, mon gentilhomme, et de vous offrir mes vœux les plus sincères. »

L’homme était vêtu de haillons, coiffé d’un feutre en bataille, couvert d’un vaste manteau troué, frangé, que relevait par derrière une immense rapière.

« Or çà ! grommela Buridan, c’est donc la soirée aux rencontres de gens qui me connaissent et que je ne connais pas ? Qui es-tu ?

– Est-ce mon nom ou mon état que vous voulez savoir ?

– Ton nom, d’abord.

– Lancelot Bigorne.

– Beau nom. Ton état, maintenant.

– Condamné à mort.

– Tu dis ?

– Je dis condamné à être pendu la hart au col et, muni de cette belle cravate de chanvre, à m’agiter dans le vide jusqu’à ce que la mort s’ensuive. Même que c’est aujourd’hui, ce matin, que je devais avoir l’insigne honneur d’étrenner le gibet de Montfaucon.

– Ah ! ah !... Je te reconnais, à présent. C’est toi qui devais être pendu en présence du roi et qui a eu, en te sauvant, l’indélicatesse de priver Sa Majesté de cet amusant spectacle.

– Comme vous dites, messire ! s’écria Lancelot Bigorne, enchanté de cette plaisanterie macabre. On ne m’avait pas menti en m’assurant que Buridan était un joyeux compagnon...

– Et que me veux-tu ? Qu’as-tu à me dire ?

– J’ai à vous dire que j’ai mille choses à vous dire, et que si vous consentez à m’écouter, je crois que vous n’aurez pas lieu de vous en repentir... Un mot, continua cet homme d’un ton soudain plus grave. Ce matin, c’est grâce à vous que j’ai pu me sauver. Et ensuite, lorsque vous couriez après le char, tandis qu’on me poursuivait, vous avez trouvé le moyen de renverser du poitrail de votre cheval...

– Ceux qui te voulaient pendre ? Ma foi, je ne l’ai pas fait exprès.

– Hum ! Faut-il vous croire ?... Peu importe, après tout ! Je vous dois la vie, voilà ce qui est clair. Ce qui est également sûr, c’est que Lancelot Bigorne n’oublie jamais ni une injure, ni un bienfait. Maintenant, seigneur Buridan, si vous voulez me faire savoir où et quand je pourrai vous parler...

– Quand ?... Eh bien ! quand tu voudras. Où ?... Rue Saint-Denis. Connais-tu l’enseigne des Rois-Mages ?... Oui ?... Eh bien, la maison à côté des Rois-Mages appartient à la dame Chopinel, personne mûre, respectable, vénérable entre toutes et que je vénère vu qu’elle me loge sans que je lui paye de loyer. C’est là que tu me trouveras. »

Lancelot Bigorne salua profondément et disparut au coin d’une ruelle, tandis que Buridan, sans plus songer à cette singulière rencontre, poursuivait son chemin et s’en allait vers la place de Grève.

Là, en face la maison aux piliers où se réunissaient les échevins, entre le pilori de Grève où l’on exposait les blasphémateurs et le gibet de Grève où on pendait un peu tous les jours, là, disons-nous, au-dessus de la porte à vitraux d’une maison de belle apparence, une enseigne énorme se balançait au vent qui venait de la Seine. Cette enseigne représentait une fleur de lis. Et cette maison, c’était l’auberge de la Fleur-de-Lys, très convenablement achalandée, hantée surtout par les jeunes gentilshommes, les écoliers riches et les chercheurs d’aventures.

Buridan traversa sans s’y arrêter la grande salle, remplie de buveurs jouant aux dés. À ce moment, le patron de l’établissement criait d’une voix enrouée : « Voici le couvre-feu !... Dehors, mes gentilshommes ! Dehors, mes braves écoliers ! Dehors, mes bons clients !

– Que la peste t’étouffe !

– Que la fièvre maligne te fasse grelotter jusqu’à crevaison !

– Que messire Satan te réserve sa plus bouillante chaudière ! »

Tels furent les hurlements qui, accompagnés d’autres aménités, accueillirent l’ultimatum du patron ; mais, en somme, et tout en enrageant, on obéissait et la foule s’écoulait peu à peu.

Buridan jugea sans doute que les ordonnances relatives au couvre-feu ne le concernaient pas, car, ayant traversé, comme nous l’avons dit, la grande salle de l’auberge, il pénétra dans un cabinet retiré où deux hommes, qui avaient l’air de mener joyeuse vie, étaient attablés devant les restes d’une volaille, devant un flanc intact encore, devant d’innombrables flacons déjà vides et deux ou trois derniers encore pleins.

« Salut à Jean Buridan ! crièrent les deux hommes en agitant leurs gobelets.

– Salut à Riquet Haudryot, roi de la Basoche ! Salut à Guillaume Bourrasque, empereur de Galilée !... Eh bien, mes braves, vous a-t-on bien traités ? Avez-vous bu et mangé votre soûl ?

– Tes ordres, Buridan, fit Guillaume Bourrasque, ont été exécutés de point en point par le digne patron de céans... nous sommes pleins comme des boudins à la Noël...

– Oui, ajouta Riquet Haudryot, mais Buridan n’est pas venu partager le dîner qu’il nous a offert, le meilleur que j’aie fait depuis la dernière fête des fous. Il n’y a plus rien à manger...

– Mais il reste à boire, dit Bourrasque. Bois, Buridan, bois, mon vieux frère... à ta santé, tiens ! »

Buridan jeta sur les deux ivrognes l’éclair de ses yeux gris et murmura :

« Les voilà à point pour les grandes résolutions ! »

Et ayant vidé d’un trait le gobelet qu’on venait de lui remplir, il s’accouda à la table et dit :

« Maintenant, écoutez-moi...

– Attends, bredouilla Riquet Haudryot, attends que de ce flan j’aie fait trois parts fraternelles, c’est-à-dire égales, car le principe de la fraternité, c’est l’égalité... c’est écrit en toutes lettres dans Aristote...

– Bah ! ricana Guillaume Bourrasque, tu crois qu’Aristote... »

Le reste se perdit dans un gloussement qui devait être un éclat de rire.

C’étaient deux graves et importants personnages que ces deux suppôts de Bacchus.

L’un était roi de la Basoche.

L’autre, empereur de Galilée.

Le lecteur aurait tort de croire que c’étaient là les titres dérisoires de chimériques royaumes et d’empires de fantaisie. On ne tardera pas à voir quelles puissantes associations c’étaient que le royaume de Basoche et l’empire de Galilée. Pour le moment, contentons-nous de dire que ces titres flamboyants étaient des plus authentiques, puisque le roi de France les reconnaissait tels, puisqu’il a fallu des siècles à la monarchie de France pour détruire les monarchies de Basoche et de Galilée, puisqu’enfin les deux corporations étaient armées de redoutables privilèges et que leurs chefs jouissaient d’une autorité qui put balancer celle du prévôt de Paris, des évêques et de l’Université !

Pour le quart d’heure, ces deux monarques auxquels, comme on vient de le voir, Buridan avait payé une bombance, étaient ivres de vin, ivres de dispute philosophique, ivres d’attendrissement.

Guillaume Bourrasque, en dépit de son nom tempétueux, était généralement un homme de paisible apparence, gros, gras, fleuri, paraissant toujours plongé en de profondes réflexions, surtout à l’heure où il digérait un bon dîner, réflexions qui devaient être le plus souvent couleur de rose, car, d’habitude, un sourire de béatitude errait sur ses lèvres lippues.

Riquet Haudryot, bien que plus maigre, plus sec, plus nerveux d’allure, ne donnait pas, comme on disait alors, sa part aux chiens – expression qui s’est maintenue jusqu’à nos jours depuis l’époque lointaine où les chiens errants pullulaient dans les rues. Tout comme son ami Bourrasque, Haudryot aimait les fins morceaux et prisait à sa juste valeur un pot d’hypocras. Il prenait moins de ventre, voilà tout, et il était d’un tempérament plus inquiet.

Tels étaient les deux personnages à qui, en cette mémorable soirée, Buridan vint raconter des choses mystérieuses, dans ce cabinet retiré au fond de l’auberge dont la devanture, depuis longtemps, était fermée.

Quelles étaient ces choses mystérieuses ? Quelles étaient ces grandes résolutions dont avait parlé Buridan ?

C’est ce que nous ne tarderons pas à savoir.

Pour le moment, entraînés par notre récit et désireux de laisser aux événements leur ordre chronologique, nous nous abstiendrons d’écouter ce qu’écoutaient si attentivement le roi de la Basoche et l’empereur de Galilée.

Mais ce n’est pas une raison pour abandonner Buridan et les deux compères.

Nous proposons au lecteur d’imaginer – on peut toujours imaginer ce qu’on veut –, de se figurer donc, qu’il a, en notre compagnie, vidé à petits coups une pinte d’hydromel dans la grande salle où ronfle sur un escabeau le patron de l’auberge, tandis que Buridan, Haudryot et Bourrasque s’entretiennent dans le cabinet.

Ce cabinet finit par s’ouvrir.

Buridan apparut, suivi de l’empereur et du roi, qui se prêtaient un mutuel appui.

Il réveilla l’hôte, lui paya la dépense, et la porte extérieure ayant été entrebâillée, le roi, l’empereur et l’aventurier sortirent, salués jusqu’à terre par le patron de la Fleur-de-Lys.

À ce moment, le veilleur de nuit, son falot à la main, passait lentement le long des piliers qui soutenaient la maison des échevins et qui découpaient bizarrement dans la nuit leurs silhouettes fantastiques.

Et le veilleur, de sa voix grave et prolongée, cria dans le profond silence :

« Il est onze heures ! Parisiens, dormez en paix ! Tout est tranquille !... »

Comme pour démentir cette bonne assurance que le veilleur donnait aux bourgeois enfoncés sous les courtines de leurs lits, des ombres grouillaient aux coins des ruelles, des éclairs d’acier parfois luisaient au fond des ténèbres, et tout à coup, des plaintes lointaines, des cris de terreur fusaient dans le silence.

« Au meurtre ! Au feu ! Au truand !... »

Clameurs de rares passants attaqués et dépouillés jusqu’à la chemise, sans que nul, d’ailleurs, s’en inquiétât, pas même le guet dont, parfois, les patrouilles de dix hommes, commandées par un dizainier, passaient d’un pas alourdi par le sommeil et les armures.

« Adieu, mes chers amis ! » dit Buridan, qui s’arrêta non loin du Louvre.

Le roi de la Basoche le saisit par le bras gauche et l’empereur de Galilée par le bras droit :

« Comment, adieu ? sanglota Guillaume Bourrasque. Ne nous séparons plus, Buridan !... Buridan, ne m’abandonne pas au moment où j’ai si soif...

– Soif ? bégaya Riquet Haudryot en pouffant de rire. Et faim, donc !... Buridan, tu as dit que nous passerions la nuit ensemble. J’ai faim, moi !

– On a crié onze heures depuis plus d’une demi-heure. Il est temps de dormir... »

Les deux Majestés eurent une protestation indignée.

Buridan s’assit sur une borne cavalière qui faisait l’angle d’une rue et se croisa les bras.

« Buridan est ivre, dit Guillaume Bourrasque.

– Il ne peut plus mettre un pas devant l’autre, ajouta Riquet Haudryot.

– Mes chers amis, dit Buridan, laissez-moi dormir. Tenez, voici un écu pour chacun, mais, au nom de saint Laurent, qui dormit sur un gril, laissez-moi me coucher ici !

– Buridan, fit le roi de la Basoche, tu n’as donc pas soif ?

– Moi ? C’est-à-dire que j’ai l’enfer dans le gosier.

– Buridan, fit l’empereur de Galilée, tu n’as donc pas faim ?

– Moi ? C’est-à-dire que j’enrage et que, tout à l’heure, Riquet, je vais te mordre.

– D’où j’infère... commença Guillaume.

– D’où j’infère que j’ai également faim et soif ! interrompit Buridan.

– En ce cas, bredouilla Riquet Haudryot, puisque tu as si faim, viens-t’en rue des Oies1, au Coupe-Gueule ; on y mange des oies bardées de lard, fourrées de marrons, rissolantes de graisse mordorée.

– Non ! grogna Guillaume Bourrasque, puisqu’il a si soif, il faut qu’il s’en vienne au Franc-Cornet, où l’on boit des vins blancs qui moussent, pétillent et chantent la gloire du divin Bacchus...

– Écoutez, mes chers amis, écoutez ! s’écria Buridan. Toi, Riquet, dis-moi à quelle distance nous sommes du Coupe-Gueule, où l’on mange si bien ?

– À trois cents toises, par ici !

– Et toi, Guillaume, dis-moi à quelle distance nous sommes du Franc-Cornet, où l’on boit de si joli vin ?

– À trois cents toises, par là !

– Bene !... J’infère de là que nous sommes à égale distance de la mangeaille et de la buverie ?

– C’est vrai ! s’écrièrent les deux Majestés.

– Bene !... reprit Buridan. Et maintenant, supposez que je sois un âne...

– Un âne !... Toi ! firent avec stupeur Guillaume et Riquet.

– Oui. Un âne à longues oreilles, à jambes en fuseau, à queue pelée, un âne enfin ! Il y a des hommes qui sont des lions, d’autres qui sont des tigres, d’autres des loups... moi, il me plaît d’être un âne. Et maintenant, confrères, supposez que cet âne a également faim et soif. Supposez qu’il est placé à égale distance d’un picotin d’avoine et d’un seau d’eau fraîche... Que fera-t-il, Guillaume Bourrasque ?

– Pardieu ! il ira droit au seau, surtout si on remplace l’eau par du vin.

– Et toi, Riquet Haudryot, qu’en dis-tu ?

– Pardieu ! il ira droit au picotin, surtout si on remplace l’avoine par quelque volaille...

– Vous errez, compères ! dit Buridan. Car l’âne ayant aussi soif que faim et aussi faim que soif, l’âne également sollicité par le seau d’eau et par le picotin d’avoine, eh bien, cet âne ne pourra ni manger ni boire ! Car s’il se dirige vers l’eau, la faim le tirera vers l’avoine, et s’il veut aller au picotin, la soif le tirera vers le seau. Donc, il devra mourir de soif et de faim sur place. J’ai dit.

– Ivre ! bégayèrent les Majestés. Il est ivre mort !

– Je dis, continua Buridan, que sollicité également par les poulardes du Coupe-Gueule et par le vin clair du Franc-Cornet, je dis que me trouvant à égale distance de l’un et de l’autre, je ne puis plus bouger d’ici. Adieu, compères !... »

Et Buridan, se couchant contre la borne, se mit à ronfler.

« Adieu donc, fit Riquet Haudryot, ahuri par la logique de Buridan, je m’en vais au Franc-Cornet boire ton écu, adieu ! »

Le roi de la Basoche et l’empereur de Galilée, après un dernier regard jeté sur Buridan endormi, après un dernier hochement de tête, s’éloignèrent chacun de son côté, mais également titubants et maugréant des lambeaux de pensée où l’âne de Buridan jouait un rôle extravagant.

À peine furent-ils à vingt pas, que Buridan se mit debout, plus leste que jamais, et s’éloigna, lui aussi, mais sans tituber le moins du monde.

« Au diable les ivrognes ! murmura-t-il, en se hâtant. J’ai cru que je ne m’en débarrasserais pas de la nuit. Et pourtant, je veux voir si, par hasard, mon homme de la Tour de Nesle ne m’aurait pas attendu... Après tout, je ne suis en retard que d’une heure et demie... On dit que le roi Philippe, père de notre Sire, arriva à Mons-en-Puelle avec deux heures de retard, ce qui ne l’empêcha pas de gagner la bataille... »

Secrètement fier de s’être comparé à Philippe le Bel et d’avoir une demi-heure d’avance sur ce monarque, Buridan arriva sur la berge de la Seine, non loin de la grosse Tour du Louvre, laquelle faisait presque vis-à-vis à la Tour de Nesle.

« Les fenêtres sont éclairées ! fit-il en tressaillant. C’est donc que je suis attendu ? »

Au loin, très loin, la voix du veilleur s’éleva :

« Parisiens, il est minuit !... »

Buridan s’avança jusqu’au bord de l’eau, dont les petites vagues bruissaient sur le sable. Là, quelques pieux solides étaient plantés en terre. À chacun de ces pieux était attachée une chaînette de fer, et au bout de chaque chaîne une barque.

Sans plus de réflexions, Buridan détacha le premier venu de ces esquifs, sauta dedans et se mit à ramer, ou plutôt à godiller, comme c’était l’habitude des mariniers de Seine. Debout à l’arrière de l’embarcation, il se dirigeait sur la Tour de Nesle, dont, avec une émotion inouïe, il contemplait la sombre masse qui se détachait en noir sur fond noir.

D’où venait cette émotion, dont il ne se rendait pas compte ?

Simplement de ce que Buridan savait regarder, c’est-à-dire qu’il savait extraire de tout spectacle la dose de sensation qu’il comporte. Il y a des natures sur qui la sensation glisse ou s’émousse, et ce sont au fond les plus heureuses ; il y en a d’autres qui la reçoivent, s’en pénètrent et même l’exagèrent.

Buridan était de celles-ci.

Avez-vous jamais remarqué, lecteur, que telle honnête façade de maison bien bourgeoise, bien calme, bien paisible, pourtant, vous cause tout à coup une instinctive horreur ? Que tel coin de route, au détour de quelque bois, vous apparaît soudain avec une physionomie de crime ?... D’où viennent ces impressions ? Sont-elles simplement en vous ? En êtes-vous le créateur inconscient ?... Ou bien est-ce que les choses auraient une face qui est triste ou gaie ? Est-ce que les choses auraient une âme impénétrable qui garde de profonds secrets et qui, tout à coup, les révèle au passant ? Qui sait ?...

Car, pourquoi Buridan, arrivé vers le milieu du fleuve, sentit-il une espèce de torpeur s’emparer de lui ? Pourquoi, qui dira pourquoi devant cette Tour de Nesle, semblable à tant de tours dont se hérissait Paris, une pesante tristesse, à cette heure, descendit sur lui, mêlée d’une indéfinissable horreur qui faisait courir un frisson sur sa nuque ?...

Cette impression devint si violente que Buridan s’apprêta à virer de bord...

À ce moment, sur la rive droite, le cri mélancolique du veilleur répéta :

« Parisiens, dormez en paix... Il est minuit ! »

Et à ce cri, sur la rive gauche, répondit un cri plus prolongé, quelque chose comme une lamentation funéraire... C’était le crieur des morts qui disait :

« Parisiens, priez pour l’âme des trépassés !... »

Dans la même seconde, Buridan perçut au-dessus de sa tête, très haut dans le ciel, une clameur étouffée, une plainte déchirante... Il lui sembla que c’était le cri d’agonie de quelque oiseau nocturne blessé à mort... et, dans cet instant, où, frappé d’une sorte de mystérieuse épouvante, il levait la tête, il vit, en effet, un être ou une chose énorme qui tournoyait dans les airs et tombait... tombait... Cela tomba à deux brasses de la barque, qui oscilla violemment... L’eau jaillit... puis tout redevint silence !...

La barque vide, lentement, descendit le cours du fleuve, puis, prise par un remous, vira de bout en bout, remonta, puis redescendit...

La barque était vide...

Où était Buridan ?

Buridan, sans réflexion, sans hésitation, avait plongé !...

Buridan, à la seconde où la chose qui tombait avait atteint la surface de l’eau, avait vu que cette chose était un sac !... Buridan avait entendu un instant avant une clameur de détresse qui ne pouvait venir que de ce sac !

Et Buridan avait plongé !...

Il s’enfonça, pour ainsi dire, dans l’entonnoir d’eau que forma le sac, au moment même où il s’engouffra.

Buridan était un intrépide nageur !

Il coula à pic.

Sa chute et celle du sac ne firent qu’une chute, et Buridan, les mains tendues en avant, sentit ses mains se crisper tout à coup sur quelque chose comme de l’étoffe. Il s’amarra à cette étoffe. Avec elle, il descendit au fond de l’eau...

Alors, son esprit éperdu, à défaut de ses lèvres, eut un rugissement, et il sentit qu’il avait peur, qu’il se trouvait devant un mystère effroyable... En effet, là, dans ce sac, c’étaient deux êtres palpitants que ses mains devinaient ! Deux hommes !... Assassinés !... D’une mort pareille !...

La lutte de Buridan contre le sac, au fond de la Seine, tandis que les masses d’eau hurlaient, tandis qu’il sentait les soubresauts des inconnus, cette lutte fut pareille à ces étranges, à ces impossibles batailles que l’imagination pervertie enfante dans les rêves de la fièvre... l’eau voulait garder le sac et son secret !

Une rage s’empara de Buridan...

Il se cramponna... puis, à pleines dents, il empoigna le nœud supérieur du sac, et ce fut ainsi, ce fut dans cette position qu’il se maintint deux secondes contre le courant...

Ces deux secondes, où il eut les mains libres, lui suffirent ; il tira sa dague et l’enfonça dans l’étoffe qui se déchira... Il y eut deux ou trois secousses... Le sac se fendit du haut en bas... puis, un grouillement se produisit... puis, là, sous les eaux, trois ombres confuses s’agitèrent...

Une demi-minute à peine s’était écoulée depuis l’instant où le sac avait été précipité du haut de la Tour de Nesle.

À ce moment, trois têtes livides, hagardes, apparurent à la surface du fleuve.

Buridan se secoua, s’ébroua, jeta un regard autour de lui, et, à une vingtaine de brasses, vit la barque qui descendait le courant. Il vit de plus que les deux inconnus, se soutenant mutuellement, nageaient parfaitement.

« Par ici ! » gronda-t-il, haletant.

Il se mit à nager vers la barque, l’atteignit d’un dernier effort ; il se hissa et, épuisé, se laissa tomber dans l’intérieur. Presque au même instant, la barque se pencha à gauche, puis à droite... Sur l’un et l’autre bord, Buridan vit des mains frénétiques cramponnées... et tout à coup, sur le bord de gauche, une tête blafarde apparut... puis sur le bord de droite une autre tête... empreinte d’un morne désespoir...

Et Buridan sentit l’épouvante glacer ses veines... Il crut vivre un rêve prodigieux, terrible, où la réalité était moins affreuse encore que ce qu’il croyait deviner derrière cette réalité... car ces deux têtes, il les reconnut ! Ces deux hommes qu’il venait de sauver, il les reconnut !... Il vit la tête de gauche, et, frappé de stupeur, bégaya :

« Gautier !... »

Il vit la tête de droite, et, dans une sorte de délire, il rugit :

« Philippe !... »

C’étaient Philippe et Gautier d’Aulnay !... Dans ce sac !... Précipités dans la Seine !... Du haut de la Tour de Nesle !... De cette tour où lui-même avait été convoqué !... Comment ?... Pourquoi ?... Qu’était-ce donc que la Tour de Nesle ?... Que s’y passait-il donc ?... Quels êtres de mort l’habitaient donc ?...

À l’horreur de ces questions, dans cette minute d’inexprimable angoisse, il n’était pas de réponse possible.

Car les deux frères, comme frappés de folie, ne semblaient pas le reconnaître !

Peut-être même ne le voyaient-ils pas !

Gautier, dressant ses poings et son visage flamboyant vers le ciel, grondait :

« Il y a donc une justice au monde !... Marguerite ! Marguerite de Bourgogne ! malheur à toi, puisque Gautier d’Aulnay est vivant ! »

Et Philippe, debout, sa face livide tournée vers la tour maudite, ses yeux de désespéré fixés sur les fenêtres éclairées, murmurait :

« Ô Marguerite, je vis ! C’est pour toi ! C’est pour te sauver que Philippe d’Aulnay accepte de vivre ! »

Et comme les deux frères, dans un mouvement instinctif, se tournaient l’un vers l’autre, tous deux tressaillirent.

Car tous deux comprirent que quelque chose venait de se dresser entre eux et les séparait peut-être à jamais !...

XI



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