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BeQ Émile Zola 1840-1902 Naïs Micoulin


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Jacques Damour



I


Là-bas, à Nouméa, lorsque Jacques Damour regardait l’horizon vide de la mer, il croyait y voir parfois toute son histoire, les misères du siège, les colères de la commune, puis cet arrachement qui l’avait jeté si loin, meurtri et comme assommé. Ce n’était pas une vision nette des souvenirs où il se plaisait et s’attendrissait, mais la sourde rumination d’une intelligence obscurcie, qui revenait d’elle-même à certains faits restés debout et précis, dans l’écroulement du reste.

À vingt-six ans, Jacques avait épousé Félicie, une grande belle fille de dix-huit ans, la nièce d’une fruitière de la Villette, qui lui louait une chambre.

Lui, était ciseleur sur métaux et gagnait jusqu’à des douze francs par jour ; elle, avait d’abord été couturière ; mais, comme ils eurent tout de suite un garçon, elle arriva bien juste à nourrir le petit et à soigner le ménage. Eugène poussait gaillardement. Neuf ans plus tard, une fille vint à son tour ; et celle-là, Louise, resta longtemps si chétive, qu’ils dépensèrent beaucoup en médecins et en drogues.

Pourtant, le ménage n’était pas malheureux. Damour faisait bien parfois le lundi ; seulement, il se montrait raisonnable, allait se coucher, s’il avait trop bu, et retournait le lendemain au travail, en se traitant lui-même de propre à rien. Dès l’âge de douze ans, Eugène fut mis à l’étau. Le gamin savait à peine lire et écrire, qu’il gagnait déjà sa vie. Félicie, très propre, menait la maison en femme adroite et prudente, un peu « chienne » peut-être, disait le père, car elle leur servait des légumes plus souvent que de la viande, pour mettre des sous de côté, en cas de malheur. Ce fut leur meilleure époque. Ils habitaient, à Ménilmontant, rue des Envierges, un logement de trois pièces, la chambre du père et de la mère, celle d’Eugène, et une salle à manger où ils avaient installé les étaux, sans compter la cuisine et un cabinet pour Louise. C’était au fond d’une cour, dans un petit bâtiment ; mais ils avaient tout de même de l’air, car leurs fenêtres ouvraient sur un chantier de démolitions, où, du matin au soir, des charrettes venaient décharger des tas de décombres et de vieilles planches.

Lorsque la guerre éclata, les Damour habitaient la rue des Envierges depuis dix ans. Félicie, bien qu’elle approchât de la quarantaine, restait jeune, un peu engraissée, d’une rondeur d’épaules et de hanches qui en faisait la belle femme du quartier.

Au contraire, Jacques s’était comme séché, et les huit années qui les séparaient le montraient déjà vieux à côté d’elle. Louise, tirée de danger, mais toujours délicate, tenait de son père, avec ses maigreurs de fillette ; tandis qu’Eugène, alors âgé de dix-neuf ans, avait la taille haute et le dos large de sa mère. Ils vivaient très unis, en dehors des quelques lundis où le père et le fils s’attardaient chez les marchands de vin. Félicie boudait, furieuse des sous mangés. Même, à deux ou trois reprises, ils se battirent ; mais cela ne tirait point à conséquence, c’était la faute du vin, et il n’y avait pas dans la maison de famille plus rangée. On les citait pour le bon exemple. Quand les Prussiens marchèrent sur Paris, et que le terrible chômage commença, ils possédaient plus de mille francs à la Caisse d’épargne. C’était beau, pour des ouvriers qui avaient élevé deux enfants.

Les premiers mois du siège ne furent donc pas très durs. Dans la salle à manger, où les étaux dormaient, on mangeait encore du pain blanc et de la viande. Apitoyé par la misère d’un voisin, un grand diable de peintre en bâtiment nommé Berru et qui crevait de faim, Damour put même lui faire la charité de l’inviter à dîner parfois ; et bientôt le camarade vint matin et soir. C’était un farceur ayant le mot pour rire, si bien qu’il finit par désarmer Félicie, inquiète et révoltée devant cette large bouche qui engloutissait les meilleurs morceaux. Le soir, on jouait aux cartes, en tapant sur les Prussiens. Berru, patriote, parlait de creuser des mines, des souterrains dans la campagne, et d’aller ainsi jusque sous leurs batteries de Châtillon et de Montretout, afin de les faire sauter. Puis, il tombait sur le gouvernement, un tas de lâches qui, pour ramener Henri V, voulaient ouvrir les portes de Paris à Bismarck. La république de ces traîtres lui faisait hausser les épaules. Ah ! la république ! Et, les deux coudes sur la table, sa courte pipe à la bouche, il expliquait à Damour son gouvernement à lui, tous frères, tous libres, la richesse à tout le monde, la justice et l’égalité régnant partout, en haut et en bas.

– Comme en 93, ajoutait-il carrément, sans savoir.

Damour restait grave. Lui aussi était républicain, parce que, depuis le berceau, il entendait dire autour de lui que la république serait un jour le triomphe de l’ouvrier, le bonheur universel. Mais il n’avait pas d’idée arrêtée sur la façon dont les choses devaient se passer. Aussi écoutait-il Berru avec attention, trouvant qu’il raisonnait très bien, et que, pour sûr, la république arrivait comme il le disait. Il s’enflammait, il croyait fermement que, si Paris entier, les hommes, les femmes, les enfants, avaient marché sur Versailles en chantant La Marseillaise, on aurait culbuté les Prussiens, tendu la main à la province et fondé le gouvernement du peuple, celui qui devait donner des rentes à tous les citoyens.

– Prends garde, répétait Félicie pleine de méfiance, ça finira mal, avec ton Berru. Nourris-le, puisque ça te fait plaisir ; mais laisse-le aller se faire casser la tête tout seul.

Elle aussi voulait la république. En 48, son père était mort sur une barricade. Seulement, ce souvenir, au lieu de l’affoler, la rendait raisonnable. À la place du peuple, elle savait, disait-elle, comment elle forcerait le gouvernement à être juste : elle se conduirait très bien. Les discours de Berru l’indignaient et lui faisaient peur, parce qu’ils ne lui semblaient pas honnêtes. Elle voyait que Damour changeait, prenait des façons, employait des mots, qui ne lui plaisaient guère. Mais elle était plus inquiète encore de l’air ardent et sombre dont son fils Eugène écoutait Berru. Le soir, quand Louise s’était endormie sur la table, Eugène croisait les bras, buvait lentement un petit verre d’eau-de-vie, sans parler, les yeux fixés sur le peintre, qui rapportait toujours de Paris quelque histoire extraordinaire de traîtrise : des bonapartistes faisant, de Montmartre, des signaux aux Allemands, ou bien des sacs de farine et des barils de poudre noyés dans la Seine, pour livrer la ville plus tôt.

– En voilà des cancans ! disait Félicie à son fils, quand Berru s’était décidé à partir. Ne va pas te monter la tête, toi ! Tu sais qu’il ment.

– Je sais ce que je sais, répondait Eugène avec un geste terrible.

Vers le milieu de décembre, les Damour avaient mangé leurs économies. À chaque heure, on annonçait une défaite des Prussiens en province, une sortie victorieuse qui allait enfin délivrer Paris ; et le ménage ne fut pas effrayé d’abord, espérant sans cesse que le travail reprendrait. Félicie faisait des miracles, on vécut au jour le jour de ce pain noir du siège, que seule la petite Louise ne pouvait digérer. Alors, Damour et Eugène achevèrent de se monter la tête, ainsi que disait la mère. Oisifs du matin au soir, sortis de leurs habitudes, et les bras mous depuis qu’ils avaient quitté l’étau, ils vivaient dans un malaise, dans un effarement plein d’imaginations baroques et sanglantes. Tous deux s’étaient bien mis d’un bataillon de marche, seulement, ce bataillon, comme beaucoup d’autres, ne sortit même pas des fortifications, caserné dans un poste où les hommes passaient les journées à jouer aux cartes. Et ce fut là que Damour, l’estomac vide, le cœur serré de savoir la misère chez lui, acquit la conviction, en écoutant les nouvelles des uns et des autres, que le gouvernement avait juré d’exterminer le peuple, pour être maître de la république.

Berru avait raison : personne n’ignorait qu’Henri V était à Saint-Germain, dans une maison sur laquelle flottait un drapeau blanc. Mais ça finirait. Un de ces quatre matins, on allait leur flanquer des coups de fusil, à ces crapules qui affamaient et qui laissaient bombarder les ouvriers, histoire simplement de faire de la place aux nobles et aux prêtres.

Quand Damour rentrait avec Eugène, tous deux enfiévrés par le coup de folie du dehors, ils ne parlaient plus que de tuer le monde, devant Félicie pâle et muette, qui soignait la petite Louise retombée malade, à cause de la mauvaise nourriture.

Cependant, le siège s’acheva, l’armistice fut conclu, et les Prussiens défilèrent dans les Champs-Élysées. Rue des Envierges, on mangea du pain blanc, que Félicie était allée chercher à Saint-Denis.

Mais le dîner fut sombre. Eugène, qui avait voulu voir les Prussiens, donnait des détails, lorsque Damour, brandissant une fourchette, cria furieusement qu’il aurait fallu guillotiner tous les généraux. Félicie se fâcha et lui arracha la fourchette.

Les jours suivants, comme le travail ne reprenait toujours pas, il se décida à se remettre à l’étau pour son compte : il avait quelques pièces fondues, des flambeaux, qu’il voulait soigner, dans l’espoir de les vendre. Eugène, ne pouvant tenir en place, lâcha la besogne, au bout d’une heure. Quant à Berru, il avait disparu depuis l’armistice ; sans doute, il était tombé ailleurs sur une meilleure table. Mais, un matin, il se présenta très allumé, il raconta l’affaire des canons de Montmartre. Des barricades s’élevaient partout, le triomphe du peuple arrivait enfin ; et il venait chercher Damour, en disant qu’on avait besoin de tous les bons citoyens.

Damour quitta son étau, malgré la figure bouleversée de Félicie. C’était la Commune.

Alors, les journées de mars, d’avril et de mai se déroulèrent. Lorsque Damour était las et que sa femme le suppliait de rester à la maison, il répondait :

– Et mes trente sous ? Qui nous donnera du pain ?

Félicie baissait la tête. Ils n’avaient, pour manger, que les trente sous du père et les trente sous du fils, cette paie de la garde nationale que des distributions de vin et de viande salée augmentaient parfois. Du reste, Damour était convaincu de son droit, il tirait sur les Versaillais comme il aurait tiré sur les Prussiens, persuadé qu’il sauvait la république et qu’il assurait le bonheur du peuple.

Après les fatigues et les misères du siège, l’ébranlement de la guerre civile le faisait vivre dans un cauchemar de tyrannie, où il se débattait en héros obscur, décidé à mourir pour la défense de la liberté. Il n’entrait pas dans les complications théoriques de l’idée communaliste. À ses yeux, la Commune était simplement l’âge d’or annoncé, le commencement de la félicité universelle ; tandis qu’il croyait, avec plus d’entêtement encore, qu’il y avait quelque part, à Saint-Germain ou à Versailles, un roi prêt à rétablir l’inquisition et les droits des seigneurs, si on le laissait entrer dans Paris. Chez lui, il n’aurait pas été capable d’écraser un insecte ; mais, aux avant-postes, il démolissait les gendarmes, sans un scrupule. Quand il revenait, harassé, noir de sueur et de poudre, il passait des heures auprès de la petite Louise, à l’écouter respirer. Félicie ne tentait plus de le retenir, elle attendait avec son calme de femme avisée la fin de tout ce tremblement.

Pourtant, un jour, elle osa faire remarquer que ce grand diable de Berru, qui criait tant, n’était pas assez bête pour aller attraper des coups de fusil. Il avait eu l’habileté d’obtenir une bonne place dans l’intendance ; ce qui ne l’empêchait pas, quand il venait en uniforme, avec des plumets et des galons, d’exalter les idées de Damour par des discours où il parlait de fusiller les ministres, la Chambre, et toute la boutique, le jour où on irait les prendre à Versailles.

– Pourquoi n’y va-t-il pas lui-même, au lieu de pousser les autres ? disait Félicie.

Mais Damour répondait :

– Tais-toi. Je fais mon devoir. Tant pis pour ceux qui ne font pas le leur !

Un matin, vers la fin d’avril, on rapporta, rue des Envierges, Eugène sur un brancard. Il avait reçu une balle en pleine poitrine, aux Moulineaux.

Comme on le montait, il expira dans l’escalier.

Quand Damour rentra le soir, il trouva Félicie silencieuse auprès du cadavre de leur fils. Ce fut un coup terrible, il tomba par terre, et elle le laissa sangloter, assis contre le mur, sans rien lui dire, parce qu’elle ne trouvait rien, et que, si elle avait lâché un mot, elle aurait crié :

« C’est ta faute ! »

Elle avait fermé la porte du cabinet, elle ne faisait pas de bruit, de peur d’effrayer Louise. Aussi alla-t-elle voir si les sanglots du père ne réveillaient pas l’enfant. Lorsqu’il se releva, il regarda longtemps, contre la glace, une photographie d’Eugène, où le jeune homme s’était fait représenter en garde national. Il prit une plume et écrivit au bas de la carte : « Je te vengerai », avec la date et sa signature. Ce fut un soulagement. Le lendemain, un corbillard drapé de grands drapeaux rouges conduisit le corps au Père-Lachaise, suivi d’une foule énorme.

Le père marchait tête nue, et la vue des drapeaux, cette pourpre sanglante qui assombrissait encore les bois noirs du corbillard, gonflait son cœur de pensées farouches. Rue des Envierges, Félicie était restée près de Louise. Dès le soir, Damour retourna aux avant-postes tuer des gendarmes.

Enfin, arrivèrent les journées de mai. L’armée de Versailles était dans Paris. Il ne rentra pas de deux jours, il se replia avec son bataillon, défendant les barricades, au milieu des incendies. Il ne savait plus, il tirait des coups de feu dans la fumée, parce que tel était son devoir. Le matin du troisième jour, il reparut rue des Envierges, en lambeaux, chancelant et hébété comme un homme ivre. Félicie le déshabillait et lui lavait les mains avec une serviette mouillée, lorsqu’une voisine dit que les communards tenaient encore dans le Père Lachaise, et que les Versaillais ne savaient comment les en déloger.

– J’y vais, dit-il simplement.

Il se rhabilla, il reprit son fusil. Mais les derniers défenseurs de la commune n’étaient pas sur le plateau, dans les terrains nus, où dormait Eugène. Lui, confusément, espérait se faire tuer sur la tombe de son fils. Il ne put même aller jusque-là. Des obus arrivaient, écornaient les grands tombeaux. Entre les ormes, cachés derrière les marbres qui blanchissaient au soleil, quelques gardes nationaux lâchaient encore des coups de feu sur les soldats, dont on voyait les pantalons rouges monter. Et Damour arriva juste à point pour être pris. On fusilla trente-sept de ses compagnons. Ce fut miracle s’il échappa à cette justice sommaire. Comme sa femme venait de lui laver les mains et qu’il n’avait pas tiré, peut-être voulut-on lui faire grâce. D’ailleurs, dans la stupeur de sa lassitude, assommé par tant d’horreurs, jamais il ne s’était rappelé les journées qui avaient suivi. Cela restait en lui à l’état de cauchemars confus : de longues heures passées dans des endroits obscurs, des marches accablantes au soleil, des cris, des coups, des foules béantes au travers desquelles il passait. Lorsqu’il sortit de cette imbécillité, il était à Versailles, prisonnier.

Félicie vint le voir, toujours pâle et calme. Quand elle lui eut appris que Louise allait mieux, ils restèrent muets, ne trouvant plus rien à se dire. En se retirant, pour lui donner du courage, elle ajouta qu’on s’occupait de son affaire et qu’on le tirerait de là. Il demanda :

– Et Berru ?

– Oh ! répondit-elle, Berru est en sûreté... Il a filé trois jours avant l’entrée des troupes, on ne l’inquiétera même pas.

Un mois plus tard, Damour partait pour la Nouvelle-Calédonie. Il était condamné à la déportation simple. Comme il n’avait eu aucun grade, le conseil de guerre l’aurait peut-être acquitté, s’il n’avait avoué d’un air tranquille qu’il faisait le coup de feu depuis le premier jour. À leur dernière entrevue, il dit à Félicie :

– Je reviendrai. Attends-moi avec la petite.

Et c’était cette parole que Damour entendait le plus nettement, dans la confusion de ses souvenirs, lorsqu’il s’appesantissait, la tête lourde, devant l’horizon vide de la mer. La nuit qui tombait le surprenait là parfois. Au loin, une tache claire restait longtemps, comme un sillage de navire, trouant les ténèbres croissantes ; et il lui semblait qu’il devait se lever et marcher sur les vagues, pour s’en aller par cette route blanche, puisqu’il avait promis de revenir.

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