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BeQ Émile Zola 1840-1902 Naïs Micoulin


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Madame Neigeon



I


Il y a huit jours que mon père, M. de Vaugelade, m’a permis de quitter le Boquet, le vieux château mélancolique où je suis né, dans la basse Normandie. Mon père a d’étranges idées sur les temps actuels, il est d’un bon demi-siècle en retard. Enfin, j’habite donc Paris, que je connaissais à peine, pour l’avoir traversé deux fois. Heureusement, je ne suis pas trop gauche. Félix Budin, mon ancien condisciple du lycée de Caen, a prétendu, en me revoyant ici, que j’étais superbe et que les Parisiennes allaient raffoler de moi. Cela m’a fait rire. Mais quand Félix n’a plus été là, je me suis surpris devant une glace, à regarder mes cinq pieds six pouces, tout en souriant de mes dents blanches et de mes yeux noirs. Puis, j’ai haussé les épaules, car je ne suis pas fat.

Hier, pour la première fois, j’ai passé la soirée dans un salon parisien. La comtesse de P***, qui est un peu ma tante, m’avait invité à dîner. C’était son dernier samedi. Elle voulait me présenter à M. Neigeon, un député de notre arrondissement de Gommerville, qui vient d’être nommé sous-secrétaire d’État, et qui est, dit-on, en passe de devenir ministre. Ma tante, beaucoup plus tolérante que mon père, m’a nettement déclaré qu’un jeune homme de mon âge ne pouvait bouder son pays, fût-il en république. Elle veut me caser quelque part.

« Je me charge de catéchiser ce vieil entêté de Vaugelade, m’a-t-elle dit. Laisse-moi faire, mon cher Georges. »

À sept heures précises, j’étais chez la comtesse. Mais il paraît qu’on dîne tard, à Paris ; les convives arrivaient un à un, et à sept heures et demie, tous n’étaient point là. La comtesse m’a appris d’un air de désespoir qu’elle n’avait pu avoir M. Neigeon ; il se trouvait retenu à Versailles par je ne sais quelle complication parlementaire. Cependant, elle espérait encore qu’il paraîtrait un moment dans la soirée. Voulant boucher le trou, elle avait invité un autre député de notre département, l’énorme Gaucheraud, comme nous le nommons là-bas, et que je connais pour avoir chassé une fois avec lui. Ce Gaucheraud est un homme court, jovial, qui a laissé pousser ses favoris depuis peu, afin d’avoir l’air grave. Il est né à Paris, d’un petit avoué sans fortune ; mais il possède chez nous un oncle riche et très influent, qu’il a décidé, je ne sais trop comment, à lui céder une candidature. J’ignorais d’ailleurs qu’il fût marié. Ma tante m’a placé, à table, près d’une jeune dame blonde, l’air fin et joli, que l’énorme Gaucheraud appelait Berthe, très haut.

On avait fini par être au complet. Il faisait jour encore dans le salon, exposé au couchant, et brusquement nous sommes entrés dans une pièce aux rideaux tirés, éclairée par un lustre et des lampes. L’effet a été singulier. Aussi, tout en prenant place, a-t-on causé de ces derniers dîners de la saison d’hiver, que le crépuscule attriste. Ma tante détestait cela. Et la conversation s’est éternisée sur ce sujet, sur la mélancolie de Paris traversé au jour tombant, lorsqu’on se rend en voiture à une invitation. Je me taisais, mais je n’avais nullement éprouvé cette sensation, dans mon fiacre, qui m’avait pourtant cahoté durement pendant une demi-heure. Paris, aux premières lueurs du gaz, m’avait empli d’un immense désir de toutes les jouissances dont il allait flamber.

Quand les entrées ont paru, les voix se sont élevées, et l’on a causé politique. J’ai été surpris d’entendre ma tante formuler des opinions. Les autres dames, d’ailleurs, étaient au courant, appelaient les hommes en vue de leurs noms tout court, jugeaient et décidaient. En face de moi, Gaucheraud tenait une place énorme, parlant fort, sans cesser de boire ni de manger. Ces choses ne m’intéressaient point, beaucoup m’échappaient, et j’avais fini par ne plus m’occuper que de ma voisine, Mme Gaucheraud, Berthe, comme je la nommais déjà, pour abréger. Elle était vraiment très jolie. L’oreille surtout m’a paru charmante, une petite oreille ronde, derrière laquelle frisaient des cheveux jaunes. Berthe avait une de ces nuques troublantes de blonde, couvertes de poils follets. À certains mouvements des épaules, son corsage décolleté en carré bâillait légèrement par-derrière, et je suivais, de son cou à sa taille, une ondulation souple de chatte. J’aimais moins son profil un peu aigu. Elle parlait politique avec plus d’acharnement que les autres.

« Madame, désirez-vous du vin ?... Vous passerai-je le sel, madame ? »

Je me faisais poli, je prévenais ses moindres désirs, interprétant ses gestes et ses regards. Elle m’avait regardé fixement en se mettant à table, comme pour me peser d’un coup.

« Ça vous ennuie, la politique, m’a-t-elle dit enfin. Moi, elle m’assomme. Mais, que voulez-vous ? il faut bien causer. On ne cause que de ça maintenant dans le monde. »

Puis, elle a sauté à un autre sujet.

« Est-ce joli, Gommerville ? Mon mari a voulu, l’été dernier, me mener chez son oncle ; mais j’ai eu peur, j’ai prétexté que j’étais malade.

– Le pays est très fertile, ai-je répondu. Il y a de belles plaines.

– Bon ! je suis fixée, a-t-elle repris en riant. C’est affreux. Un pays tout plat, des champs et encore des champs, avec le même rideau de peupliers de loin en loin. »

J’ai voulu me récrier, mais elle était déjà repartie, elle discutait une loi sur l’enseignement supérieur avec son voisin de droite, homme sérieux à barbe blanche. Enfin, on a parlé théâtre. Quand elle se penchait pour répondre à une question lancée du bout de la table, l’ondulation féline de sa nuque me causait une émotion. Au Boquet, dans les sourdes impatiences de ma solitude, j’avais rêvé une maîtresse blonde ; mais elle était lente, avec un visage noble, et la mine de souris, les petits cheveux frisés de Berthe dérangeaient mon rêve. Puis, comme on servait déjà les légumes, j’ai glissé à une histoire folle, dont j’arrangeais les détails au fur et à mesure : nous étions seuls, elle et moi ; je la baisais par-derrière sur le cou, et elle se retournait en souriant ; alors, nous partions ensemble pour un pays très lointain. On passait le dessert. À ce moment, elle s’est serrée contre moi, elle m’a dit à voix basse :

« Donnez-moi donc cette assiette de bonbons, là, devant vous. »

Il m’a semblé que ses yeux avaient une douceur de caresse, et la légère pression de son bras nu sur la manche de mon habit me chauffait délicieusement.

« J’adore les sucreries, et vous ? » a-t-elle repris, en croquant un fruit glacé.

Ces simples mots m’ont remué, au point que je me suis cru amoureux. Comme je levais la tête, j’ai aperçu Gaucheraud, qui me regardait causer bas avec sa femme : il avait sa mine gaie, il souriait d’un air encourageant. Le sourire du mari m’a calmé.

Cependant, le dîner tirait sur sa fin. Il ne m’a pas semblé que les dîners de Paris fussent beaucoup plus spirituels que les dîners de Caen. Berthe seule me surprenait. Ma tante s’était plainte de la chaleur, et l’on est revenu à la première conversation, on a discuté sur les réceptions du printemps, en concluant qu’on ne mangeait réellement bien que l’hiver. Puis, on est allé prendre le café dans le petit salon.

Peu à peu, il est arrivé beaucoup de monde. Les trois salons et la salle à manger s’emplissaient. Je m’étais réfugié dans un coin, et comme ma tante passait près de moi, elle m’a dit rapidement :

« Ne t’en va pas, Georges... Sa femme est arrivée. Il a promis de la venir prendre, et je te présenterai. »

Elle parlait toujours de M. Neigeon. Mais je ne l’écoutais guère, j’avais entendu deux jeunes gens échanger devant moi quelques mots rapides, qui m’émotionnaient. Ils se haussaient à une porte du grand salon, et au moment où Félix Budin, mon ancien condisciple de Caen, entrait et saluait Mme Gaucheraud, le plus petit avait dit à l’autre :

« Est-ce qu’il est toujours avec elle ?

– Oui, avait répondu le plus grand. Oh ! un collage en règle. Maintenant, ça durera jusqu’à l’hiver. Jamais elle n’en a gardé un si longtemps. »

Ça n’a pas été pour moi une grosse souffrance, je n’ai ressenti qu’une simple blessure d’amour-propre. Pourquoi m’avait-elle dit, d’un ton si tendre, qu’elle adorait les sucreries ? Certes, je n’entendais pas la disputer à Félix. Cependant, j’ai fini par me persuader que ces jeunes gens calomniaient Mme Gaucheraud. Je connaissais ma tante, elle était très rigide, elle ne pouvait tolérer chez elle des femmes compromises. Gaucheraud, justement, venait de se précipiter au-devant de Félix, pour lui serrer la main ; et il lui donnait des claques amicales sur l’épaule, il le couvait d’un regard attendri.

« Ah ! te voilà, m’a dit Félix, lorsqu’il m’a découvert. Je suis venu pour toi... Eh bien ! veux-tu que je te pilote ? »

Nous sommes restés tous les deux dans l’embrasure de la porte. J’aurais bien voulu le questionner sur Mme Gaucheraud ; mais je ne savais comment le faire d’une façon dégagée. Tout en cherchant une transition, je l’interrogeais sur une foule d’autres personnes, qui m’étaient parfaitement indifférentes. Et il me nommait les gens, il avait des renseignements précis sur chacun. Lui, né à Paris, avait passé seulement deux années au lycée de Caen, pendant que son père était préfet du Calvados. Je le trouvais de paroles très libres. Un sourire pinçait sa lèvre inférieure, lorsque je lui demandais des détails sur certaines des femmes qui étaient là.

« Tu regardes Mme Neigeon ? » m’a-t-il dit tout d’un coup.

À la vérité, je regardais Mme Gaucheraud. Aussi ai-je répondu assez sottement :

« Mme Neigeon, ah ! où donc ?

– Cette femme brune, là-bas, près de la cheminée, qui cause avec une femme blonde, décolletée. »

En effet, près de Mme Gaucheraud, et riant gaiement, se trouvait une dame que je n’avais pas remarquée.

« Ah ! c’est Mme Neigeon », ai-je répété à deux reprises.

Et je l’ai examinée. C’était bien fâcheux qu’elle fût brune, car elle m’a paru également charmante, un peu moins grande que Berthe, avec une magnifique couronne de cheveux noirs. Elle avait des yeux à la fois vifs et tendres. Le nez petit, la bouche fine, les joues trouées de fossettes, indiquaient une nature à la fois turbulente et réfléchie. Telle a été ma première impression. Mais, à la regarder, mon jugement s’est troublé, et je l’ai vue bientôt plus folle encore que son amie, riant plus haut.

« Est-ce que tu connais Neigeon ? m’a demandé Félix.

– Moi, pas du tout. Ma tante doit me présenter à lui.

– Oh ! un être nul, le sot parfait, a-t-il continué. C’est la médiocrité politique dans tout son épanouissement, un de ces bouche-trous si utiles sous le régime parlementaire. Comme il n’a pas deux idées à lui et que tous les chefs de cabinet peuvent l’employer, il est des combinaisons les plus contraires.

– Et sa femme ? ai-je dit.

– Sa femme, eh bien ! tu la vois. Elle est charmante... Si tu veux obtenir quelque chose de lui, fais la cour à sa femme. »

Félix, d’ailleurs, affectait de ne vouloir rien ajouter. Mais, en somme, il m’a laissé entendre que Mme Neigeon avait fait la fortune de son mari et qu’elle continuait de veiller à la prospérité du ménage. Tout Paris lui donnait des amants.

« Et la dame blonde ? ai-je demandé brusquement.

– La dame blonde, a répondu Félix sans se troubler, c’est Mme Gaucheraud.

– Elle est honnête, celle-là ?

– Mais sans doute elle est honnête. »

Il avait pris un air grave, qu’il n’a pu garder ; son sourire a reparu, j’ai même cru lire sur son visage un air de fatuité qui m’a fâché. Les deux femmes s’étaient sans doute aperçues que nous nous occupions d’elles, car elles forçaient leurs rires. Je suis resté seul, une dame ayant emmené Félix ; et j’ai passé la soirée à les comparer l’une à l’autre, blessé et attiré, ne comprenant pas bien, éprouvant cette anxiété d’un homme qui a peur de commettre quelque sottise, en se risquant dans un monde qu’il ne connaît point encore.

– Il est assommant, il ne vient pas, m’a dit ma tante, lorsqu’elle m’a retrouvé dans le même coin de porte. C’est toujours comme ça, d’ailleurs... Enfin, il est minuit à peine, sa femme l’attend encore. »

J’ai fait le tour par la salle à manger, je suis allé me planter à l’autre porte du salon. De cette manière, je me trouvais derrière ces dames. Comme j’arrivais, j’ai entendu Berthe qui appelait son amie Louise. C’est un joli nom, Louise. Elle portait une robe montante, dont la ruche laissait voir seulement, sous son lourd chignon, la ligne blanche de son cou. Cette blancheur discrète m’a paru, un instant, beaucoup plus provocante que le dos entièrement nu de Berthe. Puis, je n’ai plus eu aucun avis, elles étaient adorables toutes les deux, le choix me semblait impossible, dans l’état de trouble où je me trouvais.

Ma tante, cependant, me cherchait partout. Il était une heure.

« Tu as donc changé de porte ? m’a-t-elle dit. Allons, il ne viendra pas : ce Neigeon sauve la France tous les soirs... Je vais toujours te présenter à sa femme, avant qu’elle parte. Et sois aimable, c’est important. »

Sans attendre ma réponse, la comtesse m’avait planté devant Mme Neigeon, en me nommant et en lui contant mes affaires d’une phrase. Je suis resté assez gauche, j’ai trouvé à peine quelques mots. Louise attendait, avec son sourire ; puis, lorsqu’elle a vu que je demeurais court, elle s’est inclinée simplement. Il m’a semblé que Mme Gaucheraud se moquait de moi. Toutes deux s’étaient levées et se retiraient. Dans l’antichambre, où était installé le vestiaire, elles ont eu un accès de gaieté folle. Ce laisser-aller, ces allures garçonnières, cette grâce hardie, n’étonnaient que moi. Les hommes s’écartaient, les saluaient au passage, avec un mélange d’extrême politesse et de camaraderie mondaine qui me stupéfiait.

Félix m’avait offert une place dans sa voiture. Mais je me suis échappé, je voulais être seul ; et je n’ai pas pris de fiacre, heureux de marcher à pied, dans le silence et la solitude des rues. Je me sentais fiévreux, comme à l’approche de quelque grande maladie. Était-ce donc une passion qui poussait en moi ? Pareil aux voyageurs qui payent leur tribut aux climats nouveaux, j’allais être éprouvé par l’air de Paris.

II


C’est cet après-midi que j’ai revu ces dames, au Salon de peinture, qui ouvrait précisément aujourd’hui. Je confesse que je savais devoir les y rencontrer, et que je serais fort en peine pour me prononcer sur la valeur des trois ou quatre mille tableaux, devant lesquels je me suis promené pendant quatre heures. Félix, hier, avait offert de me venir prendre vers midi ; nus devions déjeuner dans un restaurant des Champs-Élysées, puis nous rendre au Salon.

J’ai beaucoup réfléchi, depuis la soirée de la comtesse, mais j’avoue que cela n’a pas amené une grande clarté dans mes idées. Quel étrange monde, que ce monde parisien, si poli et si gâté à la fois ! Je ne suis point un moraliste rigide, je n’en reste pas moins gêné à l’idée des choses énormes que j’ai entendues, entre hommes, dans les coins du salon de ma tante. À écouter les paroles crues, échangées à demi-voix, plus de la moitié des femmes qui étaient là se conduisaient comme des gueuses ; et c’était, sous l’urbanité des conversations et des manières, une brutalité d’appréciation qui les déshabillait toutes, les mères, les filles, salissant les plus honnêtes autant que les plus compromises. Comment savoir la vérité, au milieu de ces histoires risquées, de ces affirmations du premier venu, décidant de la vertu ou de l’impudeur d’une femme ? J’avais d’abord pensé que ma tante, malgré ce que mon père en disait, recevait du bien vilain monde. Mais Félix prétendait qu’il en était ainsi dans presque tous les salons parisiens ; les maîtresses de maison sévères devaient elles-mêmes se montrer tolérantes, sous peine de faire le vide chez elles. Mes premières révoltes s’étaient calmées, je n’avais plus que le besoin sensuel de profiter, moi aussi, de cette facilité du plaisir, de ces jouissances offertes avec une grâce si troublante.

Chaque matin, depuis quatre jours, je ne pouvais m’éveiller, dans mon petit appartement de la rue Laffitte, sans songer à Louise et à Berthe, comme je les nommais familièrement. Il se produisait un singulier phénomène en moi, je finissais par les confondre. J’avais aujourd’hui la certitude que Félix était bien réellement l’amant de Berthe ; mais cela ne me blessait pas, au contraire ; je voyais là un encouragement, une certitude de me faire aimer. Je les associais donc toutes deux : puisqu’elles avaient cédé à d’autres, pourquoi ne me céderaient-elles pas, à moi ? C’était là le continuel sujet d’une rêverie délicieuse, à l’heure de mon lever. Je m’attardais dans mon lit, jouissant de la tiédeur des couvertures, me retournant vingt fois, avec une paresse heureuse des membres. Et j’évitais de rien préciser, car il m’était agréable de rester dans le vague d’un dénouement que j’arrangeais sans cesse à ma guise. Je pouvais ainsi raffiner sur les circonstances qui me livreraient un jour Berthe ou Louise, je ne voulais pas même savoir au juste laquelle. Enfin, je me levais, avec l’absolue conviction que je n’avais qu’à choisir, pour être le maître de l’une ou de l’autre.

Quand nous sommes entrés dans la première salle de l’exposition de peinture, j’ai été surpris de la foule énorme qui s’y étouffait.

« Diable ! a murmuré Félix, nous venons un peu tard. Il va falloir jouer des coudes. »

C’était une foule très mêlée, des artistes, des bourgeois, des gens du monde. Au milieu des paletots mal brossés et des redingotes sombres, il y avait de claires toilettes, ces toilettes printanières si gaies à Paris, avec leurs soies tendres et leurs garnitures vives. Et j’étais surtout ravi par la tranquille assurance des femmes, coupant au plus épais des groupes, sans s’inquiéter de leurs traînes, dont les flots de dentelles finissaient toujours par passer. Elles allaient ainsi, d’un tableau à un autre, du pas dont elles auraient traversé leur salon. Il n’y a que les Parisiennes qui gardent une sérénité de déesses dans les cohues populaires, comme si les paroles entendues, les contacts subis, ne pouvaient monter jusqu’à elles et les salir. J’ai suivi un instant du regard une dame, que Félix m’a dit être la duchesse d’A*** ; elle était accompagnée de ses deux filles, âgées de seize à dix-huit ans ; et toutes trois regardaient sans sourciller une Léda, tandis que, derrière elles, un atelier de jeunes peintres s’égayaient du tableau en termes très libres.

Félix s’est engagé dans les salles de gauche, une enfilade de grandes pièces carrées, où la foule était moins compacte. Un jour blanc tombait des plafonds vitrés, une lumière crue que des vélums de toile tamisaient ; mais la poussière soulevée par le piétinement du monde mettait comme une fumée légère, au-dessus de la houle des têtes. Il fallait que les femmes fussent très jolies, pour résister à cet éclairage, à ce ton uniforme, que les tableaux, aux quatre côtés des murs, tachaient violemment. Là, c’était une bigarrure extraordinaire de couleurs, des rouges, des jaunes, des bleus qui détonnaient, toute une débauche d’arc-en-ciel dans l’or éclatant des cadres. Il commençait à faire très chaud. Des messieurs chauves, au crâne pâli, se promenaient en soufflant, leur chapeau à la main. Tous les visiteurs avaient le nez en l’air. On s’écrasait devant certaines toiles. Il se produisait des courants, des poussées, une débandade de troupeau humain lâché au travers d’un palais. Et, sans relâche, on entendait le roulement continu des pieds sur les parquets, qui accompagnait la clameur sourde et prolongée de ce peuple, grondant comme la mer.

« Tiens ! m’a dit Félix, voilà la grande machine dont on parle tant. »

Cinq rangs de personnes contemplaient la grande machine. Il y avait des femmes avec des binocles, des artistes qui causaient bas, méchamment, un grand monsieur sec en train de prendre des notes. Mais je regardais à peine. Je venais d’apercevoir, dans une salle voisine, accoudées à la barre d’appui, devant la cimaise, deux dames qui examinaient curieusement un petit tableau. Ce n’a été d’abord qu’un éclair : sous les bavolets des chapeaux, j’avais vu d’épaisses tresses noires et tout un ébouriffement de cheveux blonds ; puis, la vision s’en était allée, un flot de foule, des têtes moutonnantes avaient noyé les deux dames. Mais j’aurais juré que c’étaient elles. Au bout de quelques pas, entre les têtes sans cesse en mouvement, j’ai retrouvé tantôt les cheveux blonds, tantôt les tresses noires. Je n’ai rien dit à Félix, je me suis contenté de le conduire dans la salle voisine, en manœuvrant de façon à ce qu’il parut reconnaître ces dames le premier. Les avait-il vues comme moi ? je le croirais, car il m’a jeté un regard oblique, d’une fine ironie.

« Ah ! quelle heureuse rencontre ! » s’est-il écrié en saluant.

Ces dames se sont tournées et ont souri. J’attendais le coup de cette deuxième entrevue. Il a été décisif. Mme Neigeon m’a bouleversé, d’un simple regard de ses yeux noirs, tandis qu’il m’a semblé retrouver une amie dans Mme Gaucheraud. Cette fois, c’était le coup de foudre. Elle avait un petit chapeau jaune, couvert d’une branche de glycine ; et sa robe était de soie mauve, garnie de satin paille, une toilette très voyante et très tendre à la fois. Mais je ne l’ai détaillée que plus tard ; car, à première vue, elle m’est apparue dans du soleil, comme si elle avait fait de la lumière autour d’elle.

Cependant, Félix causait.

« Hein ? rien de fort, disait-il. Je n’ai encore rien vu.

– Mon Dieu ! a déclaré Berthe, c’est comme toutes les années. »

Puis, se retournant vers la cimaise :

« Regardez donc ce petit tableau que Louise a découvert. La robe est d’un réussi ! Mme de Rochetaille en avait une exactement pareille, au dernier bal de l’Élysée.

– Oui, a murmuré Louise ; seulement les ruchés descendaient en carré sur le tablier. »

Elles étudiaient de nouveau la petite toile, qui représentait une dame dans un boudoir, debout devant une cheminée, et lisant une lettre. La peinture m’a semblé très médiocre, mais je me suis senti plein de sympathie pour le peintre.

« Où est-il donc ? a demandé Berthe brusquement, en cherchant autour d’elle. Il nous perd tous les dix pas. »

Elle parlait de son mari.

« Gaucheraud est là-bas, a tranquillement répondu Félix, qui voyait tout le monde. Il regarde ce grand Christ en sucre, cloué sur une croix de pain d’épice. »

En effet, le mari, l’air paisible et désintéressé, faisait pour son compte le tour des salles, les mains derrière le dos. Quand il nous a aperçus, il est venu nous donner une poignée de main ; et il nous a dit de son air gai :

« Avez-vous remarqué ? Il y a là-bas un Christ d’un sentiment religieux vraiment remarquable. »

Ces dames s’étaient remises en marche. Nous les suivions avec Gaucheraud. La présence du mari nous autorisait à les accompagner. On a parlé de M. Neigeon : il allait sans doute venir, s’il sortait assez tôt d’une commission, où il devait faire connaître l’avis du gouvernement, sur une question très importante. Gaucheraud s’était emparé de moi et me comblait d’amitiés. Cela me gênait, car je devais répondre. Félix avait souri, en me poussant légèrement le coude ; mais je n’avais pu comprendre. Et il profitait de ce que j’occupais le gros homme pour marcher en avant avec ces dames. Je saisissais des lambeaux de conversation.

« Alors, vous allez ce soir aux Variétés ?

– Oui, j’ai loué une baignoire. On dit cette pièce drôle... Je vous emmène, Louise. Oh ! je le veux ! »

Et plus loin :

« Voilà la saison finie. Cette ouverture du Salon est la dernière solennité parisienne.

– Vous oubliez les courses.

– Tiens ! j’ai envie d’aller aux courses de Maisons-Laffitte. On m’a dit que c’est très gentil. »

Pendant ce temps, Gaucheraud me parlait du Boquet, une propriété superbe, disait-il, et dont mon père avait doublé la valeur. Je le sentais plein de flatteries. Mais je ne l’écoutais guère, remué jusqu’au fond de mon être, chaque fois qu’en s’arrêtant brusquement devant un tableau, Louise m’effleurait de sa longue traîne. Son cou blanc, sous ses cheveux noirs, était délicat comme celui d’une enfant. D’ailleurs, elle gardait son allure garçonnière, ce qui me fâchait un peu. On la saluait beaucoup, et elle riait, et elle occupait les gens par les éclats de sa gaieté et les courses vives de ses jupes. Deux ou trois fois, elle s’était retournée pour me regarder fixement. Je marchais dans un rêve, je ne saurais dire combien d’heures je l’ai suivie de la sorte, étourdi par les paroles de Gaucheraud, aveuglé par les lieues de peinture qui se déroulaient à droite et à gauche. J’ai seulement conscience que, vers la fin, on mâchait de la poussière dans les salles, et que je ressentais une horrible fatigue, tandis que les femmes tenaient bon, souriantes.

À six heures, Félix m’a emmené dîner. Puis, au dessert :

« Je te remercie, m’a-t-il dit tout d’un coup.

– De quoi donc ? ai-je demandé, très surpris.

– Mais de ta délicatesse à ne pas faire la cour à Mme Gaucheraud. Alors, tu préfères les brunes ? »

Je n’ai pu m’empêcher de rougir. Il s’est hâté d’ajouter :

« Je ne veux pas de tes confidences. Au contraire, tu as dû remarquer que je m’abstenais d’intervenir. J’estime qu’il faut faire seul son apprentissage de la vie. »

Il ne riait plus, il était sérieux et amical.

« Alors, tu crois qu’elle pourra m’aimer ? ai-je dit, sans oser nommer Louise.

– Moi ! a-t-il répondu, je n’en sais rien du tout. Fais ce qu’il te plaira. Tu verras bien de quelle manière tourneront les choses. »

J’ai regardé cela comme un encouragement. Félix avait repris son ton ironique ; et, légèrement, en manière de plaisanterie, il prétendait que Gaucheraud aurait voulu me voir tomber amoureux de sa femme.

« Oh ! tu ne connais pas le bonhomme, tu n’as pas compris pourquoi il se jetait si fort à ton cou. L’influence de son oncle baisse dans ton arrondissement, et s’il était obligé de se représenter devant ses électeurs, il serait bien aise de pouvoir compter sur ton père... Dame ! j’avais peur, tu comprends, du moment où tu peux lui être utile ; tandis que moi, aujourd’hui, il m’a usé.

– Mais c’est abominable ! me suis-je écrié.

– Pourquoi donc abominable ? a-t-il repris d’un air si tranquille, que je n’ai pu savoir s’il se moquait. Quand une femme doit avoir des amis, autant que ces amis soient utiles au ménage. »

En sortant de table, Félix a parlé d’aller aux Variétés. J’avais vu la pièce l’avant-veille ; mais j’ai menti, j’ai témoigné un vif désir de la connaître. Et quelle charmante soirée ! Ces dames étaient justement dans une baignoire voisine de nos fauteuils. En tournant la tête, je pouvais suivre sur le visage de Louise le plaisir qu’elle prenait aux plaisanteries des acteurs. J’avais trouvé ces plaisanteries ineptes, deux jours auparavant. Mais elles ne me blessaient plus, j’y goûtais au contraire une jouissance, parce qu’elles me semblaient mettre une sorte de complicité galante entre Louise et moi. La pièce était leste, et elle riait surtout des mots risqués. Il suffisait qu’elle fût dans une baignoire, cela devenait une débauche permise. Quand nos yeux se rencontraient au milieu d’un éclat de rire, elle ne baissait pas la tête. Rien ne m’a paru d’une perversion plus raffinée, je me disais que trois heures passées ainsi, dans cette communauté de gaillardises, devaient fort avancer mes affaires. D’ailleurs, toute la salle s’amusait, beaucoup de femmes, au balcon, ne jouaient même pas de l’éventail.

Pendant un entracte, nous sommes allés saluer ces dames. Gaucheraud venait de sortir, nous avons pu nous asseoir. La baignoire était sombre, je sentais Louise près de moi. Ses jupes ont débordé, à un mouvement qu’elle a fait, et m’ont couvert les genoux. J’ai emporté la sensation de ce frôlement, comme un premier aveu muet, qui nous liait l’un à l’autre.


III


Dix jours se sont écoulés. Félix a disparu, je ne trouve aucun prétexte qui puisse me rapprocher de Mme Neigeon. J’en suis réduit, pour m’occuper d’elle, à acheter cinq ou six grands journaux, où je lis le nom de son mari. Il est intervenu à la Chambre, dans un grave débat, et a prononcé un discours dont on s’occupe beaucoup. Ce discours, à une autre époque, m’aurait paru assommant ; il m’intéresse aujourd’hui, je vois les tresses noires et le cou blanc de Louise, derrière les phrases filandreuses. J’ai même eu, avec un monsieur que je connais à peine, une discussion violente au sujet de M. Neigeon, dont je défends l’incapacité. Les attaques méchantes des journaux me mettent hors de moi. Sans doute, cet homme est imbécile ; mais cela prouve d’autant plus l’intelligence de sa femme, si elle est, comme on le raconte, la bonne fée de sa fortune.

Pendant ces dix jours d’impatience et de courses vaines, je suis allé cinq ou six fois chez ma tante, espérant toujours une heureuse chance, quelque rencontre imprévue. D’ailleurs, lors de ma dernière visite, j’ai mécontenté la comtesse si vivement, que je n’oserai y retourner de sitôt. Elle s’était mis en tête de m’obtenir une situation dans la diplomatie, par le crédit de M. Neigeon ; et sa stupeur a été grande, lorsque j’ai refusé, en alléguant mes opinions politiques. Le pis était que j’avais accepté, dans le premier moment, lorsque je n’aimais pas Louise et qu’il ne me répugnait pas encore de devoir un bienfait au mari. Aussi, ma tante, qui n’a pu comprendre mon accès de délicatesse, s’est-elle étonnée de ce qu’elle a appelé un caprice d’enfant. Est-ce que des légitimistes, aussi scrupuleux que moi, ne représentent pas la République à l’étranger ? Au contraire, la diplomatie est le refuge des légitimistes ; ils emplissent les ambassades, ils rendent à la bonne cause un service utile, en retenant les hautes situations que les républicains envient. J’étais fort embarrassé pour répondre par de bonnes raisons, je me suis retranché dans un rigorisme ridicule, et ma tante a fini par me traiter de fou, d’autant plus furieuse, qu’elle avait déjà parlé de l’affaire à M. Neigeon. N’importe ! Louise ne croira pas que je lui fais la cour pour obtenir un poste du ministère.

On rirait de moi, si je racontais par quels étranges sentiments j’ai passé depuis dix jours. D’abord, j’ai été persuadé que Louise s’était aperçue du trouble profond où m’avait jeté le frôlement de sa jupe sur mon genou ; et j’en concluais que je ne lui déplaisais pas, puisqu’elle ne s’était pas reculée tout de suite. Je trouvais là comme une avance sensuelle, qui allait plus loin que la coquetterie permise. Ce sont ici des notes sincères, une sorte de confession où je ne cache rien. Beaucoup d’hommes, s’ils disaient tout, avoueraient que les milieux changent, mais que la femme reste la même. En amour, la femme se donne ou permet qu’on la prenne. Je parle des femmes mariées, des mondaines ayant des convenances à garder. Les hommes qui les désirent sentent vite si elles s’offrent, sous la bonne tenue de l’éducation et le raffinement du luxe. Tout ceci est pour dire que, dans mon égoïsme d’amant, je trouvais naturelle une liaison possible de Louise avec moi. Ce bout de jupe sur mes genoux était simplement d’une franchise et d’une crânerie charmantes.

Seulement, quelques heures plus tard, je me prenais à douter, je faisais les raisonnements contraires. Une fille seule pouvait s’offrir ainsi, j’étais un sot de croire qu’une femme se jetait à ma tête, même étourdiment. Mme Neigeon ne pensait pas à moi. Elle avait peut-être des amants, mais ses liaisons étaient à coup sûr plus calculées et plus compliquées. Il devait y avoir loin entre la femme que j’avais rêvée, la femme toute d’instinct, allant à son plaisir, et la femme adroite, la Parisienne pleine de dessous, qu’elle était sans doute.

Alors, elle m’a échappé tout à fait. Je ne la voyais plus, je ne savais même plus s’il était bien vrai que je fusse resté cinq minutes, dans l’ombre d’une loge, à la sentir vivre contre moi. Et j’ai été très malheureux, au point qu’un instant j’ai songé à retourner m’enfermer au Boquet.

Avant-hier, il m’a enfin poussé une idée que je m’étonne ne pas avoir eue tout de suite. C’était d’aller assister à une séance de la Chambre ; peut-être M. Neigeon parlerait-il, peut-être sa femme serait-elle là. Mais il était dit que je ne verrais point encore ce diable d’homme. Il devait prendre la parole, et il n’a pas même paru : on racontait qu’il s’était trouvé retenu dans je ne sais quelle commission du Sénat. En revanche, comme je m’asseyais au fond d’une tribune, j’ai éprouvé une émotion, en apercevant Mme Gaucheraud au premier rang de la tribune d’en face. Elle m’a vu, elle m’a regardé en souriant. Hélas ! Louise n’était pas avec elle. Ma joie est tombée. À la sortie je me suis arrangé pour rencontrer Mme Gaucheraud dans un couloir. Elle s’est montrée familière. Félix, certainement, lui a parlé de moi.

« Est-ce que vous vous êtes absenté de Paris ? » m’a-t-elle demandé.

Je suis resté muet, révolté de cette question. Moi qui battais si furieusement la ville !

« C’est qu’on ne vous rencontre nulle part. La dernière réception, au ministère, a été superbe, et il y a eu une exposition hippique merveilleuse... »

Puis, devant mon air désespéré, elle s’est mise à rire.

« Allons, à demain, a-t-elle repris en s’éloignant. On vous verra là-bas, n’est-ce pas ? »

J’ai répondu oui, stupide, n’osant risquer une question, de peur de l’entendre rire de nouveau. Elle s’était retournée, elle me regardait d’un air malicieux.

« Venez », a-t-elle murmuré encore, du ton discret d’une amie qui m’aurait réservé quelque surprise heureuse.

Il m’a pris une folle envie de courir derrière elle, pour l’interroger. Mais elle avait déjà tourné dans un autre couloir, je me suis emporté contre mon sot amour-propre, qui m’empêchait d’avouer mon ignorance. Certes, j’étais prêt à aller là-bas ; mais où était-ce, là-bas ? Le vague de ce rendez-vous me mettait l’esprit à la torture, et j’éprouvais en outre une honte à ne pas savoir ce que le monde savait. Le soir, j’ai couru chez Félix, en me proposant d’obtenir de lui, d’une façon habile, le renseignement dont j’avais besoin. Félix était absent. Alors, désolé, je me suis plongé dans la lecture des journaux, choisissant les plus mondains et les plus répandus, tâchant de deviner, au milieu des informations publiées pour le lendemain, quel était le lieu où le bon ton voulait qu’on se donnât rendez-vous. Mes perplexités ont grandi, il y avait toutes sortes de solennités : une exposition de maîtres anciens, une vente de charité dans un grand cercle, une messe en musique à Sainte-Clotilde, une répétition générale, deux concerts et une prise de voile, sans compter des courses un peu partout. Comment un débarqué de la veille, un provincial qui avait conscience de ses gaucheries, pouvait-il se débrouiller parmi une pareille confusion ? Je comprenais bien que le ton suprême était de se rendre à un de ces endroits ; mais auquel, grand Dieu ? Enfin, au risque de me morfondre toute une journée et de me dévorer d’impatience, si je me trompais, j’ai osé choisir. Je croyais me souvenir d’avoir entendu ces dames parler des courses de Maisons-Laffitte, et une inspiration m’a poussé, j’ai résolu d’aller aux courses de Maisons-Laffitte. Cette décision prise, je me suis senti plus calme.

Quel coin de terre ravissant, cette banlieue de Paris ! Je ne connaissais pas Maisons-Laffitte, qui m’a enchanté, avec ses maisons si gaies, bâties sur un coteau que borde la Seine. On est dans les premiers jours de mai, les pommiers tout blancs font de grands bouquets, au milieu de la verdure tendre des peupliers et des ormes.

Cependant, je me suis trouvé d’abord bien dépaysé, perdu entre des murs et des haies vives, ne voulant demander mon chemin à personne. J’avais eu la joie de voir beaucoup de monde prendre le même train ; mais ces dames n’étaient pas là, et à mesure que je guettais les passants, dans Maisons-Laffitte, mon cœur se serrait. Je finissais par me perdre, hors des habitations, le long de la Seine, lorsqu’une grosse émotion m’a arrêté net, près d’une touffe de ronces. À cinquante pas, venant à moi, un groupe de personnes s’avançaient lentement, et je reconnaissais Louise et Berthe ; Gaucheraud et Félix, toujours inséparables, suivaient à quelques pas. Ainsi, j’avais deviné. Cela m’a empli d’orgueil. Mais mon trouble était si grand, que j’ai commis un véritable enfantillage. Je me suis caché derrière la touffe de ronces, pris de je ne sais quelle honte, craignant de paraître ridicule. Lorsque Louise a passé, le bord de sa robe a frôlé le buisson. Tout de suite, j’avais compris la sottise de mon premier mouvement. Aussi me suis-je hâté de couper à travers champs ; et, comme les promeneurs arrivaient à un coude de la route, j’ai débouché de l’air le plus naturel possible, en homme qui se croit seul et qui s’abandonne à la rêverie du grand air.

« Tiens ! c’est vous ! » a crié Gaucheraud.

J’ai salué, en affectant une vive surprise. On s’est exclamé, on a échangé des poignées de main. Mais Félix riait de son air singulier ; tandis que Berthe m’adressait un clignement d’yeux, qui a établi une complicité entre nous. On s’était remis en marche, je me suis trouvé quelques secondes en arrière avec elle.

« Alors, vous êtes venu ? » m’a-t-elle dit gaiement, à demi-voix.

Et, sans me laisser le temps de répondre, elle m’a plaisanté, en ajoutant que j’étais bien heureux d’être encore si enfant. Je sentais une alliée, il me semblait qu’elle aurait goûté une joie personnelle, à mettre son amie dans mes bras. Puis, Félix s’étant retourné, pour demander :

« De quoi riez-vous donc ?

– C’est M. de Vaugelade qui me raconte son voyage avec toute une famille d’Anglais », a-t-elle répondu tranquillement.

Gaucheraud avait repris le bras de Félix et l’entraînait, comme pour ne pas gêner mon tête-à-tête avec sa femme. Je suis resté seul entre Louise et Berthe, j’ai passé là une heure exquise, sur cette route ombreuse, qui suivait la Seine. Louise avait une robe de soie claire, et son ombrelle, à doublure rose, baignait son visage d’une lumière fine et chaude, sans une ombre. La campagne la rendait plus libre encore, parlant haut, me regardant en face, répondant à Berthe qui la lançait dans des conversations hardies, avec une insistance dont j’ai été frappé plus tard.

« Donnez donc le bras à Mme Neigeon, a fini par me dire cette dernière. Vous n’êtes pas galant, vous voyez bien qu’elle est fatiguée. »

J’ai offert mon bras à Louise, qui s’y est appuyée tout de suite. Berthe avait rejoint son mari et Félix, nous restions seuls, à plus de quarante pas de distance. La route montait le coteau, et nous avons marché très lentement. En bas, la Seine coulait, entre des prairies étalées comme des tapis de velours vert. Il y avait là une île mince et longue, que coupaient les deux ponts, où des trains passaient avec un roulement lointain de foudre. Puis, de l’autre côté de l’eau, une plaine immense, des cultures s’étendaient jusqu’au mont Valérien, dont on apercevait, au bord du ciel, les constructions grises, dans un poudroiement de soleil. Et, surtout, ce qui m’attendrissait aux larmes, c’était l’odeur de printemps répandue autour de nous, montant des herbes, aux deux bords de la route.

« Retournez-vous bientôt au Boquet ? » m’a demandé Louise.

J’ai eu la sottise de répondre non, ne prévoyant pas qu’elle allait ajouter :

« Ah ! c’est fâcheux, nous partons la semaine prochaine pour les Mûreaux, cette propriété que mon mari possède à deux lieues de chez vous, je crois, et il comptait vous inviter à nous venir voir. »

J’ai balbutié, j’ai dit que mon père me rappellerait peut-être plus vite que je ne pensais. Il m’avait semblé sentir son bras s’appuyer davantage sur le mien. Était-ce donc un rendez-vous qu’elle me donnait ? Dans l’idée galante que je me faisais de cette Parisienne, si libre et si raffinée, j’ai bâti tout de suite un roman, une liaison offerte à la campagne, un mois d’amour sous de grands arbres. Oui, c’était cela, elle me trouvait sans doute des grâces de gentilhomme campagnard, elle voulait m’aimer là-bas, dans mon cadre.

« J’ai à vous gronder, a-t-elle repris tout d’un coup, en prenant un air tendre et maternel.

– Comment cela ? ai-je murmuré.

– Oui, votre tante m’a parlé de vous. Il paraît que vous ne voulez rien accepter de notre main. C’est très blessant, cela. Pourquoi refusez-vous, dites ? »

J’ai rougi une seconde fois. J’étais sur le point de risquer ma déclaration, de crier : « Je refuse, parce que je vous aime. » Mais elle a eu un geste, comme si elle comprenait et qu’elle voulût me faire taire. Puis, elle a ajouté, en riant :

« Si vous êtes fier, si vous tenez à rendre service pour service, nous acceptons bien volontiers votre protection, là-bas. Vous savez qu’il y a un conseiller général à nommer. Mon mari se porte, mais il craint d’être battu, ce qui serait très désagréable dans sa situation... Voulez-vous nous aider ? »

On ne pouvait être plus charmante. Cette histoire d’élection m’a paru un prétexte de femme spirituelle, pour nous retrouver aux champs.

« Mais sans doute je vous aiderai ! ai-je répondu avec gaieté.

– Et si vous faites nommer mon mari, il est entendu que mon mari vous donne à son tour un coup d’épaule ?

– Marché conclu.

– Oui, marché conclu. »

Elle m’a tendu sa petite main, et j’ai tapé dedans. Nous plaisantions tous les deux. Cela me semblait ravissant, en vérité. Les arbres avaient cessé, le soleil tombait d’aplomb en haut de la côte, et nous marchions dans une grande chaleur, muets tous les deux. Mais cet imbécile de Gaucheraud est venu troubler ce silence frissonnant, sous le ciel de flamme. Il nous avait entendus parler du conseil général, il ne m’a plus lâché, me contant l’histoire de son oncle, manœuvrant pour se faire présenter à mon père. Enfin, nous sommes arrivés au champ de courses. Ils ont trouvé les courses superbes. Moi, tout le temps, debout derrière Louise, j’ai regardé son cou délicat. Et quel adorable retour, par une brusque ondée ! Le vert de la campagne, sous la pluie, s’était attendri encore, les feuilles et la terre sentaient bon, d’une odeur d’amour. Louise avait fermé les yeux à demi, lasse et comme envahie par les voluptés du printemps.

« Rappelez-vous notre marché, m’a-t-elle dit à la gare, en montant dans sa voiture qui l’attendait. Aux Mûreaux, dans quinze jours, n’est-ce pas ? »

J’ai serré la main qu’elle me tendait, et je crains même d’avoir été un peu brutal, car pour la première fois je l’ai vue grave, avec deux plis de mécontentement aux lèvres. Mais Berthe semblait toujours m’encourager à oser davantage, et Félix gardait son rire énigmatique, tandis que Gaucheraud me tapait sur l’épaule, en criant :

« Aux Mûreaux, dans quinze jours, monsieur de Vaugelade... Nous y serons tous. »

Le diable l’emporte !


IV


Je reviens des Mûreaux, et mon esprit est si plein de pensées contradictoires, que moi-même j’ai le besoin de me raconter la journée que je viens de passer près de Louise, pour tâcher de me faire une opinion nette.

Bien que les Mûreaux ne soient qu’à deux lieues du Boquet, je connaissais peu ce coin de notre pays. Nos chasses sont du côté de Gommerville, et comme on fait un assez long détour pour traverser la petite rivière du Béage, je n’étais pas allé par là dix fois en ma vie. Le coteau est pourtant délicieux, avec sa route qui monte, bordée de grands noyers. Puis, sur le plateau, on redescend, et les Mûreaux se trouvent à l’entrée d’un vallon, dont les pentes se resserrent bientôt en une gorge étroite. L’habitation, une maison carrée du dix-septième siècle, n’a pas grande importance ; mais le parc est magnifique, avec ses larges pelouses et le bout de forêt qui le termine, si inextricable, que les allées elles-mêmes ont été envahies par les branches.

Quand je suis arrivé à cheval, deux grands chiens m’ont accueilli par des aboiements et des bonds prolongés. Au bout de l’avenue, j’avais aperçu une tache blanche. C’était Louise, en robe claire, en chapeau de paille. Elle n’est pas descendue à ma rencontre, elle est restée immobile et souriante, sur le vaste perron qui monte au vestibule. Il était au plus neuf heures.

« Ah ! que vous êtes charmant ! m’a-t-elle crié. Vous êtes matinal au moins, vous !... Comme vous voyez, je suis encore la seule levée au château. »

Je l’ai complimentée de ce beau courage de Parisienne. Mais elle a ajouté en riant :

« Il est vrai que je ne suis ici que depuis cinq jours. Je me lèverais avec les poules, les premiers matins... Seulement, dès la seconde semaine, je reprends petit à petit mes habitudes de paresseuse, je finis par descendre à dix heures, comme à Paris... Enfin, ce matin, je suis encore une campagnarde. »

Jamais je ne l’avais vue si ravissante. Dans sa hâte à quitter sa chambre, elle avait noué négligemment ses cheveux, elle s’était enveloppée dans le premier peignoir venu ; et, toute fraîche, les yeux humides de sommeil, elle redevenait enfant. De petites mèches s’envolaient sur son cou. J’apercevais ses bras nus jusqu’aux coudes, lorsque ses larges manches s’entrouvraient.

« Vous ne savez pas où j’allais ? a-t-elle repris. Eh bien ! j’allais voir, sur ce berceau là-bas, un rideau de volubilis, qui, paraît-il, est merveilleux, quand le soleil n’a pas encore fermé les fleurs. C’est le jardinier qui m’a dit ça ; et, comme j’ai manqué mes volubilis hier, je ne veux pas les rater aujourd’hui... Vous m’accompagnez, n’est-ce pas ? »

J’avais grande envie de lui offrir mon bras, mais j’ai compris que ce serait ridicule. Elle courait comme une pensionnaire échappée. Arrivée au berceau, elle a eu un cri d’admiration. Toute une draperie de volubilis pendait de haut, une pluie de clochettes emperlées de rosée et dont les teintes délicates allaient du rose vif au violet et au bleu pâles. On aurait dit une de ces fantaisies des albums japonais, d’une grâce et d’une étrangeté exquises.

« Voilà la récompense, quand on se lève matin », disait Louise gaiement.

Puis, elle s’est assise sous le berceau, et je me suis permis de me mettre près d’elle, en voyant qu’elle reculait sa jupe pour me faire une petite place. J’étais très ému, parce qu’il me venait la pensée de brusquer les choses, en la prenant à la taille et en la baisant sur le cou. Je sentais bien que c’était là une brutalité de sous-lieutenant forçant la vertu d’une chambrière. Mais je ne trouvais rien autre chose, et cette idée m’obsédait, tournait à une sorte de besoin physique. Je ne sais si Louise a compris ce qui se passait en moi : elle ne s’est pas levée ; seulement, elle a pris un air grave.

« D’abord, causons de nos affaires, voulez-vous ? » m’a-t-elle dit.

Mes oreilles bourdonnaient, je me suis efforcé de l’écouter. Il faisait sombre et un peu froid, sous le berceau. Le soleil trouait le feuillage des volubilis de minces fusées d’or ; et, sur le peignoir blanc de Louise, c’était comme des mouches d’or, des insectes d’or qui se posaient.

« Où en sommes-nous ? » m’a-t-elle demandé, d’un air de complice.

Alors, je lui ai raconté l’étrange revirement que je venais de remarquer chez mon père. Lui qui, pendant dix ans, s’était emporté contre le nouvel état de choses, en me défendant de jamais servir la République, m’avait laissé entendre, dès le soir de mon arrivée, qu’un garçon de mon âge se devait à son pays. Je soupçonnais ma tante de cette conversion. On devait avoir lâché des femmes sur lui. Louise souriait, en m’écoutant. Elle finit par dire :

« J’ai rencontré M. de Vaugelade, il y a trois jours, dans un château voisin, où je me trouvais en visite... Nous avons causé. »

Puis, elle a ajouté vivement :

« Vous savez que cette élection au conseil général a lieu dimanche. Vous allez vous mettre en campagne tout de suite... Avec votre père, le succès de mon mari est certain.

– M. Neigeon est ici ? ai-je demandé après une hésitation.

– Oui, il est arrivé hier soir... Mais vous ne le verrez pas ce matin, car il est reparti du côté de Gommerville, pour déjeuner chez un propriétaire de ses amis, qui a une grande influence. »

Elle s’était levée, je suis resté assis un instant encore, regrettant décidément de ne pas lui avoir baisé le cou. Jamais je ne retrouverais un petit coin si noir, à cette heure matinale, lorsqu’elle était au saut du lit, à peine habillée. Maintenant, il était trop tard ; et j’ai si bien senti que j’allais la faire rire en tombant à ses pieds sur la terre humide, que j’ai remis ma déclaration à un moment plus favorable.

D’ailleurs, au bout de l’allée, je venais d’apercevoir la silhouette épaisse de Gaucheraud. En nous voyant sortir du bosquet, Louise et moi, il a eu un petit ricanement. Puis, il s’est extasié sur notre courage à nous lever si matin. Lui, descendait à peine.

« Et Berthe ? lui a demandé Louise, a-t-elle passé une bonne nuit ?

– Ma foi, je n’en sais rien, a-t-il répondu. Je ne l’ai pas vue encore. »

Et, s’apercevant de mon étonnement, il a expliqué que sa femme avait la migraine pour la journée, lorsqu’on entrait chez elle le matin. Ils avaient deux chambres ; cela était plus commode, à la campagne surtout. Il a conclu tranquillement, en disant sans rire :

« Ma femme adore coucher seule. »

Nous traversions alors la terrasse qui domine le parc, et je n’ai pu m’empêcher de penser aux histoires gaillardes qu’on raconte sur la vie de château. Il me plaisait de rêver un coin d’élégante débauche, des amants marchant pieds nus et sans chandelle le long des corridors, allant rejoindre des dames dans des chambres discrètes, dont les portes restaient entrebâillées. C’étaient là des régals de Parisiennes perverses, promptes à profiter des libertés de la campagne, qui donnaient un regain de vivacité à leur liaison près de se rompre. Et, tout d’un coup, j’ai eu la conviction que mon rêve était une réalité, en voyant sortir du vestibule Berthe et mon ami Félix, l’un et l’autre nonchalants, comme brisés, malgré la grasse nuit qu’ils venaient de dormir.

« Vous n’êtes pas souffrante ? a demandé obligeamment Louise à son amie.

– Non, merci. Seulement, vous savez, le changement, ça vous rend toute nerveuse... Et puis, au petit jour, il y a des oiseaux qui ont fait un bruit ! »

J’avais serré la main de Félix. Et, je ne sais pourquoi, au sourire que les deux femmes ont échangé, tandis que Gaucheraud sifflotait, le dos arrondi et complaisant, il m’est venu la pensée que Louise n’ignorait rien de ce qui se passait chez elle. Elle devait entendre la nuit ces pas d’homme le long des corridors, ces portes ouvertes et refermées avec des lenteurs sages, ces souffles d’amour sortant des alcôves noires et courant dans les murs. Ah ! pourquoi ne lui avais-je pas baisé le cou, sous le berceau ! Puisqu’elle tolérait ces choses, elle ne se serait pas fâchée. Je calculais déjà par quelle ouverture de la maison je pourrais entrer, lorsque je viendrais la nuit, pour monter chez elle. Il y avait une fenêtre basse, à gauche du vestibule, qui me semblait excellente.

On déjeunait à onze heures. Après le déjeuner, Gaucheraud a disparu pour faire la sieste. Il s’était ouvert à moi, en me confiant qu’il craignait de ne pas être réélu, aux futures élections, et en ajoutant qu’il comptait résider trois semaines dans l’arrondissement, afin d’y gagner des sympathies. Aussi, après être descendu chez son oncle, avait-il voulu passer quelques jours aux Mûreaux, désireux de montrer à tout le pays qu’il était au mieux avec les Neigeon ; cela, pensait-il, devait lui faire gagner des voix. J’ai compris qu’il éprouvait la grande envie d’être également invité chez mon père. Le malheur était que je paraissais ne pas aimer les blondes.

J’ai passé, en compagnie de ces dames et de Félix, une après-midi très gaie. Cette vie de château, ces grâces parisiennes qui s’ébattent au grand air, dans les premiers soleils de l’été, sont vraiment charmantes. C’est le salon élargi et continué sur les pelouses ; non plus le salon d’hiver où l’on est parqué un peu à l’étroit, où les femmes décolletées jouent de l’éventail, au milieu des habits noirs debout le long des murs ; mais un salon en vacances, les femmes vêtues de clair courant librement dans les allées, les hommes en veston osant se montrer bons enfants, un abandon de l’étiquette mondaine, une familiarité qui exclut l’ennui des conversations toutes faites. Je dois confesser cependant que les allures de ces dames continuaient à me surprendre, moi grandi en province parmi des dévotes. Louise, après le déjeuner, comme nous prenions le café sur la terrasse, s’est permis une cigarette. Berthe lâchait des mots d’argot, naturellement. Plus tard, toutes deux ont disparu, avec un grand bruit de jupes, riant au loin, s’appelant, pleines d’une étourderie qui me troublait. C’est sot à avouer, mais ces façons, nouvelles pour moi, me faisaient espérer de la part de Louise un rendez-vous pour une nuit très prochaine. Félix fumait des cigares, paisiblement. Je le surprenais parfois à me regarder de son air railleur.

À quatre heures et demie, j’ai parlé de m’en aller. Louise s’est récriée aussitôt.

« Non, non, vous ne partez pas. Je vous garde à dîner... Mon mari va rentrer sûrement. Vous le verrez enfin. Il faut pourtant que je vous présente à lui. »

Je lui ai expliqué que mon père m’attendait. Il y avait, au Boquet, un dîner auquel je me trouvais forcé d’assister. J’ai ajouté en riant :

« C’est un dîner électoral, je vais travailler pour vous.

– Oh ! alors, a-t-elle dit, partez vite... Et, vous savez, si vous réussissez, venez chercher votre récompense. »

Il m’a semblé qu’elle rougissait en disant cela. Voulait-elle seulement parler du poste diplomatique que mon père me presse d’accepter ? J’ai cru pouvoir prêter un sens plus tendre à ses paroles, j’ai pris sans doute un air si insupportablement fat, que je l’ai vue une seconde fois devenir grave, avec ce pli des lèvres qui lui donne une expression de mécontentement hautain.

D’ailleurs, je n’ai pas eu le temps de réfléchir à ce brusque changement de physionomie. Comme je partais, une légère voiture s’est arrêtée devant le perron. Je croyais déjà au retour du mari. Mais il n’y avait, dans la voiture, que deux enfants, une petite fille de cinq ans environ et un petit garçon de quatre, accompagnés par une femme de chambre. Ils tendaient les bras, ils riaient ; et, dès qu’ils ont pu sauter à terre, ils ont couru se jeter dans les jupes de Louise. Elle les baisait sur les cheveux.

« À qui sont ces beaux enfants ? ai-je demandé.

– Mais ils sont à moi ! » m’a-t-elle répondu, d’un air de surprise.

À elle ! Je ne saurais exprimer le coup que cette simple parole m’a porté. Il m’a semblé que, brusquement, elle m’échappait, que ces petits êtres-là creusaient de leurs mains faibles un fossé infranchissable entre elle et moi. Comment ! elle avait des enfants, et je n’en savais rien ! Je n’ai pu retenir ce cri brutal :

« Vous avez des enfants !

– Sans doute, a-t-elle dit tranquillement. Ils sont allés voir leur marraine, ce matin, à deux lieues d’ici... Permettez-moi de vous les présenter : M. Lucien, Mlle Marguerite. »

Les petits me souriaient. Je devais avoir l’air stupide. Non, je ne pouvais m’habituer à l’idée qu’elle était mère. Cela dérangeait toutes mes idées. Je suis parti, la tête bourdonnante, et à cette heure encore je ne sais que penser. Je vois Louise sous le berceau de volubilis, et je la vois baisant les cheveux de Lucien et de Marguerite. Décidément, ces Parisiennes sont trop compliquées pour un provincial de mon espèce. Il faut que je dorme. Je tâcherai de comprendre demain.

V


Ceci est le dénouement de l’aventure. Oh ! quelle leçon ! Mais tâchons de conter les choses froidement.

Dimanche, M. Neigeon a été nommé conseiller général. Après le dépouillement du scrutin, il est devenu évident que, sans notre appui, le candidat échouait. Mon père, qui, lui, a vu M. Neigeon, m’a laissé entendre qu’un homme si absolument médiocre n’était pas à craindre ; d’ailleurs, il s’agissait de battre le candidat radical. Le soir, après le dîner, le vieil homme s’est réveillé chez mon père, et il s’est contenté de me dire :

« Tout cela n’est pas bien propre. Mais ils m’ont tous répété que je travaillais pour toi... Enfin, fais ce que tu dois faire. Moi, je n’ai qu’à m’en aller, car je ne comprends plus. »

Le lundi et le mardi, j’ai hésité à me rendre aux Mûreaux. Il me semblait qu’il y avait quelque brutalité, à aller si vite chercher des remerciements. D’ailleurs, les enfants ne me gênaient plus. Je m’étais raisonné, en me prouvant que Louise était aussi peu mère que possible. Ne disait-on pas, dans ma province, que les Parisiennes ne sacrifiaient jamais un plaisir à leurs enfants, et qu’elles abandonnaient ceux-ci aux domestiques, pour être libres ? Hier, mercredi, tous mes scrupules ont donc disparu. L’impatience me dévorait. Je suis parti en guerre, dès huit heures.

Mon projet était d’arriver aux Mûreaux comme la première fois, le matin, et de trouver Louise seule, à son lever. Mais, quand je suis descendu de cheval, un domestique m’a dit que Madame n’était pas encore sortie de sa chambre, sans m’offrir d’ailleurs d’aller la prévenir. J’ai répondu que j’attendrais.

Et j’ai attendu en effet deux grandes heures. Je ne sais plus combien de fois j’ai fait le tour du parterre. De temps à autre, je levais les yeux vers les fenêtres du premier étage ; mais les persiennes en restaient hermétiquement closes. Las et énervé de cette promenade prolongée, j’ai fini par aller m’asseoir sous le berceau de volubilis. Ce matin-là, le temps était couvert, le soleil ne glissait pas en poussière d’or entre les feuilles. Il faisait presque nuit, dans ces verdures. Je réfléchissais, je me disais que je devais jouer le tout pour le tout. Ma conviction était que, si j’hésitais de nouveau, Louise ne serait jamais à moi. Je m’encourageais, j’évoquais ce qui me l’avait fait juger complaisante et facile. Mon plan était simple, et je le mûrissais : dès que je me trouverais seul avec elle, je lui prendrais les mains, j’affecterais d’être troublé, afin de ne pas trop l’effaroucher d’abord ; puis, je lui baiserais le cou, et le reste allait tout seul. Pour la dixième fois, je perfectionnais mon plan, lorsque tout d’un coup Louise a paru.

« Où vous cachez-vous donc ? disait-elle gaiement, en me cherchant dans l’obscurité. Ah ! vous êtes là ! Il y a dix minutes que je cours après vous... Je vous demande pardon de vous avoir fait attendre. »

Je lui ai répondu, la gorge un peu serrée, que l’attente n’avait rien d’ennuyeux, lorsqu’on songeait à elle.

« Je vous avais averti, a-t-elle repris sans paraître s’arrêter à cette fadeur, je ne suis campagnarde que la première semaine. Maintenant, me voilà redevenue parisienne, je ne puis plus quitter mon lit. »

Elle était restée à l’entrée du berceau, comme si elle n’eût pas voulu se risquer dans le noir des feuilles.

« Eh bien ! vous ne venez pas ? a-t-elle fini par me demander. Nous avons à causer.

– Mais on est très bien là, ai-je dit, la voix frémissante. Nous pouvons causer sur ce banc. »

Elle a eu encore une hésitation d’une seconde. Puis, bravement :

« Comme vous voudrez. C’est qu’il fait si noir ! Il est vrai que les paroles n’ont pas de couleur. »

Et elle s’est assise près de moi. Je me sentais défaillir. L’heure était donc arrivée ! Encore une minute, et je lui prenais les mains. Cependant, toujours très à l’aise elle continuait à parler de sa voix claire, qu’aucune émotion n’altérait.

« Je ne vous remercierai pas en phrases toutes faites. Vous nous avez donné là un bon coup d’épaule, sans lequel nous restions sur le carreau... »

J’étais hors d’état de l’interrompre. Je tremblais, je m’exhortais à l’audace.

« D’ailleurs, entre nous, les mots sont inutiles, avait-elle repris. Vous savez, nous avons conclu un marché... »

Elle riait en disant cela. Ce rire m’a décidé brusquement. Je lui ai saisi les mains, et elle ne les a pas retirées. Je les sentais toutes petites et toutes tièdes dans les miennes. Elle les abandonnait amicalement, familièrement, tandis qu’elle répétait :

« Oui, n’est-ce pas ? c’est à moi de m’exécuter maintenant. »

Alors, j’ai osé la brutaliser, lui tirer les mains pour les poser sur mes lèvres. L’ombre avait augmenté, un nuage devait passer sur nos têtes ; l’odeur forte des herbes me grisait, dans ce trou de feuillage. Mais, avant que mes lèvres se soient posées sur sa peau, elle s’est dégagée avec une force nerveuse que je n’aurais pas soupçonnée, et à son tour elle m’a pris rudement par les poignets. Elle me maintenait, sans colère, la voix toujours calme, un peu grondante pourtant.

« Voyons, ne faites pas d’enfantillages, a-t-elle dit. Voilà ce que je craignais. Me permettez-vous de vous donner une leçon, pendant que je vous tiens là, dans un petit coin ? »

Elle avait la sévérité souriante d’une mère qui réprimande un gamin.

« Dès le premier jour, j’ai bien compris. On vous a conté des horreurs sur mon compte, n’est-ce pas ?... Vous avez espéré des choses, et je vous excuse, car vous ne savez rien de notre monde, vous êtes tombé à Paris avec les idées de ce pays de loups... Puis, vous vous dites encore que c’est un peu de ma faute, si vous vous êtes trompé. J’aurais dû vous arrêter, vous vous seriez retiré sur un mot de moi. C’est vrai, je n’ai pas prononcé ce mot, je vous ai laissé aller, vous devez me regarder comme une abominable coquette... Savez-vous pourquoi je n’ai pas dit ce mot ? »

J’ai balbutié. L’étonnement de cette scène me paralysait. Elle me serrait les poignets davantage, elle me secouait, me parlant de si près, que je sentais son souffle sur mon visage.

« Je ne l’ai pas dit, parce que vous m’intéressiez et que je voulais vous donner cette leçon... Vous ne comprenez pas encore, mais vous réfléchirez et vous devinerez. On nous calomnie beaucoup. Nous faisons peut-être tout ce qu’il faut pour cela. Seulement, vous le voyez, il y en a qui sont honnêtes, même parmi celles qui paraissent les plus folles et les plus compromises... Tout cela est très délicat. Je vous répète que vous réfléchirez et que vous comprendrez.

– Lâchez-moi, ai-je murmuré tout confus.

– Non, je ne vous lâcherai pas... Demandez-moi pardon, si vous voulez que je vous lâche. »

Et, malgré son ton de plaisanterie, j’ai senti qu’elle s’irritait, que des larmes de colère montaient à ses yeux, sous l’affront que je lui avais fait. Un sentiment d’estime, un véritable respect pour cette femme si charmante et si forte, grandissaient en moi. Sa grâce d’amazone à porter vertueusement l’imbécillité de son mari, son mélange de coquetterie et de rigueur, son dédain des mauvais propos et son rôle d’homme dans le ménage, caché sous l’étourderie de sa conduite, en faisaient une figure très complexe, qui m’emplissait d’admiration.

« Pardon ! » ai-je dit humblement.

Elle m’a lâché. Je me suis levé aussitôt, tandis qu’elle restait tranquille sur le banc, ne craignant plus rien de l’obscurité, ni de l’odeur troublante des feuillages. Elle a repris sa voix gaie, en disant :

« Maintenant, je reviens à notre marché. Comme je suis très honnête, je paie mes dettes... Tenez, voici votre nomination de secrétaire d’ambassade. Je l’ai reçue hier soir. »

Et, voyant que j’hésitais à prendre l’enveloppe qu’elle me tendait :

« Mais, s’est-elle écriée avec une pointe d’ironie, il me semble qu’à présent vous pouvez bien être l’obligé de mon mari. »

Tel a été le dénouement de ma première aventure. Lorsque nous sommes sortis du berceau, Félix se trouvait sur la terrasse, avec Gaucheraud et Berthe. Il a pincé les lèvres, en me voyant venir, ma nomination à la main. Sans doute il était au courant de tout, et il se moquait de moi. Je l’ai pris à l’écart pour lui reprocher amèrement de m’avoir laissé commettre une pareille faute ; mais il m’a répondu que l’expérience seule formait la jeunesse ; et, comme je lui désignais d’un signe Berthe qui marchait devant nous, l’interrogeant aussi sur celle-là, il a eu un haussement d’épaules, d’une signification fort claire. Les choses étant ainsi, je dois avouer que, malgré tout, je ne comprends pas encore très bien l’étrange morale du monde, où les femmes les plus honnêtes montrent des complaisances singulières.

Ce qui m’a donné le dernier coup, ç’a été d’apprendre par Gaucheraud lui-même que mon père les avait invités, lui et sa femme, à venir passer trois jours au Boquet. Félix s’était remis à sourire, en nous annonçant qu’il rentrait à Paris le lendemain.

Alors, je me suis sauvé, j’ai prétexté que j’avais formellement promis à mon père d’être de retour pour l’heure du déjeuner. J’étais déjà au bout de l’avenue, lorsque j’ai aperçu un monsieur dans un cabriolet. Ce devait être M. Neigeon. Ma foi ! j’aime mieux l’avoir manqué encore. C’est dimanche que Gaucheraud et sa femme viennent s’installer au Boquet. Quelle corvée !

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