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André Durand présente Milan kundera (Tchécoslovaquie-France)


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Valčík na rozloučenou’’

(1971)


La valse aux adieux”
Roman
Dans une station thermale au charme suranné, spécialisée dans le traitement de la stérilité, la perspective d'une naissance est une promesse de vie pour Ruzena, mais une menace de mort pour Klima. Autour d'eux gravitent des personnages qui s'adonnent à la danse triste et dérisoire de l'amour et de la dissimulation : une jolie infirmière ; un gynécologue fantaisiste ; un riche Américain (à la fois saint et don Juan) ; un trompettiste célèbre ; un ancien détenu, victime des purges et sur le point de quitter son pays. Ils ne sont que de passage, mais laissent derrière eux des séquelles irréparables.
Commentaire
Dans cet univers absurde, huit personnages s'étreignent au gré d'une valse mi-tragique, mi-grotesque, qui va s'accélérant. Dans ce vaudeville noir, avec un sens aigu de la dérision, avec une blasphématoire légèreté qui nous fait comprendre que le monde moderne nous a privés même du droit au tragique, Kundera pose les questions les plus graves. Il nous fait assister à la lutte éternelle entre les visions masculine et féminine de l'existence. On a le vague sentiment que les personnages ont passé leur temps à essayer de prendre congé d'une partie de leur vie pour mieux se construire. Le roman est aussi une réflexion sur le communisme, sur les diverses oppressions, sur la peur et la cruauté. Un suspense magistral et un style fait de bonds successifs le rendent aussi passionnant qu'un bon roman policier.

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Ce roman était le dernier de la trilogie romanesque dont “La plaisanterie” et “La vie est ailleurs” formaient les premiers volets.

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‘’Kniha smíchu a zapomnění’’

(1978)


Le livre du rire et de l'oubli”
Roman
Tamina est le principal personnage, la principale auditrice d’une succession de sept histoires en autant de chapitres, qui sont apparemment disparates, mais sont une variation sur sa propre histoire et se rejoignent dans sa vie comme dans un miroir.
Commentaire
Tout ce livre est un roman en forme de variations qui ne semblent que passages du coq à l'âne, s'entrecroisent, se rejoignent, et finalement se complètent. La tonalité majeure est un pessimisme tonique. Comme l’indique le titre, c’est un roman sur le rire et sur l'oubli, sur la mémoire, sur le rapport de l'être humain avec son passé. Kundera analyse les rapports humains et psychologiques entre ses personnages dont l’un souhaite écrire «un livre politique sur l'amour et un livre d'amour sur la politique». L’auteur parle aussi beaucoup de lui-même, de sa propre histoire, de l'histoire de Prague, de sa Bohème natale, d’une société bouleversée par les chars de 1968.

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‘’Nesnesitelná lehkost bytí’’

(1984)


L'insoutenable légèreté de l'être”
Roman de 390 pages
L'insoutenable légèreté de l'être est prouvée par les histoires de Tomas et Tereza (chirurgien tchèque, véritable don Juan, qui épouse cette serveuse torturée par la jalousie, et qui, ayant émigré à Zürich en 1968, revient pour elle à Prague, se contentant de son état de laveur de vitres puis de leur vie à la campagne), de Sabina (une des maîtresses de Tomas qui, peintre, vit après 1968 dans le monde libre), de Franz (un des amants de Sabina, professeur genevois rompant avec sa femme et se laissant entraîner par l'idéal kitsch de la gauche).
Commentaire
Kundera poursuivit sa réflexion sur la condition humaine à travers ce roman d’amour tour à tour grave et désinvolte.

Philip Kaufman a adapté le roman au cinéma, donnant une oeuvre réinventée sans dénaturer l'originale.

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Entre 1985 et 1987, Milan Kundera a entièrement revu les traductions françaises de ses oeuvres écrites en tchèque, et, dès lors, elles ont la même valeur d'authenticité que les textes originaux.

Il écrivit directement en français :

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L'art du roman

(1985)
Essai
Dans sept textes relativement indépendants mais liés en un seul essai, Kundera (qui prévient : «Dois-je souligner que je n'ai pas la moindre ambition théorique et que ce livre n'est que la confession d'un praticien? L'oeuvre de chaque romancier contient une vision implicite de l'histoire du roman, une idée de ce qu'est le roman : c'est cette idée du roman, inhérente à mes romans, que j'ai essayé de faire parler.») expose sa conception personnelle du roman européen : un «art né du rire de Dieu». Il se demande si son histoire est en train de s'achever. Il pense qu’il «ne peut plus vivre en paix avec l'esprit de notre temps : s'il veut encore "progresser" en tant que roman, il ne peut le faire que contre le progrès du monde». Un des textes est consacré à Broch, un autre à Kafka, et de la première à la dernière ligne la réflexion de Kundera est une constante référence aux auteurs qui sont les piliers de son «histoire personnelle du roman» : Rabelais, Cervantès, Sterne, Diderot, Flaubert, Tolstoï, Musil, Gombrowicz... Il dresse ce tableau du roman : «Avec [...] Cervantès, il se demande ce qu'est l'aventure; avec Samuel Richardson, il commence à examiner '’ce qui se passe à l'intérieur'’, à dévoiler la vie secrète des sentiments ; avec Balzac, il découvre l'enracinement de l'homme dans l'Histoire ; avec Flaubert, il explore la terra jusqu'alors incognita du quotidien ; avec Tolstoï, il se penche sur l'intervention de l'irrationnel dans les décisions et le comportement humain. Il sonde le temps : l'insaisissable moment passé avec Marcel Proust; l'insaisissable moment présent avec James Joyce. Il interroge, avec Thomas Mann, le rôle des mythes qui, venus du fond des temps, téléguident nos pas.» 

Dans deux dialogues, il parle de son propre art (art dans le sens presque artisanal du mot) : des façons de créer un «ego expérimental» (un personnage), de la polyphonie, de la composition...

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Depuis 1989, on se demande si Milan Kundera va retourner dans son pays qui est libéré du communisme.

Il publia :

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‘’Nesmrtelnost’’

(1990)


L'immortalité
Roman de 400 pages
Tout en racontant l'histoire d'Agnès qui vit en France à notre époque, de son mari, Paul, de leur fille, Brigitte, de Laura, la soeur d'Agnès, de Bernard, son mari, d'un peintre érotomane, l'auteur, qui est lui-même présent dans le roman avec son ami, le professeur Avenarius, s'intéresse aussi aux rapports entre Goethe et Bettina von Arnim. Surtout, il se livre à toute une série de réflexions sur la mort et l'immortalité, les rapports entre les hommes et les femmes, la civilisation occidentale qui est celle de l'«homo sentimentalis», sur les maladies de notre époque (comme «l'imagologie»), l'amour, le rire, le roman, etc..

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Les testaments trahis

(1993)
Essai
Dans cet essai, divisé en neuf parties, Kundera propose une réflexion sur la situation de l’art européen, sa place, son destin. «On se fout des testaments, c’est connu», affirme-t-il. Il se demande pourquoi Max Brod n’a pas respecté le testament de Kafka, ourquoi les œuvres de Janacek ont été retouchées sous la bénédiction de son ami Vogel. Il voit à la source de cet irrespect grandissant contre la volonté des auteurs une grave incompréhension entre l’art moderne et ses amateurs comme ses critiques. Il se demande encore comment des œuvres peuvent être aimées sans êtres comprises, quelles en sont les conséquences pour l’art, plus généralement, quels effets le déclin de la compréhension de l’art peut avoir en Europe.

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En mai 1994, dans un article paru dans ‘’Le Monde’’, Kundera exposa le paradoxe de l'exilé : «Notre moitié du siècle (de la Seconde Guerre mondiale à la chute du mur de Berlin) a rendu tout le monde extrêmement sensible au destin des gens interdits dans leur pays. Cette sensibilité compatissante a embrumé le problème de l'exil d'un moralisme larmoyant et a occulté le caractère concret de la vie de l'exilé qui a su souvent transformer son bannissement en un départ libérateur vers un ailleurs, inconnu par définition, et ouvert à toutes les possibilités.» Il cita les exemples de Brandys, Kristeva, Zinoviev, Siniavski, Forman, Polanski, Agnieszka Holland et plein d'autres. Mais il constatait que la fin du communisme ne pouvait en rien inciter ces gens-là à venir célébrer dans leur pays natal la fête du Grand Retour : «Et si, à la déception du public, ils n'en ont ressenti aucun désir, n'auraient-ils pas dû considérer leur retour comme un engagement moral?», se demandait-il pour rejeter l'argument, car l'écrivain (ou le cinéaste, le penseur, le danseur, l'artiste), est avant tout un être libre, et il se doit de préserver son indépendance contre toute contrainte, même celle qui en appelle aux sentiments du devoir envers le pays. Ayant choisi de vivre, de créer et de travailler ailleurs, ils sont peu à peu devenus, de plein droit, des citoyens de l'ailleurs, exilés en situation de liberté. Et le dernier tabou à devoir tomber était celui de la langue : on abandonner une langue maternelle, l'écrivain n'est pas prisonnier d'une seule langue. Kundera disait que seule la brièveté de la vie l’empêche de tirer toutes les conclusions de cette invitation à la liberté que représente l'exil.

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La lenteur

(1995)
Roman


Vera et Milan Kundera assistent à un colloque d'entomologiste se situant dans un château. Les petits drames du colloque lui inspirent diverses réflexions sur le monde moderne, qu'il met en liaison avec Vivan Denon, qui avait placé l'action de ‘’Point de lendemain’’ dans ce même château. Ce libertin du XVIIIe siècle converse avec un libertin du XXe siècle. L’auteur développe cette thèse : les gens de l’époque moderne, par une fascination pour la vitesse, délaissent les vertus de la lenteur alors qu’elle est un moyen de sauvegarder la mémoire : «Le degré de la vitesse est directement proportionnel à l'intensité de l'oubli
Commentaire
Ce texte, écrit directement dans un français dépouillé, beaucoup plus court que les précédents romans de Kundera, l'écriture étant plus dense, l'action réduite à l'essentiel, fut une entreprise romanesque où la réflexion devint le moteur du texte. Il appartient plus à la tradition du roman philosophique et s'oppose au baroque de ceux qui ont été écrits en tchèque. On parle a pu dire que l’écrivain avait connu une maturation.

On y trouve ces réflexions :

- «La source de la peur est dans l'avenir, et qui est libéré de l'avenir n'a rien à craindre

- «La vitesse est la forme d'extase dont la révolution technique a fait cadeau à l'homme

- «La discrétion, de toutes les vertus, est la vertu suprême

- «Imprimer la forme à une durée, c'est l'exigence de la beauté mais aussi celle de la mémoire

- «Rien n'est plus humiliant que de ne pas trouver de réponse cinglante à une attaque cinglante

- «La façon dont on raconte l'Histoire contemporaine ressemble à un grand concert où l'on présenterait d'affilée les cent trente-huit opus de Beethoven mais en jouant seulement les huit premières mesures de chacun d'eux

- «Quand les choses se passent trop vite, personne ne peut être sûr de rien, de rien du tout, même pas de soi-même

- «C'est toujours drôle quand un narrateur joue un rôle comique dans sa propre histoire

- «Qui se venge aujourd'hui se vengera aussi demain

- «Cette impatience de parler est en même temps un implacable désintérêt à écouter

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L'identité

(1998)
Roman de 167 pages


Un couple banal, moyen, ni jeune ni vieux, presque anonyme, occupe ce roman. Lui, Jean-Marc, fut moniteur de ski. Elle, Chantal, avec «son chignon démodé», travaille dans une agence de publicité. On la découvre un vendredi soir dans la salle de restaurant d'un hôtel d’une station balnéaire normande, alors que, tout en mangeant, elle imagine que, si elle perdait Jean-Marc, «elle serait condamnée à vivre jusqu'à la fin de ses jours dans une horreur ininterrompue». Or le couple va entrer dans le tourbillon de la suspicion à cause de quelques lettres adressées à Chantal par un inconnu qui se dit amoureux. Troublée, elle les lit en cachette et les dissimule. De ce petit secret, le couple, se dévisageant, se regardant avec une intensité maladive, connaît une désillusion progressive et, s'espionnant, va jusqu'à la paranoïa.
Commentaire
Dans ce livre fugué, ouvert, ambigu, inconfortable, Kundera choisit le quotidien le plus banal et le plus évident. Mais il excelle à manipuler un couple typique aussi falot soit-il, soumis aux lois du siècle, et, en grand naturaliste, en clinicien obstiné, à lui ouvrir le ventre et la tête, à sonder, avec une minutie hallucinatoire, avec une ironie tranchante, avec une exultation glaçante, les corps, sacs de chair qui trahissent les sentiments, qui dénoncent la vacuité des bavardages, qui défont les mensonges. Il ne nous épargne rien de la terrible défaite physiologique et libidinale de la femme quand elle est seule. En même temps, avec une patience inquiétante et déprimante, il traque l'attirail de la sottise de l'époque avec son exhumation des corps, ses mensonges publicitaires, ses clichés, sa pensée unique. Le roman, écrit en français, appartenant plus à la tradition du roman philosophique et s'opposant au baroque de ceux qui ont été écrits en tchèque, a été accueilli un peu froidement par la critique et le public français.

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Dans la Tchécoslovaquie occupée des années 1970, Kundera, faisant face à la censure et à l'obscurantisme soviétiques, s'était plongé dans les textes des Lumières et avait composé une adaptation en dialogues rapides du roman de Diderot ‘’Jacques le fataliste et son maître’’ pour lequel il professe une admiration extrême : «On peut se passer de Diderot homme de théâtre, on peut comprendre l’histoire de la philosophie sans connaître ses essais, mais l’histoire du roman serait incomplète sans “Jacques le fataliste”. C’est l'un des romans que j'aime le plus ; tout y est humour, tout y est jeu ; tout y est liberté et plaisir de la forme ; c'est pourquoi, ai-je dit dans “L'art du roman” : “en France ce livre est scandaleusement sous-estimé : il concentre tout ce que la France a perdu et refuse de retrouver”. Seul un goujat touche à la forme d'une œuvre qui ne lui appartient pas. Méprisés soient les adaptateurs ! Cette pièce n'est pas une adaptation ; c'est ma forme à moi ; ma rêverie ; ma variation sur un roman que j'ai voulu fêter.» :

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Jacques et son maître. Hommage à Denis Diderot

(1998)
Pièce de théâtre en trois actes


Jacques et son maître errent, révoltés contre leur Créateur, rencontrent une multitude de personnages qui les amènent à se poser des questions existentielles sur leurs passions et leurs destinées.
Commentaire
La pièce, particulièrement festive, ludique, et libre d'esprit, comédie aussi paillarde que philosophique, gorgée de vin, d’histoires croustillantes et de postérieurs charnus, les amours étant plus volontiers grivoises que sentimentales, est un grand appel d'air. C’est une réflexion burlesque sur la manipulation. Le maître est naïf, et c’est le valet qui a hérité de la substance qui lui fait défaut ; mais il est soudain saisi d’une angoisse désarmée, comme un être léger soudain rattrapé par la gravité des choses, avant que la vie ne reprenne ses droits.

La pièce remet en question la notion de liberté individuelle face au «fatum». Le sujet est toujours d’actualité car nous vivons notre propre oppression, dans un monde de culpabilité créé en particulier par le souci de maintien de la santé, de respect de l’écologie.

Si l’oeuvre de Diderot révélait une véritable esthétique du roman, Kundera, lui, a écrit une pièce éminemment théâtrale, centrée sur le plaisir du jeu, à un triple niveau, d’une tonalité à la fois légère et grossie, parfaitement jouable sur scène. Transgressant les conventions, les personnages, qui agissent sur l’impulsion du moment et se posent des questions ensuite, qui s’y jouent eux-mêmes à travers leurs souvenirs, sortent de leur rôle, ont des soubresauts d’angoisse pirandellienne. Kundera multiplie les clins d’oeil, plus joyeux que très subtils. Plus que dans les dialogues, la réflexion est contenue dans les récits où chacun revoit sa propre expérience de trahison amicale et amoureuse, à travers le filtre de l’autre. Dans cette conception circulaire de l’existence, chaque récit est un reflet inversé du suivant, ajoute un angle à l’édifice qu’il observe d’une lorgnette différente mais semblable quant au fond, avec des différences de degré.

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L'ignorance

(2003)
Roman de 180 pages

Le livre s'ouvre sur un examen de l'étymologie du mot «nostalgie», une comparaison de ses sens dans les différentes langues européennes. Puis on s'intéresse à la figure emblématique d'Ulysse (qui parcourt tout le livre) : il revient à Ithaque après vingt ans d'absence, ayant fait le voeu de rentrer, bien qu'il soit toujours hanté par la déesse Calypso qui l'aimait, dont il fut le prisonnier heureux pendant sept ans et à qui il avait avoué que Pénélope était «sans grandeur ni beauté». Or l'épouse fidèle, que glorifia Homère par respect d'une hiérarchie entre les sentiments, ne le reconnaît pas ! À la nostalgie succède donc souvent la déception du retour. Enfin, on suit, heure par heure, dans leurs itinéraires parallèles de retour en Tchéquie après vingt ans d'absence à la suite de la répression soviétique en 1968, Irena, qui vit en France, et Josef, qui vit au Danemark. Ils s'y sont construit une vie et une identité nouvelles qu'ils revendiquent. Leur projet se fonde sur la méprise de leurs amis étrangers qui se font d'eux une image d'exilés nostalgiques, entretenant le sentiment qu'ils n'ont qu'une envie depuis la chute du mur de Berlin : retourner au pays. L'amie française d'Irena est d'ailleurs si déçue d'apprendre qu'elle se trouve bien en France qu'elle rompt toute relation avec elle. En fait, même si, à Paris, Irena cède inconsciemment, durant la journée, à une certaine nostalgie, ses cauchemars de la nuit la confortent dans le choix de sa nouvelle patrie : «Le jour lui montrait le paradis qu'elle avait perdu, la nuit l'enfer qu'elle avait fui». Et, lorsqu'elle décide enfin de revoir son pays, elle obéit essentiellement aux attentes de ses amis parisiens ; elle ne peut se résoudre à les décevoir. Cependant, si Ulysse retrouve son olivier intact après vingt ans d'odyssée, la Tchéquie d'Irena n'est pas celle qu'elle avait laissée derrière elle : elle est transformée à jamais par les bombes et le bétonnage intensif, par l'abandon du russe et l'adoption de l'anglais comme langue seconde.

Josef fait la même expérience. Non seulement cet homme mûr ne se reconnaît pas dans le journal intime d'adolescent qu'il a retrouvé dans sa maison natale, mais l'oubli a fait son oeuvre : «Pendant son absence, un balai invisible était passé sur le paysage de sa jeunesse, effaçant tout ce qui lui était familier : le face-à-face auquel il s'était attendu n'avait pas eu lieu».



Personne ne les reconnaît. Leurs familles et leurs amis ne leur posent pas de questions sur leur vie à l'Ouest pendant toutes ces années : «C'était une conversation bizarre», dit Irena après avoir retrouvé ses anciennes amies à Prague : «Moi, j'avais oublié qui elles avaient été ; et elles ne s'intéressaient pas à ce que je suis devenue. Les gens ne s'intéressent pas les uns aux autres, et c'est normal.» Douloureuse vérité, le temps a coupé les liens. Elle repart à Paris avec ses souffrances et Kundera, en espiègle caustique, nous dit du pays qu'elle fuit de nouveau qu'on ne veut plus y entendre parler que de succès. De même, Josef, retrouvant sa famille, a le sentiment qu'il n'est pas à sa place, qu'il n'a plus rien à voir avec sa vie antérieure, qu'il est en définitive infiniment plus libre dans son Danemark adoptif qu'il ne le serait jamais dans son pays d'origine. Vers la fin, ils se rencontrent dans une scène d'une immense rigolade blême : leur déception commune empêche leur ancienne flamme de se rallumer.
Commentaire
Les cinquante-huit courtes séquences, brutales et fortes, qui constituent le roman peuvent praître un bric-à-brac. Mais, en fait, elles se font écho, et le livre est admirablement construit, selon le principe musical de la fugue qui emporte réflexions et personnages. Le style est blanc, volontairement plat, mais le changement de langue n'a altéré en rien le talent du romancier.

Le titre ne renvoie pas au sens courant de manque de connaissances, mais plutôt à cette ignorance qui est une lacune existentielle, qui est la face cachée de l'être humain qui apparaît lors de situations historiques exceptionnelles, en temps de guerre ou de révolution, à l'incompréhension de la nature humaine, à la cécité qui empêche les humains de maîtriser vraiment leur propre destin («Comment celui qui ne connaît pas l'avenir pourrait-il comprendre le sens du présent?»), aux forces négatives de l'oubli, du repli, du désintérêt, de la déception, de la rancœur, de la solitude, de la tristesse, de la douleur que provoque cette ignorance. Car, on le sait, les personnages chez Kundera souffrent. On reconnaît ici des thèmes qui lui sont chers : l'exil, la mémoire, l'oubli, la nostalgie. Ce roman de la douleur de l'exil, de l'amour que l'émigré porte à sa terre d'accueil et de son retour, n'a rien de vraiment réjouissant. La longue rumination de l'exil mène, par de curieux chemins, non pas vers un paradis perdu, mais à d'immenses fondrières. D'où la grande tristesse mais aussi la raison de la grandeur de ce livre qui est l'un des plus mélancoliques et nostalgiques que Kundera ait écrits, des plus tristes et des plus lucides sur les choses de l'amour. Il exprime l'étouffant malentendu qui sépare ceux qui sont restés au pays de ceux qui l'ont quitté, la stupeur devant les changements accélérés du pays d'origine, le deuil immense à l'égard du passé, de la mémoire. Il n'arrête pas de nous parler de cette méprise qui consiste, chez l'émigré, à avoir la nostalgie de son pays natal (ou de sa langue, c'est tout comme), alors même qu'il avoue souvent être mieux dans sa peau depuis qu'il en est parti. Il évoque la figure d'Ulysse : «Une fois rentré, il comprit, étonné, que sa vie, son centre, son trésor, se trouvait hors d'Ithaque, dans les vingt ans de son errance. Et ce trésor, il l'avait perdu.» Ulysse est malheureux, qui a fait un beau voyage… À Prague, Kafka fut malheureux mais, aujourd'hui, il est devenu «le saint patron des agences de voyage». Il constate que l'exil dépasse le contexte politique en permettant d'accéder à des aspects inconnus de l'existence humaine. Mais de quoi a-t-on précisément la nostalgie? A-t-elle un contenu mnésique spécifique? «Ceux qui ne fréquentent pas leurs compatriotes, comme Irena ou Ulysse, sont inévitablement frappés d'amnésie. Plus leur nostalgie est forte, plus elle se vide de souvenirs. Plus Ulysse languissait, plus il oubliait. Car la nostalgie n'intensifie pas l'activité de la mémoire, elle n'éveille pas de souvenirs, elle se suffit à elle-même, à sa propre émotion, tout absorbée qu'elle est pas sa seule souffrance.» Et ce qui est pire, comme le constate Josef en pensant à sa propre femme qu'il a perdue il y a plusieurs années tout en continuant à lui prêter vie dans son esprit afin de ne pas l'oublier, c'est que ces souvenirs tiennent à presque rien. «Un jour il se demanda : s'il additionnait ce peu de souvenirs qui lui restaient de leur vie commune, combien cela ferait-il? Une minute? Deux minutes?... Et là est l'horreur : le passé dont on se souvient est dépourvu de temps. Impossible de revivre un amour comme on relit un livre ou comme on revoit un film. Morte, la femme de Josef n'a aucune dimension, ni matérielle ni temporelle». Il est vrai que, pour reprendre les mots de l'auteur, «sa mémoire le détestait». Mais il n'est pas le seul à éprouver ainsi son passé comme un vide, comme une absence, c'est peut-être même une condition universelle, pas seulement le propre des exilés. De même chacun doit-il admettre qu'il y a malentendu dès que deux personnes croient partager les mêmes souvenirs. Cela est mathématiquement impossible, et la démonstration de Kundera est d'ailleurs implacable. Il montre aussi «le paradoxe mathématique de la nostalgie : elle est le plus puissante dans la première jeunesse quand le volume de la vie passée est tout à fait insignifiant». Ce qu'il aligne, c'est une série de méprises qu'il s'efforce de remettre à l'endroit, tout en sachant que cela ne changera rien, ou si peu, à l'ordre des choses. Notamment le fonctionnement de la mémoire qui, pour reprendre les mots de Josef, «plaque du vraisemblable sur de l'oublié», les leçons que nous tirons de l'Histoire, les relations amoureuses, la jeunesse qui n'a d'yeux que pour l'éternité, pas pour l'avenir, l'absence de communication, le communisme dont Josef a toujours pensé qu'il n'avait rien à voir avec Marx et avec ses théories, que l'époque avait seulement offert aux gens l'occasion de pouvoir combler leurs besoins psychologiques les plus divers : «le besoin de se montrer non conformiste ; ou le besoin d'obéir ; ou le besoin de punir les méchants ; ou le besoin d'être utile ; ou le besoin d'avancer vers l'avenir avec les jeunes ; ou le besoin d'avoir autour de soi une grande famille».

Voilà donc un roman émouvant, mélancolique, triste et lucide à la fois, qui oscille constamment entre fiction et réflexion philosophique. C’est peut-être le livre le plus personnel de l'auteur, qui était lui-même exilé en France depuis presque trente ans qui devait donc, un jour ou l'autre, se poser dans un roman à sa manière la question du retour au pays. En fait, il ne (se) la posa pas (il resta en France), mais il l'aborda franchement, lucidement, en remettant en cause la notion même de patrie, en promouvant l’idée d’un «exil libérateur» qui a existé de tout temps mais que, généralement, on occulte, on évacue, car morale et politique rôdent en aigles au-dessus de cette matière sensible : «La notion même de patrie, dans le sens noble et sentimental de ce mot, est liée à la relative brièveté de notre vie qui nous procure trop peu de temps pour que nous nous attachions à un autre pays, à d'autres pays, à d'autres langues.» Autrement dit, si nous pouvions vivre cent soixante ans, nous deviendrions d'une autre espèce (rien ne serait plus pareil, ni l'amour ni la nostalgie) mais «nous qui devons mourir si tôt, nous n'en savons rien».

Précédé d'un retentissant succès, le roman sortit en français, la langue dans laquelle il avait été écrit, trois ans après sa publication dans divers pays. La rumeur voulut que Kundera ait boudé les lecteurs français, ou la critique, en raison du mauvais accueil qu'avaient reçu ses deux romans précédents.

La presse européenne crut pouvoir discerner dans “L'ignorance” l'inauguration d'«une troisième manière» chez Kundera. Dans un entretien accordé à “L'express”, il déclara que le romancier ne devait pas être «le valet de l'historien», son rôle ne se limitant pas à raconter ou à commenter l'Histoire, et il en avait fait la démonstration, prouvant que l'exil dépasse le contexte politique en permettant d'accéder à des aspects inconnus de l'existence humaine.

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‘’Le rideau’’



(2005)
Essai de 208 pages
Le «rideau» est le voile fallacieux de préinterprétations jeté sur le monde pour dissimuler la nature de la réalité. Ce texte est divisé en sept parties, elles-mêmes divisées en petits chapitres centrés chacun sur un motif particulier qui peut être tantôt une idée, tantôt une métaphore, tantôt une anecdote, tantôt encore l'analyse de tel ou tel roman (notamment ‘’L'éducation sentimentale’’, ‘’Anna Karénine’’, ‘’Don Quichotte’’, ‘’Tom Jones’’, ‘’L'arrière-saison’’ d'Adalbert Stifter).

Le roman, nous dit Kundera, n’a d’autre fonction que de percer ce tissu mensonger, de découvrir et de révéler le domaine de la réalité et de l’existence humaine. Il suit l’histoire du roman, art né avec Rabelais et Cervantès, «indestructible château de l’inoubliable», interroge l’écriture romanesque à l’aune du temps présent. Au reproche de Sainte-Beuve, qui exhortait le jeune Flaubert «à consoler, à reposer le lecteur par un bon spectacle», l’écrivain répond que sa volonté a toujours été «d’aller dans l’âme des choses». Le roman n’est pas le véhicule des jugements de l’auteur. Il n'est ni un simple «genre» littéraire ni l'une des provinces parmi d'autres de la littérature, de l'écriture, de l'Imagination ou de quelque autre empire général du même ordre. Le roman est un art sui generis, autonome, doté de sa morale et de son histoire, au service d’une recherche esthétique qui ignore le cloisonnement et les répétitions au sens le plus précis et le plus fort du terme, un art à part entière, tout comme le sont, par exemple, la musique ou la peinture. Un art, cela veut dire, d'abord, un langage et une forme spécifiques, caractérisés, d'un côté, par le recours à deux données essentielles : le personnage, la prose, et, d'un autre côté, par une liberté de composition et une ouverture qui offrent au romancier des possibilités pratiquement illimitées, quoique encore largement inexplorées. Un art, cela suppose, également, une matière particulière, qui n'est nulle autre pour le roman que l'existence (la «nature humaine», disait Fielding), dont il a pour fonction (pour devoir absolu) de dévoiler et de comprendre des aspects encore ignorés. Ainsi, seul le roman peut, comme le voulait Flaubert, «aller dans l'âme des choses» et y découvrir ce que tout, autour de nous, conspire à nous faire perdre de vue et qui forme pourtant l'essentiel de notre expérience commune : l'inéluctable «prose de la vie», «l'immense et mystérieux pouvoir» qu'exercent sur nous le «futile» ou la bêtise (cette «tendre fée»), et cette conscience, enfouie en nous, que quoi que nous fassions «la vie humaine en tant que telle est une défaite». Mais ce que découvre aussi le roman, c'est qu'en tout cela réside une forme, plus humble mais plus vraie peut-être que toute autre, de la beauté. Art, le roman l'est encore parce qu'à l'instar de tous les autres arts, il possède, ou, mieux, il est lui-même, une manière unique d'aborder le monde et d'entrer en relation avec lui. Certes, la pensée du roman est une pensée hypothétique et fragmentaire, sa métaphysique est essentiellement profane et ironique, sa morale ne peut être dissociée de l'humour et du jeu. Mais elles n'en constituent pas moins, en nos temps furieusement naïfs et désabusés, le dernier refuge, peut-être, de l'esprit critique et de la lucidité, c'est-à-dire de la liberté. L'art du roman, enfin, tisse à travers le temps et les oeuvres sa propre histoire, liée, certes, mais irréductible à l'Histoire commune des sociétés et des nations. Comme celle de la peinture ou de la musique, l'histoire du roman est la suite des oeuvres de valeur qui, peu à peu, à tour de rôle, précisent sa nature, lui inventent de nouveaux moyens et en étendent le territoire. Cette histoire «n'a rien à voir avec le progrès ; [...] elle ressemble à un voyage entrepris pour explorer des terres inconnues et les inscrire sur une carte», si bien que «l'ambition du romancier est non pas de faire mieux que ses prédécesseurs, mais de voir ce qu'ils n'ont pas vu, de dire ce qu'ils n'ont pas dit». L'histoire du roman, en d'autres mots, est l'héritage que recueille chaque romancier, le milieu dans lequel il situe sa propre aventure, et le «grand contexte» à l'aune duquel se mesurent la signification et la valeur de chaque oeuvre nouvelle. Pour Kundera, qui reprend l'idée goethéenne de «Weltliteratur», cette histoire est transnationale par définition. D'abord européenne, à travers le lignage qui va de Rabelais et Cervantès jusqu'à la «grande pléiade» des romanciers centre-européens (Broch, Musil, Kafka, Gombrowicz), en passant notamment par les Anglais Fielding et Sterne, les Français Balzac et Flaubert, le Russe Tolstoï, elle s'élargit bientôt à l'Occident entier, voire au monde, avec l'arrivée des grands romanciers américains du Nord et du Sud (entre autres Faulkner, Carpentier, Fuentes), auxquels il consacre ici des pages superbes.

En plaidant en faveur d’une «littérature mondiale», il pourfend le provincialisme des grandes et des petites nations, incapables de désembourber les écrivains de leur région natale et d’envisager leur culture dans un contexte dépassant les frontières. Comme si la compréhension d’une œuvre n’était possible qu’à l’intérieur d’une même unité linguistique et historique restreinte, et ne pouvait en franchir les barrières sans craindre de sombrer dans l’indifférence. Or Bakhtine a lu Rabelais, Gide Dostoïevski, G.B Shaw Ibsen. Ces lectures sont les preuves que seul le recul procuré par le grand contexte permet à l’observateur de percevoir la valeur esthétique d’un roman, autrement dit «les aspects jusqu’alors inconnus de l’existence que ce roman a su éclairer ; la nouveauté de la forme qu’il a su trouver».


Commentaire
Cet essai faussement désordonné, qui est avant tout l'oeuvre d'un romancier, et non celle d'un professeur ou d'un théoricien, est construit comme le serait une longue conversation amicale, où se mêlent librement le grave et le léger, le passé et le présent, le sérieux et le comique, le rapide et le lent, mais où, pourtant, jamais on ne quitte l'essentiel. Comme si cette conversation ne faisait qu'accompagner une promenade, une autre promenade du romancier (et donc de son lecteur) dans le territoire qu'il connaît le mieux et qu'il ne se lasse jamais de parcourir, car c'est sa seule et unique patrie : l'art du roman. Écrit dans un français d'une sobriété et d'une limpidité exemplaires, il présente une réflexion enthousiaste, constellée d’anecdotes singulières. Si théorie il y a, c'est, comme celle qu'on trouve dans le ‘’Tom Jones’’ de Fielding, une «théorie légère et plaisante; car c'est ainsi que théorise un romancier : en gardant jalousement son propre langage, en fuyant comme la peste le jargon des érudits». Et, en fuyant aussi la rigidité des raisonnements et des démonstrations. Un romancier qui parle de l'art du roman, écrit Kundera à propos de Gombrowicz, est «comme un peintre qui vous accueille dans son atelier [...]. Il vous parlera de lui-même, mais encore plus des autres, de leurs romans qu'il aime et qui restent secrètement présents dans son oeuvre propre. Selon ses critères de valeur, il remodèlera devant vous tout le passé de l'histoire du roman et, par là, vous fera deviner sa propre poétique du roman». Si Kundera réfléchit en créateur à partir de sa propre pratique, son essai dépassa amplement ses souvenirs et ses expériences personnelles, l’esthétique romanesque examinée relevant bel et bien du général, sinon de l’universel.

Avec ‘’L'art du roman’’ et ‘’Les testaments trahis’’, ‘’Le rideau’’ forme une magnifique trilogie essayistique à l'intérieur de laquelle circulent, comme des thèmes sans cesse enrichis et approfondis par des variations nouvelles, les mêmes grandes préoccupations esthétiques et existentielles. Malgré la diversité des sujets qu'il aborde, ce livre constitue donc une autre étape de l'inépuisable méditation de Kundera sur l'art du roman.

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En 2008, un jeune historien tchèque, Adam Hradilek, qui travaillait à l'Institut de Prague où il était chargé de la gestion des archives communistes, tomba par hasard sur le rapport de police 624 / 1950, issu des archives du ministère de l'Intérieur tchèque, daté du 14 mars 1950 : «Aujourd'hui vers 16 heures, un étudiant, Milan Kundera, né le 1 avril 1929 à Brno, s'est présenté dans ce département pour rapporter qu'une étudiante devait rencontrer dans la soirée un certain Miroslav Dvovácek. Ce dernier a apparemment déserté du service militaire et était allé au printemps de l'année précédente en Allemagne, où il était entré illégalement». Arrêté immédiatement sur le lieu de rendez-vous avec l'étudiante, Dvoracek fut condamné à vingt-deux ans de prison. La peine de mort avait même été requise contre lui. De prison, il fut, comme beaucoup de prisonniers politiques à l'époque, envoyé dans une mine d'uranium, qui était un camp de travail connu pour la dureté des conditions qui y régnaient. Finalement, après y avoir passé quatorze années, il fut relâché en 1963. Informé par une amie de fac que Dvoracek s'apprêtait à passer la nuit chez elle, Kundera, qui était alors l'un des plus brillants étudiants de sa génération et un communiste convaincu, l'aurait dénoncé à la police. Les tribunaux médiatiques étant parfois aussi expéditifs que les tribunaux politiques, l'agence France-Presse a, sans autre forme de procès, repris les accusations de ‘’Respekt’’ dans une dépêche titrée sans équivoque : «Milan Kundera a collaboré avec la police secrète communiste.» Or l'agence n'avait pas interrogé l'accusé avant de prononcer son verdict.

Il le fut par journal tchèque ‘’Respekt’’, qui a révélé l'affaire. Dans un premier temps, Milan Kundera refusa de commenter l'information avant de démentir catégoriquement. «Je suis totalement pris au dépourvu par cette chose à laquelle je ne m'attendais pas du tout, de laquelle je ne savais rien hier encore, et qui n'a pas eu lieu » a-t-il déclaré dans un entretien téléphonique avec l'agence tchèque CTK. Oscillant entre colère et abattement, il constatait : «Les néo-flics fouillent dans les archives des vieux flics».

Certes, on a le droit de ne pas le croire, et beaucoup ne s'en priveront pas. Mais, il faut rappeler que des milliers de faux ont permis de condamner des milliers d'innocents. Et, si ce document précis est authentique, pourquoi le régime ne l'a-t-il jamais utilisé contre l'écrivain qui passa à la dissidence après 1968, et en particulier en 1979, juste après la parution du ‘’Livre du rire et de l'oubli’’, lorsqu'il fut déchu de sa nationalité tchèque par Husak. Peut-on sérieusement imaginer que les dirigeants tchèques aient conservé dans leurs tiroirs cette grenade dégoupillée? C'était peut-être son refus de célébrer la fin de l'Histoire et le triomphe des droits de l'Homme, sans oublier sa défense des «petites nations», que Kundera payait.

Il avait lui-même, en 1993, dans ‘’Les testaments trahis’’, égréné les grands noms de la culture européenne sommés de répondre de leurs crimes et plus encore de leurs opinions passés, supposés ou avérés : Maïakovski, Mandelstam, Léger, Picasso, ou même Paul Morand ou Drieu la Rochelle ; constaté que «depuis à peu près soixante-dix ans, l'Europe vit sous un régime de procès. Parmi les grands artistes du siècle, combien d'accusés...» Et parmi eux «certains, écrit-il, furent triplement accusés : d'abord par le tribunal nazi comme représentantsde ''l'art dégénéré'', ensuite par le tribunal communiste comme tenants d'un ‘’formalisme élitiste étranger au peuple", enfin par le tribunal du capitalisme triomphant pour avoir trempé dans les illusions révolutionnaires.» On pourrait ajouter à sa liste les noms de George Orwell, Paul Ricœur, Günter Grass ou Benoît XVI dont on apprit qu'il avait été jadis enrôlé dans les HitIerjugend. Bien avant qu'elle ne s'abatte sur lui, Kundera avait donc désigné la rage de purification rétrospective qui s'est emparée de l'Europe.

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"Une rencontre"

(2009)
Recueil d’une trentaine d’articles de 240 pages


Kundera propose une sorte de déambulation dans les allées de sa pensée littéraire, entendant provoquer «une rencontre», «rencontre de mes réflexions et de mes souvenirs; de mes vieux thèmes (existentiels et esthétiques) et mes vieux amours».

Il parle de ses illustres devanciers (Rabelais, Kafka, Musil, Broch, Nezval, Milosz, Hrabal, Malaparte...), de ses contemporains (Fuentes, Chamoiseau, Skvorecky, Gombrowicz, Fellini...), de ses musiciens (Janacek, Schönberg, Xenakis...), de ses peintres (Bacon, Matisse...). Avec eux, à travers eux, il médite, expérimente, digresse, vérifie, en technicien qui parle boutique avec des collègues. Ce journal de bord le montre à l'affût et patrouillant dans les oeuvres qu'il admire afin d'y débusquer des réponses aux questions qu'il se pose. Pourquoi les protagonistes des grands romans (Valmont, «l'homme sans qualités», Don Quichotte, le narrateur proustien, etc.) n'ont-ils jamais d'enfants? Quand, et combien de fois, Anna Karenine fit-elle l'amour avec Vronski? Pourquoi les exégètes de Brecht insistent-ils tant sur son hygiène douteuse? Pourquoi Aragon s'excusa-t-il d'être romancier? Comment Malaparte s'y prit-il pour inventer la forme de ‘’Kaputt’’? Par quel mystère, selon quelle loi, le grotesque se glisse-t-il dans l'horreur et l'ennui dans le drame?

Il contemple un écorché peint par Bacon, veut arracher son secret au peintre si prompt à capturer l'essence d'un visage distordu, à y déceler «le diamant d'une identité», soumet ces toiles terribles au diagnostic de Célinien («Ce qui nuit, dans l'agonie des hommes, c'est le tralala...»).

Il relit ‘’Hadji Mourat’’, le roman tchétchène de Tolstoï, curieusement négligé par les innombrables reportages sur les récents massacres de Grozny, et s'interroge : «Pourquoi le scandale de la répétition est-il sans cesse effacé par le scandale de l'oubli?»

Il s'attaque aux «listes noires», sur lesquelles se retrouvent, au gré des modes et des courants, les noms d'écrivains autrefois célébrés. Anatole France, par exemple, est ici en partie réhabilité, lui que les avant-gardes du XXe siècle ont tour à tour passé à la trappe de l'histoire. Il se penche sur ‘’Les dieux ont soif’’, dont on a coutume de ricaner à Paris, mais qui raconte pourtant, très subtilement, ce qui se passe dans la tête d'un brave type qui va allègrement expédier ses amis à la guillotine...

Au sujet de la poètesse tchèque Vera Linhartova qui quita son pays, il répond même par avance à ses détracteurs : et si l'exil, pour un écrivain, était aussi «une forme de libération»? et si aucun individu n'était «la propriété de sa nation ni même de sa langue»?

Décidément irrécupérable pour une cause, pour un parti (fût-il celui de la «dissidence») ou pour quelque ferveur trop grégaire, il démontre de cent façons que l'art n'est pas une dépendance de la morale ou de la politique ; qu'il y a «du comique dans l'absence universelle de comique» qu’il dénonce chez Dostoïevski ; que l'écrivain véritable est un ami du «non-sérieux» et de la beauté «lavée de sa saleté affective».. Tout cela finit par dessiner, en creux, le portrait fidèle d'un Kundera

Il suit la progressive apparition de la sexualité dans le roman du XXe siècle.

Il observe qu'avant ‘’Cent ans de solitude’’ de Garcia Marquez, les grands personnages de romans n'avaient pas de descendance, le projet fondamental du roman ayant longtemps engendré des individus à l'horizon défini.

Il explore les liens entre les protagonistes de la négritude et les surréalistes, revenant entre particulier sur la rencontre en Martinique, en 1941, de Breton et de Césaire.

Il parle avec chaleur des héritages littéraires des deux derniers siècles, de ce qu'il y a personnellement puisé comme de ce qui résonne moins chez lui.

Au passage, il s'amuse tout de même à démonter les mécanismes mentaux et sociaux de la médisance, de la terreur, du «sentimentalisme», de la bêtise.


Commentaire
Ces articles (parfois revisités) reprenait des registres déjà explorés par ‘’Les testaments trahis’’ et ‘’L'art du roman’’. Ils sont tout en finesse, tout en liberté, pleins d'intelligence et d'érudition tranquille, de partage et de bilan. C'est net, tout en altitude, dépourvu d'emphase et de pathos. Impossible, en ces temps de n'importe quoi, de rencontrer un écrivain plus cohérent ni plus pessimiste, et pourtant est très calme, très serein, qui s'est installé ailleurs, ayant l'habitude d'y être seul

On se rend compte que ce n'est en vérité qu'un habile contrepoint de toute son œuvre.

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Orgueilleux et ironique, Milan Kundera tient à ses habitudes : musique, abstinence médiatique, lecture-écriture, amitiés choisies, observation amusée d'un monde ravagé par le kitsch, déjeuner quotidien avec son épouse, la belle Vera, dans l'arrière-salle d'un restaurant de son quartier...
Poète, essayiste, dramaturge, romancier, il est sans doute le plus original des écrivains tchèques que l'Occident ait découverts à la faveur du «printemps de Prague». S'il est doublement enraciné dans sa culture nationale (par la musique comme par l'intérêt qu'il porte à l'évolution de la langue), son oeuvre reflète la connaissance profonde qu'il a des littératures universelles : française, allemande, russe. Amateur d'implacable et allergique à toute hypocrisie romantique, il appartient à la grande tribu des désillusionnistes de l'Europe centrale : Musil, Broch et, surtout, Kafka qui a constaté que toute lutte est vaine et dont il radicalise le constat : que faire dès lors que toute lutte est vaine? Chez lui, pas de fuite, pas d'artifices stylistiques, pas d'envolées lyriques inutiles, seulement une attention soutenue portée aux plus infimes détails de la vie, de ses motifs, de ses failles. Il ne détruit pas le monde avec fracas : il le défait pièce par pièce, méthodiquement et sans bruit. Scrutant avec un humour féroce, mais aussi avec compassion, le monde qui l'entoure et les actes de ses contemporains, érigeant la farce en principe de vie salutaire, construisant des romans polyphoniques en forme de variations, sans tension dramatique, où il fait coexister les situations et les réflexions, il considère le scepticisme, qui lui fut maintes fois reproché, comme la démarche la plus féconde et la seule qui permette de lutter contre les enthousiasmes aveugles, le goût immodéré pour la nouveauté et le pouvoir, contre l'ignorance et le dogmatisme. Critique vitriolée de notre époque, son oeuvre est aussi une autocritique constante, fondée sur la volonté de traquer l'éternelle immaturité de l'être humain. Il oblige à penser, pas dans l'abstrait, comme le fait un philosophe, mais dans le concret de l'existence.

Quand il écrit en français est-il encore un écrivain tchèque? Non. Est-il devenu un écrivain français? Non plus. Il est simplement Kundera, qui écrit en français là où il habite, où il mange, où il rêve.



Il n'est aujourd'hui aucun autre romancier qui possède, autant que lui, la conscience réfléchie de son art. Aucun qui ait, comme lui, conçu une idée aussi nette et aussi exigeante de ce qu'est le roman. En ce sens, il est un peu au roman ce que Mallarmé ou Valéry ont été à la poésie moderne: le formulateur le plus rigoureux de ce qui fait à la fois sa spécificité, sa nécessité et son irremplaçable beauté.
André Durand
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