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André Durand présente l’intérêt littéraire de ‘’À la recherche du temps perdu’’


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- celle de la pensée : « Il montait en voiture, mais il sentait que cette pensée y avait sauté en même temps et s’installait sur ses genoux comme une bête aimée qu’on emmène partout et qu’il garderait avec lui à table, à l’insu des convives. Il la caressait, se réchauffait à elle. » (I, page 269) - « À travers le corps languissant et perméable dont elle était enveloppée, ma pensée souriante rejoignait, exigeait le plaisir si doux d’une partie de barres avec Gilberte, et une heure plus tard, me soutenant à peine, mais heureux à côté d'elle j'avais la force de le goûter encore. » (I, page 495).

- celle des clochers de Martinville qui avec « celui de Vieuxvicq agitaient en signe d'adieu leurs cimes ensoleillées. Parfois l'un s'effaçait pour que les deux autres pussent nous apercevoir un instant encore [...] je les vis timidement chercher leur chemin et, après quelques gauches trébuchements de leurs nobles silhouettes, se serrer les uns contre les autres, glisser l'un derrière l'autre, ne plus faire sur le ciel encore rose qu'une seule forme noire, charmante et résignée, et s'effacer dans la nuit. » (I, pages 180-182).

- celle des arbres d’Hudimesnil : « Je vis les arbres s'éloigner en agitant leurs bras désespérés, semblant me dire : Ce que tu n'apprends pas de nous aujourd'hui, tu ne le sauras jamais. Si tu nous laisses retomber au fond de ce chemin d'où nous cherchions à nous hisser jusqu'à toi, toute une partie de toi-même que nous t'apportions tombera pour jamais au néant. » (I, page 719).

- celle de la fenêtre éclairée d’Odette qui auparavant «le réjouissait et lui annonçait : ‘’elle est là qui t’attend’’ et qui maintenant, le torturait en lui disant : ‘’elle est là avec celui qu’elle attendait’’. » (I, page 273).

- celle de la jalousie : « Sa jalousie s’en réjouissait, comme si cette jalousie eût eu une vitalité indépendante, égoïste, vorace de tout ce qui la nourrirait, fût-ce aux dépens de lui-mêmeMaintenant elle avait un aliment.» (I, page 283) - « Sa jalousie qui avait pris une peine qu’un ennemi ne se serait pas donnée pour arriver à lui faire assener ce coup, à lui faire faire la connaissance de la douleur la plus cruelle qu’il eût encore jamais connue, sa jalousie ne trouvait pas qu’il eût assez souffert et cherchait à lui faire recevoir une blessure plus profonde encore. Telle, comme une divinité méchante, sa jalousie inspirait Swann et le poussait à sa perte. » (I, page 365).

- celle de la voix de Swann qui était « plus clairvoyante que lui-même, quand elle se refusait à prononcer ces mots pleins de dégoût pour le milieu Verdurin et de la joie d’en avoir fini avec lui.» (I, page 288).

- celle de « la petite phrase » de la sonate de Vinteuil : « Quand c’était la petite phrase qui lui parlait de la vanité de ses souffrances, Swann trouvait de la douceur à cette même sagesse qui tout à l’heure pourtant lui avait paru intolérable, quand il croyait la lire dans les visages des indifférents qui considéraient son amour comme une divagation sans importance. C’est que la petite phrase, au contraire, quelque opinion qu’elle pût avoir sur la brève durée de ces états d’âme, y voyait quelque chose, non pas comme faisaient tous ces gens, de moins sérieux que la vie positive, mais au contraire de si supérieur à elle que seul il valait la peine d’être exprimé. » (I, pages 348-349). Plus loin, une phrase du septuor « s’approcha, disparut comme effarouchée puis revint, s’enlaça à d’autres […], en appela d’autres qui devenaient à leur tour attirantes et persuasives aussitôt qu’elles étaient apprivoisées et entraient dans la ronde […] Puis elles s’éloignèrent, sauf une que je vis repasser jusqu’à cinq ou six fois, sans que je pusse apercevoir son visage, mais si caressante, si différente […] qui m’offrait d’une voix si douce un bonheur qu’il eût vraiment valu la peine d’obtenir, c’est peut-être - cette créature invisible dont je ne connaissais pas le langage et que je comprenais si bien - la seule Inconnue qu’il m’ait jamais été donné de rencontrer. » (III, page 260).

- celle du piano et du violon dans la sonate de Vinteuil : « Le piano solitaire se plaignit, comme un oiseau abandonné de sa compagne ; le violon l’entendit, lui répondit comme d’un arbre voisin. » (I, page 352).

- celle des « mots » d’Odette dont « chacun d’eux tenait son couteau et lui en portait un nouveau coup. » (I, page 367).

- celle du corps de Marcel : « Mon corps, soit qu'il fût trop faible pour garder seul le secret de celle-ci [la souffrance], soit qu’il redoutât que dans l'ignorance du mal imminent on exigeât de moi quelque effort qui lui eût été impossible ou dangereux, me donnait le besoin d'avertir ma grand'mère de malaises avec une exactitude où je finissais par mettre une sorte de scrupule physiologiqueApercevais-je en moi un symptôme fâcheux que je n'avais pas encore discerné, mon corps était en détresse tant que je ne l'avais pas communiqué à ma grand'mère. Feignait-elle de n’y prêter aucune attention, il me demandait d'insister. […] Alors mon cœur était torturé par la vue de la peine qu'elle avait : comme si mes baisers eussent dû effacer cette peine, comme si ma tendresse eût pu donner à ma grand'mère autant de joie que mon bonheur, je me jetais dans ses bras. Et les scrupules étant d'autre part apaisés par la certitude qu'elle connaissait le malaise ressenti, mon corps ne faisait pas opposition à ce que je la rassurasse. Je protestais que ce malaise n'avait rien de pénible, que je n'étais nullement à plaindre, qu'elle pouvait être certaine que j'étais heureux ; mon corps avait voulu obtenir exactement ce qu'il méritait de pitié et, pourvu qu'on sût qu'il avait une douleur en son côté droit, il ne voyait pas d'inconvénient à ce que je déclarasse que cette douleur n'était pas un mal et n'était pas pour moi un obstacle au bonheur, mon corps ne se piquant pas de philosophie ; elle n'était pas de son ressort.» (I, pages 496-497).

- celle des meubles de tante Léonie que Marcel retrouva dans la maison de passe et qui lui « semblaient vivre et me supplier, comme ces objets en apparence inanimés d’un conte persan, dans lesquels sont enfermées des âmes qui subissent un martyre et implorent leur délivrance. » (I, page 578).

- celle des feuilles du « buisson d’aubépines défleuries » de Balbec auquel Marcel demanda « des nouvelles des fleurs, de ces fleurs de l’aubépine pareilles à de gaies jeunes filles étourdies, coquettes et pieuses. ‘’Ces demoiselles sont parties depuis déjà longtemps’’, me disaient les feuilles.» Et le dialogue se continua entre lui et elles. (I, page 922).

- celle des « Déesses marines qu’Elstir avaient guettées et surprises » : « Ombres abritées et furtives, agiles et silencieuses, prêtes au premier remous de lumière, à se glisser sous la pierre, à se cacher dans un trou et promptes, la menace du rayon passée, à revenir auprès de la roche ou de l’algue dont, sous le soleil émietteur des falaises et de l’Océan décoloré, elles semblent veiller l’assoupissement, gardiennes immobiles et légères, laissant paraître à fleur d’eau leur corps gluant et le regard attentif de leurs yeux foncés.» (I, page 925).

- celle de la chambre de Doncières où « une longue galerie me fit successivement hommage de tout ce qu’elle avait à m’offir […] son mur plein où ne s’ouvrait aucune porte me dit naïvement : ‘’Maintenant, il faut revenir, mais tu vois tu es chez toi’’, tandis que le tapis moelleux ajoutait pour ne pas demeurer en reste que si je ne dormais pas cette nuit, je pourrais très bien venir nu-pieds, et que les fenêtres sans volets qui regardaient la campagne m’assuraient qu’elles passeraient une nuit blanche […] Et derrière une tenture je surpris seulement un petit cabinet qui, arrêté par la muraille et ne pouvant se sauver, s’était caché là tout penaud, et me regardait avec effroi de son œil-de-bœuf rendu bleu par le clair de lune. » (II, page 84).

- celle de « la grise journée » qui « lasse, résignée, occupée pour plusieurs heures encore à sa tâche immémoriale », « filait sa passementerie de nacre et je m’attristais de penser que j’allais rester seul en tête à tête avec elle qui ne me connaissait pas plus qu’une ouvrière qui s’est installée près de la fenêtre pour voir plus clair en faisant sa besogne et ne s’occupe pas de la personne présente dans la chambre.» (II, page 350)

- celle du « dos » d’Albertine qui eut l’air de dire : « Dame, il n’y a pas de falaise ici, vous permettez que je m’asseye tout de même près de vous, comme j’aurais fait à Balbec. » (II, page 351).

- celle des idées : « Ce sont des déesses qui daignent quelquefois se rendre visibles à un mortel solitaire, au détour d’un chemin, même dans sa chambre pendant qu’il dort, alors que debout dans le cadre de la porte elles lui apportent leur annonciation. » (II, page 398).

- celle des pommiers en fleurs : « Ils étaient en pleine floraison, d’un luxe inouï, les pieds dans la boue et en toilette de bal, ne prenant pas de précautions pour ne pas gâter le plus merveilleux satin riose qu’on eût jamais vu et que faisait briller le soleil ; l’horizon lointain de la mer fournissait aux pommiers comme un arrière-plan d’estampe japonaise ; si je levais la tête pour regarder le ciel entre les fleurs, qui faisaient paraître son bleu rasséréné, presque violent, elles semblaient s’écarter pour montrer la profondeur de ce paradis. Sous cet azur, une brise légère mais froide faisait trembler légèrement les bouquets rougissants. Des mésanges bleues venaient se poser sur les branches et sautaient entre les fleurs, indulgentes, comme si c’eût été un amateur d’exotisme et de couleurs qui avait artificiellement créé cette beauté vivante. Mais elle touchait jusqu’aux larmes parce que, si loin qu’elle allât dans ses effets d’art raffiné, on sentait qu’elle était naturelle, que ces pommiers étaient là en pleine campagne, comme des paysans sur une grande route de France. Puis aux rayons du soleil succédèrent subitement ceux de la pluie ; ils zébrèrent tout l’horizon, enserrèrent la file des pommiers dans leur réseau gris. Mais ceux-ci continuaient à dresser leur beauté, fleurie et rose, dans le vent devenu glacial sous l’averse qui tombait : c’était une journée de printemps. » (II, page 781).

- celle de la souffrance de la mort de sa grand-mère qui « essayait de se construire dans mon cœur, elle y élançait ses piliers immenses ; mais mon cœur, sans doute, était trop petit pour elle, je n’avais la force de porter une douleur si grande, mon attention se dérobait au moment où elle se reformait tout entière, et ses arches s’effondraient avant d’être rejointes, comme avant d’avoir parfait leur voûte s’écroulent les vagues. » (II, page 782).

- celle de la nature  qui « tout en combinant harmonieusement le dessin de sa tapisserie, interrompt la monotonie de la composition grâce à la variété des figures interceptées. » (II, pages 862-863).

- celle de la mer, « la plaintive aïeule de la terre, poursuivant, comme au temps qu’il n’existait pas encore d’êtres vivants, sa démente et immémoriale agitation » (II, page 1012).

- celle des « petits personnages intérieurs » qui « composent notre individu », dont l’un est « salueur chantant du soleil », un autre un « philosophe qui n’est heureux que quand il a découvert, entre deux œuvres, entre deux sensations, une partie commune », un autre encore « le petit bonhomme » dont Marcel connaît l’« égoïsme » : « je peux souffrir d’une crise d’étouffements que la venue seule de la pluie calmerait, lui ne s’en soucie pas, et aux premières gouttes si impatiemment attendues, perdant sa gaîté, il rabat son capuchon avec mauvaise humeur », ce « petit bonhomme barométrique » qui, à son agonie, « se sentira bien aise, et ôtera son capuchon pour chanter : ‘’Ah ! enfin, il fait beau. » (III, page 12).

- celle des toits qui « mouillés d’une ondée intermittente que sèche un souffle ou un rayon, laissent glisser en roucoulant une goutte de pluie et, en attendant que le vent recommence à tourner, lissent au soleil momentané qui les irise leurs ardoises gorge-de-pigeon. » (III, page 82). 

- celle de la « pensée qui jusqu’ici avait navigué en souriant sur ces eaux bienheureuses, éclatait soudain, comme si elle eût heurté une mine invisible et dangereuse, insidieusement posée à ce point de ma mémoire. » (III, page 84).

- celle des morts : « Nous ne possédons pas de sens qui nous permette de voir, courant à toute vitesse, les morts, les morts actives dirigées par le destin vers tel ou tel. Elles courent vite poser un cancer au flanc d’un Swann, puis repartent vers d’autres besognes, ne revenant que quand, l’opération des chirurgiens ayant eu lieu, il faut poser le cancer à nouveau [....] Quelques minutes avant le dernier souffle, la mort comme une religieuse qui vous aurait soigné au lieu de vous détruire, vient assister à vos derniers instants, couronne d’une auréole suprême l’être à jamais glacé dont le coeur a cessé de battre. » (III, pagge 201).

- celle de « l’Ange d’or du campanile de Saint-Marc, rutilant d’un soleil qui le rendait presque impossible à fixer, il me faisait avec ses grands bras ouverts, pour quand je serais une demi-heure plus tard sur la Piazzetta, une promesse de joie plus certaine que celle qu’il put être jadis chargé d’annoncer aux hommes de bonne volonté. » (III, page 623).

- celle de « cette ogive qui m’avait vu, et l’élan de ses arcs brisés ajoutait à son sourire de bienvenue la distinction d’un regard plus élevé et presque incompris. » (III, page 625).

- celle du chant de ‘’Sole mio’’  qui « s’élevait comme une déploration de la Venise que j’avais connue, et semblait prendre à témoin mon malheur. » (III, page 653).

- celle du sommeil, « l’autre maître au service de qui nous sommes chaque jour, pour une moitié de notre temps. La tâche à laquelle il nous astreint, nous l’accomplissons les yeux fermés. Tous les matins, il nous rend à notre autre maître, sachant que sans cela nous nous livrerions mal à la sienne.[…] le maître qui étend ses esclaves avant de les mettre à une besogne précipitées […] le sommeil lutte avec eux de vitesse pour faire disparaître les traces de ce qu’ils voudraient voir. » (III, page 717).

- celle de l’intelligence qui « se rendant compte de leur supériorité, abdique, par raisonnement, devant elles [« les autres puissances »], et accepte de devenir leur collaboratrice et leur servante. » (III, page 423).

- celle du « ciel » : « Le ciel paresseux et trop beau ne trouvait pas digne de lui de changer son horaire et au-dessus de la ville allumée prolongeait mollement, en ces tons bleuâtres, sa journée qui s’attardait. » (III, page 762).
La poésie de Proust se déploya surtout dans des morceaux privilégiés, qui sont présents plutôt au début du roman fleuve, dans lesquels des impressions furent brusquement illuminées d’un éclat singulier, provoquèrent dans l’âme de Marcel la déflagration d’un plaisir intense et mystérieux, l’incitèrent à tenter d’élucider la nature des impressions et du plaisir éprouvés, inspirèrent à l’écrivain des accents lyriques incomparables car il réussit, aux confins du symbolisme et de l'impressionnisme, à rendre une fraîcheur de féerie et la joie sublime d’arriver à l'expression malgré le travail nécessaire dont il avait fait part dans sa lettre d’octobre 1912 au prince Bibesco : « Mon impression approfondie, éclaircie, possédée, je la cache à côté de quinze autres sous un style uni où j’ai foi qu’un jour des yeux pénétrants la découvriront. Et d’heures exaltées il ne reste qu’une phrase, parfois qu’une épithète ».

Nos yeux furent-ils assez pénétrants en remarquant ces morceaux consacrés à :


Les images projetées par la lanterne magique : « Au pas saccadé de son cheval, Golo, plein d’un affreux dessein, sortait de la petite forêt triangulaire qui veloutait d’un vert sombre la pente de la colline, et s’avançait en tressautant vers le château de la pauvre Geneviève de Brabant. » (I, pages 9-10).
L’expérience de la madeleine , « petit coquillage de pâtisserie, si grassement sensuel sous son plissage sévère et dévot » : « Quand d'un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l'odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l'édifice immense du souvenir. [...] Comme dans ce jeu où les Japonais s'amusent à tremper dans un bol de porcelaine rempli d'eau, de petits morceaux de papier jusque-là indistincts qui, à peine y sont-ils plongés, s'étirent, se contournent, se colorent, se différencient, deviennent des fleurs, des maisons, des personnages consistants et reconnaissables, de même maintenant toutes les fleurs de notre jardin et celles du parc de M. Swann, et les nymphéas de la Vivonne, et les bonnes gens du village et leurs petits logis et l'église et tout Combray et ses environs, tout cela qui prend forme et solidité, est sorti, ville et jardins, de ma tasse de thé. » (I, page 44-48) : pour le texte complet et son analyse, voir PROUST - la madeleine.
Les chambres de tante Léonie : « C’étaient de ces chambres de province qui [...] nous enchantent des mille odeurs qu’y dégagent les vertus, la sagesse, les habitudes, toute une vie secrète, invisible, surabondante et morale que l’atmosphère y tient en suspens ; odeurs naturelles encore, certes, et couleur du temps comme celles de la campagne voisine, mais déjà casanières, humaines et renfermées, gelée exquise, industrieuse et limpide de tous les fruits de l’année qui ont quitté le verger pour l’armoire ; saisonnières, mais mobilières et domestiques, corrigeant le piquant de la gelée blanche par la douceur du pain chaud, oisives et ponctuelles comme une horloge de village, flâneuses et rangées, insoucieuses et prévoyantes, lingères, matinales, dévotes, heureuses d’une paix qui n’apporte qu’un surcroît d’anxiété et d’un prosaïsme qui sert de grand réservoir de poésie à celui qui les traverse sans y avoir vécu. L’air y était saturé de la fine fleur d’un silence si nourricier, si succulent, que je ne m’y avançais qu’avec une sorte de gourmandise. [...] Le soleil, d’hiver encore, était venu se mettre au chaud devant le feu, déjà allumé entre les deux briques et qui badigeonnait toute la chambre d’une odeur de suie [...] Je faisais quelques pas du prie-Dieu aux fauteuiils de velours frappé, toujours revêtus d’un appuie-tête au crochet ; et le feu cuisant comme une pâte les appétissantes odeurs dont l’air de la chambre était tout grumeleux et qu’avait déjà fait travailler et ‘’lever’’ la fraîcheur humide et ensoleillée du matin, il les feuilletait, les dorait, les godait, les boursouflait, en faisant un invisible et palpable gâteau provincial, un immense ‘’chausson’’ où, à peine goûtés les aromes plus croustillants, plus fins, plus réputés, mais plus secs aussi du placard, de la commode, du papier à ramages, je revenais toujours avec une convoitise inavouée m’engluer dans l’odeur médiane, poisseuse, fade, indigeste et fruitée du couvre-lit à fleurs.» (I, pages 49-50). On peut penser que, dans cette description en apparence tarabiscotée et quasi fantastique, les odeurs sont vues comme des femmes qui ont tous les attributs sécurisants de la mère ; puis que l’aspect enveloppant de la chambre (séparation d’avec le dehors, chaleur) est un autre aspect de la mère ; qu’on en trouve un dernier dans la transformation de la chambre en un gâteau : son aspect de nourriture dans laquelle on baigne. Ce n’est pas un hasard si Proust dit du silence qui règne dans la chambre qu’il est « nourricier » (et non pas simplement « nourrissant ») : ce n’est pas d’un attribut accidentel, mais d’une fonction essentielle qu’il s’agit : celle de la nourrice. Si la chambre et le gigantesque chausson se ressemblent, c’est par leur commune ressemblance avec un modèle qui n’est pas nommé dans le texte : le ventre maternel, protecteur et nourricier, au fond duquel l’enfant rêve de se ré-engluer, avec ce qu’il appelle « une sorte de gourmandise » et « une convoitise inavouée ».
L’église de Combray : « Que je l'aimais, que je la revois bien, notre Église ! Son vieux porche par lequel nous entrions, noir, grêlé comme une écumoire, était dévié et profondément creusé aux angles (de même que le le bénitier où il nous conduisait) comme si le doux effleurement des mantes des paysannes entrant à l'église et de leurs doigts timides prenant de l'eau bénite, pouvait, répété pendant des siècles, acquérir une force destructive, infléchir la pierre et l'entailler de sillons comme en trace la roue des carrioles dans la borne contre laquelle elle bute tous les jours. Ses pierres tombales, sous lesquelles la noble poussière des abbés de Combray, enterrés là, faisait au chœur comme un pavage spirituel, n'étaient plus elles-mêmes de la matière inerte et dure, car le temps les avait rendues douces et fait couler comme du miel hors des limites de leur propre équarrissure qu'ici elles avaient dépassées d'un flot blond, entraînant à la dérive une majuscule gothique en fleurs, noyant les violettes blanches du marbre ; et en deçà desquelles, ailleurs, elles s'étaient résorbées, contractant encore l'elliptique inscription latine, introduisant un caprice de plus dans la disposition de ces caractères abrégés, rapprochant deux lettres d'un mot dont les autres avaient été démesurément distendues. Ses vitraux ne chatoyaient jamais tant que les jours où le soleil se montrait peu, de sorte que, fît-il gris dehors, on était sûr qu'il ferait beau dans l'église ; l'un était rempli dans toute sa grandeur par un seul personnage pareil à un Roi de jeu de cartes, qui vivait là-haut, sous un dais architectural, entre ciel et terre (et dans le reflet oblique et bleu duquel, parfois les jours de semaine, à midi, quand il n'y a pas d'office - à l'un de ces rares moments où l'église aérée, vacante, plus humaine, luxueuse, avec du soleil sur son riche mobilier, avait l'air presque habitable comme le hall, de pierre sculptée et de verre peint, d'un hôtel de style moyen âge - on voyait s'agenouiller un instant Mme Sazerat [...] dans un autre une montagne de neige rose, au pied de laquelle se livrait un combat, semblait avoir givré à même la verrière qu'elle boursouflait de son trouble grésil comme une vitre à laquelle il serait resté des flocons, mais des flocons éclairés par quelque aurore (par la même sans doute qui empourprait le retable de l'autel de tons si frais qu'ils semblaient plutôt posés là momentanément par une lueur du dehors prête à s'évanouir que par des couleurs attachées à jamais à la pierre) ; et tous étaient si anciens qu'on voyait çà et là leur vieillesse argentée étinceler de la poussière des siècles et montrer brillante et usée jusqu'à la corde la trame de leur douce tapisserie de verre. Il y en avait un qui était un haut compartiment divisé en une centaine de petits vitraux rectangulaires où dominait le bleu, comme un grand jeu de cartes pareil à ceux qui devaient distraire le roi Charles VI ; mais soit qu'un rayon eût brillé, soit que mon regard en bougeant eût promené à travers la verrière, tour à tour éteinte et rallumée, un mouvant et précieux incendie, l'instant d'après elle avait pris l'éclat changeant d'une traîne de paon, puis elle tremblait et ondulait en une pluie flamboyante et fantastique qui dégouttait du haut de la voûte sombre et rocheuse, le long des parois humides, comme si c'était dans la nef de quelque grotte irisée de sinueuses stalactites que je suivais mes parents, qui portaient leur paroissien ; un instant après les petits vitraux en losange avaient pris la transparence profonde, l'infrangible dureté de saphirs qui eussent été juxtaposés sur quelque immense pectoral, mais derrière lesquels on sentait, plus aimé que toutes ces richesses, un sourire momentané de soleil ; il était aussi reconnaissable dans le flot bleu et doux dont il baignait les pierreries que sur le pavé de la place ou la paille du marché ; et, même à nos premiers dimanches quand nous étions arrivés avant Pâques, il me consolait que la terre fût encore nue et noire, en faisant épanouir, comme en un printemps historique et qui datait des successeurs de saint Louis, ce tapis éblouissant et doré de myosotis en verre. » (I, pages 59-63).
Les aubépines sur l’autel de l’église : « Inséparables des mystères à la célébration desquels elles prenaient part, elles faisaient courir au milieu des flambeaux et des vases sacrés leurs branches attachées horizontalement les unes aux autres en un apprêt de fête, et qu'enjolivaient encore les festons de leur feuillage sur lequel étaient semés à profusion, comme sur une traîne de mariée, de petits bouquets de boutons d'une blancheur éclatante. Mais, sans oser les regarder qu'à la dérobée, je sentais que ces apprêts pompeux étaient vivants et que c'était la nature elle-même qui, en creusant ces découpures dans les feuilles, en ajoutant l'ornement suprême de ces blancs boutons, avait rendu cette décoration digne de ce qui était à la fois une réjouissance populaire et une solennité mystique. Plus haut s'ouvraient leurs corolles çà et là avec une grâce insouciante, retenant si négligemment, comme un dernier et vaporeux atour, le bouquet d'étamines, fines comme des fils de la Vierge, qui les embrumait tout entières, qu'en suivant, qu'en essayant de mimer au fond de moi le geste de leur efflorescence, je l'imaginais comme si ç'avait été le mouvement de tête étourdi et rapide, au regard coquet, aux pupilles diminuées, d'une blanche jeune fille, distraite et vive. [...] Quand, au moment de quitter l'église, je m'agenouillai devant l'autel, je sentis tout d'un coup, en me relevant, s'échapper des aubépines une odeur amère et douce d'amandes, et je remarquai alors sur les fleurs de petites places plus blondes sous lesquelles je me figurai que devait être cachée cette odeur, comme, sous les parties gratinées, le goût d'une frangipane [...] Malgré la silencieuse immobilité des aubépines, cette intermittente odeur était comme le murmure de leur vie intense dont l’autel vibrait ainsi qu’une haie agreste visitée par de vivantes antennes, auxquelles on pensait en voyant certaines étamines presque rousses qui semblaient avoir gardé la virulence printanière, le pouvoir irritant, d’insectes aujourd’hui métamorphosés en fleurs. » (I, pages 112-114).
Les lilas de Tansonville qui, « d’entre les ptits coeurs verts et frais de leurs feuilles, levaient curieusement au-dessus de la barrière du parc leurs panaches de plumes mauves ou blanches que lustrait, même à l’ombre, le soleil où elles avaient baigné. Quelques-uns, à demi cachés par la petite maison [...] dépassaient son pignon gothique de leur rose minaret. Les Nymphes du printemps eussent semblé vulgaires, auprès de ces jeunes houris qui gardaient dans ce jardin français les ton vifs et purs des miniatures de la Perse. Malgré mon désir d’enlacer leur taille souple et d’attirer à moi les boucles étoilées de leur tête odorante, nous passions sans nous arrêter. » (I, pages 135-136).
La haie d’aubépines qui « formait comme une suite de chapelles qui disparaissaient sous la jonchée de leurs fleurs amoncelées en reposoir ; au-dessous d'elles, le soleil posait à terre un quadrillage de clarté, comrre s'il venait de traverser une verrière ; leur parfum s'étendait aussi onctueux, aussi délimité en sa forme que si j'eusse été devant l'autel de la Vierge, et les fleurs, aussi parées, tenaient chacune d'un air distrait son étincelant bouquet d'étamines, fines et rayonnantes nervures de style flamboyant comme celles qui à l'église ajouraient la rampe du jubé ou les meneaux du vitrail et qui s'épanouissaient en blanche chair de fleur de fraisier. Combien naïves et paysannes en comparaison sembleraient les églantines qui, dans quelques semaines, monteraient elles aussi en plein soleil le même chemin rustique, en la soie unie de leur corsage rougissant qu'un souffle défait !

Mais j'avais beau rester devant les aubépines à respirer, à porter devant ma pensée qui ne savait ce qu'elle devait en faire, à perdre, à retrouver leur invisible et fixe odeur, à m'unir au rythme qui jetait leurs fleurs, ici et là, avec une allégresse juvénile et à des intervalles inattendus comme certains intervalles musicaux, elles m'offraient indéfiniment le même charme avec une profusion inépuisable, mais sans me laisser approfondir davantage comme ces mélodies qu'on rejoue cent fois de suite sans descendre plus avant dans leur secret. Je me détournai d'elles un moment, pour les aborder ensuite avec des forces plus fraîches. Je poursuivais jusque sur le talus, qui, derrière la haie, montait en pente raide vers les champs, quelque coquelicot perdu, quelques bluets restés paresseusement en arrière, qui le décoraient çà et là de leurs fleurs comme la bordure d'une tapisserie où apparaît clairsemé le motif agreste qui triomphera sur le panneau ; rares encore, espacés comme les maisons isolées qui annoncent déjà l'approche d'un village, ils m'annonçaient l'immense étendue où déferlent les blés, où moutonnent les nuages, et la vue d'un seul coquelicot hissant au bout de son cordage et faisant cingler au vent sa flamme rouge, au-dessus de sa bouée graisseuse et noire me faisait battre le cœur, comme au voyageur qui aperçoit sur une terre basse une première barque échouée que répare un calfat, et s'écrie, avant de l'avoir encore vue : ‘’La Mer !’’ [...] C'était une épine, mais rose, plus belle encore que les blanches. Elle aussi avait une parure de fête [...] mais une parure plus riche encore, car les fleurs attachées sur la branche, les unes au-dessus des autres, de manière à ne laisser aucune place qui ne fût décorée, comme des pompons qui enguirlandent une houlette rococo, étaient ‘’en couleur’’, par conséquent d'une qualité supérieure. » (I, pages 138-141, 145). Il retrouva quelque peu ces émotions, à Balbec, devant « un buisson d’aubépines défleuries, héla, depuis la fin du printemps » qui fit néanmoins ressurgir « une atmosphère d’anciens mois de Marie, d’après-midi du dimanche, de croyances, d’erreurs oubliées. J’aurais voulu la saisir. Je m’arrêtai une seconde et Andrée, avec une divination charmante, me laissa causer un instant avec les feuilles de l’arbuste. Je leur demandai des nouvelles des fleurs, ces fleurs de l’aubépine pareilles à de gaies jeunes filles étourdies, coquettes et pieuses. ‘’Ces demoiselles sont parties depuis déjà longtemps’’, me disaient les feuilles. Et peut-être pensaient-elles que pour le grand ami que je prétendais être, je ne semblais guère renseigné sur leurs habitudes. Un grand ami, mais qui ne les avait pas revues depuis tant d’années, malgré ses promesses. Et pourtant, comme Gilberte avait été mon premier amour pour une jeune fille, elles avaient été mon premier amour pour une fleur .» Et le dialogue se continua entre lui et elles (I, page 922.)
La pluie : « Les gouttes d’eau, comme des oiseaux migrateurs qui prennent leur vol tous ensemble, descendaient à rangs pressés du ciel. Elles ne se séparent point, elles ne vont pas à l’aventure pendant la rapide traversée, mais chacune tenant sa place attire à elle celle qui la suit et le ciel en est plus obscurci qu’au départ des hirondelles. [...] Quand leur voyage semblait fini, quelques-unes, plus débiles, plus lentes, arrivaient encore [...] Plus d’une s’attardait à jouer sur les nervures d’une feuille et, suspendue à la pointe, reposée, brillant au solei, tout d’un coup se laissait glisser de toute la hauteur de la branche et nous tombait sur le nez. » (I, page 150).
La mare de Montjouvain où Marcel fut « frappé pour la première fois de ce désaccord entre nos impressions et leur expression habituelle » : « Le soleil venait de reparaître, et ses dorures lavées par l’averse reluisaient à neuf dans le ciel, sur les arbres, sur le mur de la cahute, sur son toit de tuile encore mouillé, à la crête duquel se promenait une poule. Le vent qui soufflait tirait horizontalement les herbes folles qui avaient poussé dans la paroi du mur, et les plumes de duvet de la poule, qui, les unes et les autres, se laissaient filer au gré de son souffle jusqu’à l’extrémité de leur longueur, avec l’abandon de choses inertes et légères. Le toit de tuile faisait dans la mare, que le soleil rendait de nouveau réfléchissante, une marbrure rose, à laquelle je n’avais jamais encore fait attention.» (I, page 155).
Les « véritables jardins de nymphéas » de la Vivonne : « Comme les rives étaient à cet endroit très boisées, les grandes ombres des arbres donnaient à l’eau un fond qui était habituellement d’un vert sombre mais que parfois, quand nous rentrions par certains soirs rassérénés d’après-midi orageux, j’ai vu d’un bleu clair et cru, tirant sur le violet, d’apparence cloisonnée et de goût japonais. Çà et là, à la surface, rougissait comme une fraise une fleur de nymphéa au coeur écarlate, blanc sur les bords. Plus loin, les fleurs plus nombreuses étaient plus pâles, moins lisses, plus grenues, plus plissées, et disposées par le hasard en enroulements si gracieux qu’on croyait voir flotter à la dérive, comme après l’effeuillement mélancolique d’une fête galante, des roses mousseusses en guirlandes dénouées. Ailleurs, un coin semblait réservé aux espèces communes qui montraient le blanc et le rose proprets de la julienne, lavées comme de la porcelaine avec un soin domestique, tandis qu’un peu plus loin, pressées les unes contre les autres en une véritable plate-bande flottante, on eût dit des pensées des jardins qui étaient venues poser comme des papillons leurs ailes bleuêatres et glacées sur l’obliquité transparente de ce parterre d’eau ; de ce parterre céleste aussi : car il donnait aux fleurs un sol d’une couleur plus précieuse, plus émouvante que la couleur des fleurs elles-mêmes ; et, soit que pendant l’après-midi il fît étinceler sous les nymphéas le kaléidoscope d’un bonheur attentif, silencieux et mobile, ou qu’il s’emplit vers le soir, comme quelque port lointain, du rose et de la rêverie du couchant, changeant sans cesse pour rester toujours en accord, autour des corolles de teintes plus fixes, avec ce qu’il y a de plus profond, de plus fugitif, de plus mystérieux – avec ce qu’il y a d’infini – dans l’heure, il semblait les avoir fait fleurir en plein ciel. » (I, pages 169-170).
Les clochers de Martinville, passage où l’on suit de près la pensée de Marcel : le bonheur dont l’emplit la vision, son apparence pittoresque, le sentiment qu’elle montre et dérobe en même temps son secret, le désir d’aller à la recherche de ce secret, les démarches de l’esprit, ses détours et ses bonds, la joie d’avoir découvert, grâce à la métaphore, ce qu’ils « cachaient derrière eux » :

« On m'avait fait monter près du cocher, nous allions comme le vent [...] Au tournant d'un chemin j'éprouvai tout à coup ce plaisir spécial qui ne ressemblait à aucun autre, à apercevoir les deux clochers de Martinville, sur lesquels donnait le soleil couchant et que le mouvement de notre voiture et les lacets du chemin avaient l'air de faire changer de place, puis celui de Vieuxvicq qui, séparé d'eux par une colline et une vallée, et situé sur un plateau plus élevé dans le lointain, semblait pourtant tout voisin d'eux.



En constatant, en notant la forme de leur flèche, le déplacement de leurs lignes, l'ensoleillement de leur surface, je sentais que je n'allais pas au bout de mon impression, que quelque chose était derrière ce mouvement, derrière cette clarté, quelque chose qu'ils semblaient contenir et dérober à la fois.

Les clochers paraissaient si éloignés et nous avions l'air de si peu nous rapprocher d'eux, que je fus étonné quand, quelques instants après, nous nous arrêtâmes devant l'église de Martinville. Je ne savais pas la raison du plaisir que j'avais eu à les apercevoir à l'horizon et l'obligation de chercher à découvrir cette raison me semblait bien pénible ; j'avais envie de garder en réserve dans ma tête ces lignes remuantes au soleil et de n'y plus penser maintenant. Et il est probable que, si je l'avais fait, les deux clochers seraient allés à jamais rejoindre tant d'arbres, de toits, de parfums, de sons, que j'avais distingués des autres à cause de ce plaisir obscur qu'ils m'avaient procuré et que je n'ai jamais approfondi. [...] Puis nous repartîmes, je repris ma place sur le siège, je tournai la tête pour voir encore les clochers qu'un peu plus tard j'aperçus une dernière fois au tournant d'un chemin. [...] Bientôt leurs lignes et leurs surfaces ensoleillées, comme si elles avaient été une sorte d'écorce, se déchirèrent, un peu de ce qui m'était caché en elles m'apparut, j'eus une pensée qui n’existait pas pour moi l'instant avant, qui se formula en mots dans ma tête, et le plaisir que m'avait fait tout à l’heure éprouver leur vue s'en trouva tellement accru que, pris d'une sorte d'ivresse, je ne pus plus penser à autre chose. À ce moment et comme nous étions déjà loin de Martinville, en tournant la tête je les aperçus de nouveau, tout noirs cette fois, car le soleil était déjà couché. Par moments les tournants du chemin me les dérobaient, puis ils se montrèrent une dernière fois, et enfin je ne les vis plus.

Sans me dire que ce qui était caché derrière les clochers de Martinville devait être quelque chose d'analogue à une jolie phrase, puisque c'était sous la forme de mots qui me faisaient plaisir que cela m'était apparu, demandant un crayon et du papier au docteur, je composai malgré les cahots de la voiture, pour soulager ma conscience et obéir à mon enthousiasme, le petit morceau suivant que j’ai retrouvé depuis et auquel je n'ai eu à faire subir que peu de changements :

‘’Seuls, s'élevant du niveau de la plaine et comme perdus en rase campagne, montaient vers le ciel les deux clochers de Martinville. Bientôt nous en vîmes trois : venant se placer en face d'eux par une volte hardie, un clocher retardataire, celui de Vieuxvicq, les avait rejoints. Les minutes passaient, nous allions vite et pourtant les trois clochers étaient toujours au loin devant nous, comme trois oiseaux posés sur la plaine, immobiles et qu’on distingue au soleil. Puis le clocher de Vieuxvicq s’écarta, prit ses distances, et les clochers de Martinville restèrent seuls, éclairés par la lumière du couchant que même à cette distance, sur leurs pentes, je voyais jouer et sourire. Nous avions été si longs à nous rapprocher d'eux, que je pensais au temps qu'il faudrait encore pour les atteindre quand, tout d'un coup, la voiture ayant tourné, elle nous déposa à leurs pieds ; et ils s'étaient jetés si rudement au-devant d'elle, qu'on n'eut que le temps d’arrêter pour ne pas se heurter au porche. Nous poursuivîmes notre route ; nous avions déjà quitté Martinville depuis un peu de temps et le village après nous avoir accompagnés quelques secondes avait disparu, que restés seuls à l'horizon à nous regarder fuir, ses clochers et celui de Vieuxvicq agitaient en signe d'adieu leurs cimes ensoleillées. Parfois l'un s'effaçait pour que les deux autres pussent nous apercevoir un instant encore ; mais la route changea de direction, ils virèrent dans la lumière comme trois pivots d'or et disparurent à mes yeux. Mais, un peu plus tard, comme nous étions déjà près de Combray, le soleil étant maintenant couché, je les aperçus une dernière fois de très loin, qui n'étaient plus que comme trois fleurs peintes sur le ciel au-dessus de la ligne basse des champs. Ils me faisaient penser aussi aux trois jeunes filles d'une légende, abandonnées dans une solitude où tombait déjà l'obscurité ; et tandis que nous nous éloignions au galop, je les vis timidement chercher leur chemin et, après quelques gauches trébuchements de leurs nobles silhouettes, se serrer les uns contre les autres, glisser l'un derrière l'autre, ne plus faire sur le ciel encore rose qu'une seule forme noire, charmante et résignée, et s'effacer dans la nuit. » (I, pages 180-182).


- Les paysages du « côté de Méséglise » ou du « côté de Guermantes » qui, pour Marcel, étaient « les gisements profonds de mon sol mental » : « Le côté de Méséglise avec ses lilas, ses aubépines, ses bluets, ses coquelicots, ses pommiers, le côté de Guermantes avec sa rivière à têtards, ses nymphéas et ses boutons d'or, ont constitué à tout jamais pour moi la figure des pays où j'aimerais vivre, où j'exige avant tout qu'on puisse aller à la pêche, se promener en canot, voir des ruines de fortifications gothiques et trouver au milieu des blés, ainsi qu'était Saint-André-des-Champs, une église monumentale, rustique et dorée comme une meule. [...] Ce que je veux revoir, c’est le côté de Guermantes que j'ai connu, avec la ferme qui est un peu éloignée des deux suivantes serrées l'une contre l'autre, à l'entrée de l'allée des chênes ; ce sont ces prairies où, quand le soleil les rend réfléchissantes comme une mare, se dessinent les feuilles des pommiers, c’est ce paysage dont parfois, la nuit dans mes rêves, l’individualité m'étreint avec une puissance presque fantastique et que je ne peux plus retrouver au réveil. » (I, pages 184-185).
- La phrase de la sonate de Vinteuil que découvrit Swann : « Au-dessous de la petite ligne du violon, mince, résistante, dense et directrice, il avait vu tout d'un coup chercher à s'élever en un clapotement liquide, la masse de la partie de piano, multiforme, indivise, plane et entrechoquée comme la mauve agitation des flots que charme et bémolise le clair de lune. [...] Cette fois il avait distingué nettement une phrase s'élevant pendant quelques instants au-dessus des ondes sonores. [...] D'un rythme lent elle le dirigeait ici d'abord, puis là, puis ailleurs, vers un bonheur noble, inintelligible et précis. Et tout d'un coup, au point où elle était arrivée et d'où il se préparait à la suivre, après une pause d'un instant, brusquement elle changeait de direction, et d'un mouvement nouveau, plus rapide, menu, mélancolique, incessant et doux, elle l'entraînait avec elle vers des perspectives inconnues. Puis elle disparut. [...] Tout d'un coup, après une note haute longuement tenue pendant deux mesures, il vit approcher, s'échappant de sous cette sonorité prolongée et tendue comme un rideau sonore pour cacher le mystère de son incubation, il reconnut, secrète, bruissante et divisée, la phrase aérienne et odorante qu'il aimait. Et elle était si particulière, elle avait un charme si individuel et qu'aucun autre n'aurait pu remplacer, que ce fut pour Swann comme s'il eût rencontré dans un salon ami une personne qu'il avait admirée dans la rue et désespérait de jamais retrouver. À la fin, elle s'éloigna, indicatrice, diligente, parmi les ramifications de son parfum, laissant sur le visage de Swann le reflet de son sourire.» (I, pages

« Le pianiste commençait par la tenue des trémolos de violon que pendant quelques mesures on entend seuls, occupant tout le premier plan, puis tout d'un coup ils semblaient s'écarter et, comme dans ces tableaux de Pieter de Hooch qu'approfondit le cadre étroit d'une porte entr'ouverte, tout au loin, d'une couleur autre dans le velouté d'une lumière interposée, la petite phrase apparaissait, dansante, pastorale, intercalée, épisodique, appartenant à un autre monde. Elle passait à plis simples et immortels, distribuant çà et là les dons de sa grâce, avec le même ineffable sourire ; mais Swann y croyait distinguer maintenant du désenchantement. Elle semblait connaître la vanité de ce bonheur dont elle montrait la voie. Dans sa grâce légère, elle avait quelque chose d'accompli, comme le détachement qui succède au regret.» (I, pages 218-219)

« La petite phrase, dès qu'il l'entendait, savait rendre libre en lui l'espace qui pour elle était nécessaire, les proportions de l'âme de Swann s'en trouvaient changées ; une marge y était réservée à une jouissance qui elle non plus ne correspondait à aucun objet extérieur et qui pourtant, au lieu d'être purement individuelle comme celle de l'amour, s'imposait à Swann comme une réalité supérieure aux choses concrètes. Cette soif d'un charme inconnu, la petite phrase l'éveillait en lui, mais ne lui apportait rien de précis pour l'assouvir. [...] Et comme dans la petite phrase il cherchait cependant un sens où son intelligence ne pouvait descendre, quelle étrange ivresse il avait à dépouiller son âme la plus intérieure de tous les secours du raisonnement et à la faire passer seule dans le couloir, dans le filtre obscur du son ! Il commençait à se rendre compte de tout ce qu'il y avait de douloureux, peut-être même de secrètement inapaisé au fond de la douceur de cette phrase, mais il ne pouvait pas en souffrir. Qu'importait qu’elle lui dit que l'amour est fragile, le sien était si fort ! Il jouait avec la tristesse qu'elle répandait, il la sentait passer sur lui, mais comme une caresse qui rendait plus profond et plus doux le sentiment qu'il avait de son bonheur. » (I, pages 236-238).

« Sous l'agitation des trémolos de violon qui la protégeaient de leur tenue frémissante à deux octaves de là - et comme dans un pays de montagne, derrière l'immobilité apparente et vertigineuse d'une cascade, on aperçoit, deux cents pieds plus bas, la forme minuscule d'une promeneuse - la petite phrase venait d'apparaître, lointaine, gracieuse, protégée par le long déferlement du rideau transparent, incessant, sonore. Et Swann, en son cœur, s'adressa à elle comme à une confidente de son amour, comme à une ami d'Odette qui devrait bien lui dire de ne pas faire attention à ce Forcheville. » (I, page 264).



« Le violon était monté à des notes hautes où il restait comme pour une attente, une attente qui se prolongeait sans qu'il cessât de les tenir, dans l'exaltation où il était d'apercevoir déjà l'objet de son attente qui s'approchait, et avec un effort désespéré pour tâcher de durer jusqu'à son arrivée, de l’accueillir avant d'expirer, de lui maintenir encore un moment de toutes ses dernières forces le chemin ouvert pour qu'il pût passer, comme on soutient une porte qui sans cela retomberait. […] Comme si les instrumentistes, beaucoup moins jouaient Ia petite phrase qu'ils n'exécutaient les rites exigés d'elle pour qu'elle apparût, et procédaient aux incantations nécessaires pour obtenir et prolonger quelques instants Ie prodige de son évocation, Swann, qui ne pouvait pas plus la voir que si elle avait appartenu à un monde ultra-violet, et qui goûtait comme le rafraîchissement d'une métamorphose dans la cécité momentanée dont il était frappé en approchant d'elle, Swann la sentait présente, comme une déesse protectrice et confidente de son amour, et qui pour pouvoir arriver jusqu'à lui devant la foule et l'emmener à l'écart pour lui parler, avait revêtu le déguisement de cette apparence sonore. Et tandis qu'elle passait, légère, apaisante et murmurée comme un parfum, lui disant ce qu'elle avait à lui dire et dont il scrutait tous les mots, regrettant de les voir s'envoler si vite, il faisait involontairement avec les lèvres le mouvement de baiser au passage le corps harmonieux et fuyant. [...] Il n'avait plus comme autrefois l'impression qu'Odette et lui n'étaient pas connus de la petite phrase. C'est que si souvent elle avait été témoin de leurs joies ! Il est vrai que souvent aussi elle l'avait averti de leur fragilité. Et même, alors que dans ce temps-là il devinait de la souffrance dans son sourire, dans son intonation limpide et désenchantée, aujourd'hui il y trouvait plutôt la grâce d'une résignation presque gaie. De ces chagrins dont elle lui parlait autrefois et qu'il la voyait, sans qu’il fût atteint par eux, entraîner en souriant dans son cours sinueux et rapide, de ces chagrins qui maintenant étaient devenus les siens sans qu'il eût l'espérance d'en être jamais délivré, elle semblait lui dire comme jadis de son bonheur : ‘'Qu’est-ce cela? tout cela n'est rien.’’ [...] Quand après la soirée Verdurin, se faisant rejouer la petite phrase, il avait cherché à démêler comment à la façon d'un parfum, d’une caresse, elle le circonvenait, elle l'enveloppait, il s'était rendu compte que c'était au faible écart entre les cinq notes qui la composaient et au rappel constant de deux d'entre elles qu'était due cette impression de douceur rétractée et frileuse [...] En sa petite phrase, quoiqu'elle présentât à la raison une surface obscure, on sentait un contenu si consistant, si explicite, auquel elle donnait une force si nouvelle, si originale, que ceux qui l'avaient entendue la conservaient en eux de plain-pied avec les idées de l'intelligence. [...] Même quand il ne pensait pas à la petite phrase, elle existait latente dans son esprit au même titre que certaines autres notions sans équivalent, comme la notion de lumière, de son, de relief, de volupté physique, qui sont les riches possessions dont se diversifie et se pare notre domaine intérieur. [...] La phrase de Vinteuil avait, comme tel thème de ‘’Tristan’’ par exemple, qui nous représente aussi une certaine acquisition sentimentale, épousé notre condition mortelle, pris quelque chose d'humain qui était assez touchant. Son sort était lié à l'avenir, à la réalité de notre âme dont elle était un des ornements les plus particuliers, les mieux différenciés. [...] Swann n'avait donc pas tort de croire que la phrase de la sonate existât réellement. Certes, humaine à ce point de vue, elle appartenait pourtant à un ordre de créatures surnaturelles et que nous n'avons jamais vues, mais que malgré cela nous reconnaissons avec ravissement quand quelque explorateur de l'invisible arrive à en capter une, à l'amener, du monde divin où il a accès, briller quelques instants au-dessus du nôtre. C'est ce que Vinteuil avait fait pour la petite phrase. [...] D'abord le piano solitaire se plaignit, comme un oiseau abandonné de sa compagne ; le violon l'entendit, lui répondit comme d'un arbre voisin. C'était comme au commencement du monde, comme s'il n'y avait encore eu qu'eux deux sur la terre, ou plutôt dans ce monde fermé à tout reste, construit par la logique d'un créateur et où ils ne seraient jamais que tous les deux : cette sonate. Est-ce un oiseau, est-ce l'âme incomplète encore de la petite phrase, est-ce une fée, cet être invisible et gémissant dont le piano ensuite redisait tendrement la plainte? Ses cris étaient si soudains que le violoniste devait se précipiter sur son archet pour les recueillir. Merveilleux oiseau ! le violoniste semblait vouloir le charmer, l'apprivoiser, le capter. Déjà il avait passé dans son âme, déjà la petite phrase évoquée agitait comme celui d'un médium le corps vraiment possédé du violoniste. Swann savait qu'elle allait parler une fois encore. [...] Elle reparut, mais cette fois pour se suspendre dans l'air et se jouer un instant seulement, comme immobile, et pour expirer après. Aussi Swann ne perdait-il rien du temps si court où elle se prorogeait. Elle était encore là comme une bulle irisée qui se soutient. Tel un arc-en-ciel, dont l'éclat faiblit, s'abaisse, puis se relève et, avant de s'éteindre, s'exalte un moment comme il n'avait pas encore fait : aux deux couleurs qu'elle avait jusque-là laissé paraître, elle ajouta d'autres cordes diaprées, toutes celles du prisme, et les fit chanter. Swann n'osait pas bouger et aurait voulu faire tenir tranquilles aussi les autres personnes, comme si le moindre mouvement avait pu compromettre le prestige surnaturel, délicieux et fragile qui était si près de s'évanouir.» (I, pages 344-353).

« Plus merveilleuse qu’une adolescente, la petite phrase, enveloppée, harnachée d’argent, toute ruisselante de sonorités brillantes, légères et douces comme des écharpes, vint à moi, reconnaissable sous ces parures nouvelles. Ma joie de l’avoir retrouvée s’accroissait de l’accent si amicalement connu qu’elle prenait pour s’adresser à moi, si persuasif, si simple, non sans éclater pourtant cette beauté chatoyante dont elle resplendissait. Sa signification, d’ailleurs, n’était cette fois que de montrer le chemin et qui n’était pas celui de la Sonate, car c’était une œuvre inédite de Vinteuil, où il s’était seulement amusé, par une allusion que justifiait à cet endroit un mot du programme, qu’on aurait dû avoir en même temps sous les yeux, à y faire apparaître un instant la petite phrase. À peine rappelée ainsi, elle disparut et je me retrouvai dans un monde inconnu [...] Tandis que la Sonate s'ouvrait sur une aube liliale et champêtre, divisant sa candeur légère mais pour suspendre à l'emmêlement léger et pourtant consistant d'un berceau rustique de chèvrefeuilles sur des géraniums blancs, c'était sur des surfaces unies et planes comme celles de la mer que, par un matin d'orage, commençait, au milieu d'un aigre silence, dans un vide infini, l'œuvre nouvelle, et c'est dans un rose d'aurore que, pour se construire progressivement devant moi, cet univers inconnu était tiré du silence et de la nuit. Ce rouge si nouveau, si absent de la tendre, champêtre et candide Sonate, teignait tout le ciel, comme l'aurore, d'un espoir mystérieux. Et un chant perçait déjà l'air, chant de sept notes, mais le plus inconnu, le plus différent de tout ce que j'eusse jamais imaginé, à la fois ineffable et criard, non plus roucoulement de colombe comme dans la Sonate, mais déchirant l'air, aussi vif que la nuance écarlate dans laquelle le début était noyé, quelque chose comme un mystique chant du coq, un appel, ineffable mais suraigu, de l'éternel matin. L'atmosphère froide, lavée de pluie, électrique - d'une qualité si différente, à des pressions tout autres, dans un monde si éloigné de celui, virginal et meublé de végétaux, de la Sonate - changeait à tout instant, effaçant la promesse empourprée de l'Aurore. À midi pourtant, dans un ensoleillement brûlant et passager, elle semblait s'accomplir en un bonheur lourd, villageois et presque rustique, où la titubation de cloches retentissantes et déchaînées (pareilles à celles qui incendiaient de chaleur la place de l'église à Combray, et que Vinteuil, qui avait dû souvent les entendre, avait peut-être trouvées à ce moment-là dans sa mémoire comme une couleur qu'on a à portée de sa main sur une palette) semblait matérialiser la plus épaisse joie. […] Ces deux interrogations si dissemblables qui commandaient le mouvement si différent de la sonate et du septuor, l'une brisant en courts appels une ligne continue et pure, l'autre ressoudant en une armature indivisible des fragments épars, l'une si calme et timide, presque détachée et comme philosophique, l'autre si pressante, anxieuse, implorante, c'était pourtant une même prière, jaillie devant différents levers de soleil intérieurs, et seulement réfractée à travers les milieux différents de pensées autres, de recherches d'art en progrès au cours d'années où il avait voulu créer quelque chose de nouveau. Prière, espérance qui était au fond Ia même, reconnaissable sous ses déguisements dans les diverses œuvres de Vinteuil, et d'autre part qu'on ne trouvait que dans les œuvres de Vinteuil. [...] L'andante venait de finir sur une phrase remplie d'une tendresse à laquelle je m'étais donné tout entier […] Cependant le septuor, qui avait recommencé, avançait vers sa fin : à plusieurs reprises une phrase, telle ou telle, de la Sonate revenait, mais chaque fois changée, sur un rythme, un accompagnement différents, la même et pourtant autre, comme reviennent les choses dans la vie [...] Bientôt - baignée dans le brouillard violet qui s'élevait, surtout dans la dernière période de l’oeuvre de Vinteuil, si bien que, même quand il introduisait quelque part une danse, elle restait captive dans une opale - j'aperçus une autre phrase de la Sonate, restant si lointaine encore que je la reconnaissais à peine ; hésitante, elle s'approcha, disparut comme effarouchée, puis revint, s'enlaça à d'autres, venues, comme je le sus plus tard, d'autres œuvres, en appela d'autres qui devenaient à leur tour attirantes et persuasives aussitôt qu'elles étaient apprivoisées, et entraient dans la ronde, dans la ronde divine mais restée invisible pour la plupart des auditeurs, lesquels, n'ayant devant eux qu'un voile confus au travers duquel ils ne voyaient rien, ponctuaient arbitrairement d'exclamations admiratives un ennui continu dont ils pensaient mourir. Puis elles s'éloignèrent, sauf une que je vis repasser jusqu'à cinq et six fois, sans que je pusse apercevoir son visage, mais si caressante si différente - comme sans doute la petite phrase de la Sonate pour Swann - de ce qu'aucune femme n'avait jamais fait désirer, que cette phrase-là, qui m'offrait d'une voix si douce un bonheur qu'il eût vraiment valu la peine d'obtenir, c'est peut-être - cette créature invisible dont je ne connaissais pas le langage et que je comprenais si bien - la seule Inconnue qu'il m'ait jamais été donné de rencontrer. Puis cette phrase se défit se transforma, comme faisait la petite phrase de la Sonate, et devint le mystérieux appel du début. Une phrase d'un caractère douloureux s'opposa à lui, mais si profonde, si vague, si interne, presque si organique et viscérale qu'on ne savait pas, à chacune de ses reprises, si c'était celles d'un thème ou d'une névralgie. Bientôt les deux motifs luttèrent ensemble dans un corps à corps où parfois l'un disparaissait entièrement, où ensuite on n'apercevait plus qu'un morceau de l'autre. Corps à corps d'énergies seulement, à vrai dire ; car si ces êtres s'affrontaient, c'était débarrassés de leur corps physique, de leur apparence, de leur nom, et trouvant chez moi un spectateur intérieur - insoucieux lui aussi des noms et du particulier - pour s'intéresser à leur combat immatériel et dynamique et en suivre avec passion les péripéties sonores. Enfin le motif joyeux resta triomphant ; ce n'était plus un appel presque inquiet lancé derrière un ciel vide, c'était une joie ineffable qui semblait venir du paradis, une joie aussi différente de celle de la Sonate que, d'un ange doux et grave de Bellini, jouant du théorbe, pourrait être, vêtu d'une robe d'écarlate, quelque archange de Mantegna sonnant dans un buccin. Je savais que cette nuance nouvelle de la joie, cet appel vers une joie supra-terrestre, je ne l'oublierais jamais. Mais serait-elle jamais réalisable pour moi? Cette question me paraissait d'autant plus importante que cette phrase était ce qui aurait pu le mieux caractériser - comme tranchant avec tout le reste de ma vie, avec le monde visible - ces impressions qu'à des intervalles éloignés je retrouvais dans ma vie comme les points de repère, les amorces pour la construction d'une vie véritable : l'impression éprouvée devant les clochers de Martinville, devant une rangée d'arbres près de Balbec. En tous cas, pour en revenir à l'accent particulier de cette phrase, comme il était singulier que le pressentiment le plus différent de ce qu'assigne la vie terre à terre, l'approximation la plus hardie des allégresse de l'au-delà se fût justement matérialisée dans triste le petit bourgeois bienséant que nous rencontrions au mois de Marie à Combray ! » (III, pages 249-261)

« Dans la musique entendue chez Mme Verdurin, des phrases inaperçues, larves obscures alors indistinctes, devenaient d’éblouissantes architectures ; et certaines devenaient des amies, que j’avais à peine distinguées, qui au mieux m’avaient paru laides, et dont je n’aurais jamais cru, comme ces gens antipathiques au début, qu’ils étaient tels qu’on les découvre, une fois qu’on les connaît bien. Entre les deux états, il y avait une vraie transmutation. D’autre part, des phrases distinctes la première fois, mais que je n’avais pas alors reconnues là, je les identifiais maintenant avec des phrases des autres œuvres, comme cette phrase de la variation religieuse pour orgue qui, chez Mme Verdurin, avait passé inaperçue pour moi dans le septuor, où pourtant, sainte qui avait descendu les degrés du sanctuaire, elle se trouvait mêlée aux fées familières du musicien. D’autre part, la phrase qui m’avait paru trop peu mélodique, trop mécaniquement rythmée, de la joie titubante des cloches de midi, maintenant c’était celle que j’aimais le mieux, soit que je fusse habitué à sa laideur, soit que j’eusse découvert sa beauté. Cette réaction sur la déception que causent d’abord les chefs-d’œuvre, on peut, en effet, l’attribuer à un affaiblissement de l’impression initiale ou à l’effort nécessaire pour dégager la vérité. Deux hypothèses qui se représentent pour toutes les questions importantes : les questions de la réalité de l'Art, de la Réalité, de l'Éternité de l'âme : c'est un choix qu'il faut faire entre elles ; et pour la musique de Vinteuil, ce choix se représentait à tout moment sous bien des formes. Par exemple, cette musique me semblait quelque chose de plus vrai que tous les livres connus. Par instants je pensais que cela tenait à ce que ce qui est senti par nous de la vie, ne l'étant pas sous forme d'idées, sa traduction littéraire, c'est-à-dire intellectuelle, en rend compte, l'explique, l'analyse, mais ne le recompose pas comme la musique où les sons semblent prendre l'inflexion de l'être, reproduire cette pointe intérieure et extrême des sensations qui est la partie qui nous donne cette ivresse spécifique que nous retrouvons de temps en temps et que, quand nous disons : « Quel beau temps ! quel beau soleil ! » nous ne faisons nullement connaître au prochain, en qui le même soleil et le même temps éveillent des vibrations toutes différentes. Dans la musique de Vinteuil, il y avait ainsi de ces visions qu'il est impossible d'exprimer et presque défendu de contempler, puisque, quand au moment de s'endormir on reçoit la caresse de leur enchantement, à ce moment même, où la raison nous a déjà abandonnés, les yeux se scellent et, avant d’avoir eu le temps de connaître non seulement l'ineffable mais l'invisible, on s'endort. Il me semblait, quand je m'abandonnais à cette hypothèse où l'art serait réel, que c'était même plus que la simple joie nerveuse d'un beau temps ou d'une nuit d'opium que la musique peut rendre, mais une ivresse plus réelle, plus féconde, du moins à ce que je pressentais. Mais il n'est pas possible qu'une sculpture, une musique qui donne une émotion qu'on sent plus élevée, plus pure, plus vraie, ne corresponde pas à une certaine réalité spirituelle, ou la vie n'aurait aucun sens. Ainsi rien ne ressemblait plus qu'une belle phrase de Vinteuil à ce plaisir particulier que j'avais quelquefois éprouvé dans ma vie, par exemple devant les clochers de Martinville, certains arbres d'une route de Balbec ou plus simplement, au début de cet ouvrage, en buvant une certaine tasse de thé. Comme cette tasse de thé, tant de sensations de lumière, les rumeurs claires, les bruyantes couleurs que Vinteuil nous envoyait du monde où il composait promenaient devant mon imagination, avec insistance, mais trop rapidement pour qu'elle pût l'appréhender, quelque chose que je pourrais comparer à la soierie embaumée d'un géranium. Seulement, tandis que dans le souvenir ce vague peut être sinon approfondi, du moins précisé, grâce à un repérage de circonstances qui expliquent pourquoi une certaine saveur a pu vous rappeler des sensations lumineuses, les sensations vagues données par Vinteuil, venant non d'un souvenir, mais d’une impression (comme celle des clochers de Martinville), il aurait fallu trouver, de la fragrance de géranium de sa musique, non une explication matérielle, mais l’équivalent profond, la fête inconnue et colorée (dont ses oeuvres semblaient les fragments disjoints, les éclats aux cassures écarlates), mode selon lequel il ‘’entendait’’ et projetait hors de lui l'univers. Cette qualité inconnue d'un monde unique et qu'aucun autre musicien ne nous avait jamais fait voir, peut-être était-ce en cela, disais-je à Albertine, qu'est la preuve la plus authentique du génie, bien plus que le contenu de l'œuvre elle-même. » (III, pages 373-375)

Pour des textes plus complets et des analyses, voir PROUST - la musique de Vinteuil.


L’île bretonne de Mlle de Stermaria, où « un mois où elle serait restée seule sans ses parents dans son château romanesque, peut-être aurions-nous pu nous promener seuls le soir tous deux dans le crépuscule où luiraient plus doucement au-dessus de l’eau assombrie les fleurs roses des bruyères, sous les chênes battus par les clapotements des vagues.» (I, page 689).
Les arbres d’Hudimesnil qui firent que Marcel fut « rempli de ce bonheur profond que je n'avais pas souvent ressenti depuis Combray, un bonheur analogue celui que m'avaient donné, entre autres, les clochers de Martinvilie. Mais, cette fois, il resta incomplet. Je venais d'apercevoir, en retrait de la route en dos d'âne que nous suivions, trois arbres qui devaient servir d'entrée à une allée couverte et formaient un dessin que je ne voyais pas pour la première fois, je ne pouvais arriver à connaître le lieu dont ils étaient comme détachés, mais je sentais qu'il m'avait été familier autrefois [...] Tous trois, au fur et à mesure que la voiture avançait, je les voyais s'approcher. Où les avais-je déjà regardés? Il n'y avait aucun lieu autour de Combray où une allée s'ouvrit ainsi. [...] Cependant ils venaient vers moi ; peut-être apparition mythique, ronde de sorcières ou de nornes qui me proposait ses oracles. Je crus plutôt que c'étaient des fantômes du passé, de chers compagnons de mon enfance, des amis disparus qui invoquaient nos communs souvenirs. Comme des ombres ils semblaient me demander de les emmener avec moi, de les rendre à la vie. Dans leur gesticulation naïve et passionnée, je reconnaissais le regret impuissant d'un être aimé qui a perdu l'usage de la parole, sent qu'il ne pourra nous dire ce qu'il veut et que nous ne savons pas deviner. [...] Je vis les arbres s'éloigner en agitant leurs bras désespérés, semblant me dire : Ce que tu n'apprends pas de nous aujourd'hui, tu ne le sauras jamais. Si tu nous laisses retomber au fond de ce chemin d'où nous cherchions à nous hisser jusqu'à toi, toute une partie de toi-même que nous t'apportions tombera pour jamais au néant. En effet, si dans la suite je retrouvai le genre de plaisir et d'inquiétude que je venais de sentir encore une fois, et si un soir - trop tard, mais pour toujours - je m'attachai à lui, de ces arbres eux-mêmes, en revanche, je ne sus jamais ce qu'ils avaient voulu m'apporter ni où je les avais vus. Et quand, la voiture ayant bifurqué, je leur tournai le dos et cessai de les voir [...] j'étais triste comme si je venais de perdre un ami, de mourir à moi-même, de renier un mort ou de méconnaître un dieu. » (I, pages 717-719).
La mer vue de la Raspelière : « De la hauteur où nous étions déjà, la mer n’apparaissait plus, ainsi que de Balbec, pareille aux ondulations de montagnes soulevées, mais, au contraire, comme apparaît d’un pic, ou d’une route qui contourne la montagne, un glacier bleuâtre, ou une plaine éblouissante, situés à une moindre altitude. Le déchiquetage des remous y semblait immobilisé et avoir dessiné pour toujours leurs cercles concentriques ; l’émail même de la mer, qui changeait insensiblement de couleur, prenait vers le fond de la baie, où se creusait un estuaire, la blancheur bleue d’un lait où de petits bacs noirs qui n’avançaient pas semblaient empêtrés comme des mouches. Il ne me semblait pas qu’on pût découvrir de nulle part un tableau plus vaste. Mais à chaque tournant une partie nouvelle s’y ajoutait, et quand nous arrivâmes à l’octroi de Doville, l’éperon de falaise qui nous avait caché jusque-là une moitié de la baie rentra, et je vis tout à coup à ma gauche un golfe aussi profond que celui que j’avais eu jusque-là devant moi, mais dont il changeait les proportions et doublait la beauté. L’air à ce point si élevé devenait d’une vivacité et d’une pureté qui m’enivraient. » (II, page 897).
La mer au soleil levant : « Dans le désordre des brouillards de la nuit qui traînaient encore en loques roses et bleues sur les eaux encombrées des débris de nacre de l’aurore, des bateaux passaient en souriant à la lumière oblique qui jaunissait leur voile et la pointe de leur beaupré comme quand ils rentrent le soir : scène imaginaire, grelottante et déserte, pure évocation du couchant qui ne reposait pas, comme le soir, sur la suite des heures du jour que j’avais l’habitude de voir le précéder, déliée, interpolée, plus inconsistante encore que l’image horrible de Montjouvain qu’elle ne parvenait pas à annuler, à couvrir, à cacher – poétique et vaine image du souvenir et du songe. » (II, page 1130).
Les glaces appréciées par Albertine : « Pour les glaces (car j’espère que vous m’en commanderez que prises dans ces moules démodés qui ont toutes les formes d’architecture possible), toutes les fois que j’en prends, temples, églises, obélisques, rochers, c’est comme une géographie pittoresque que je regarde d’abord et dont je convertis ensuite les monuments de framboise ou de vanille en fraîcheur dans mon gosier. [...] Mon Dieu, à l’hôtel Ritz, je crains bien que vous ne trouviez des colonnes Vendôme de glace, de glace au chocolat ou à la framboise, et alors il en faut plusieurs pour que cela ait l’air de colonnes votives ou de pylônes élevés dans une allée à la gloire de la Fraîcheur. Ils font aussi des obélisques de framboise qui se dresseront de place en place dans le désert brûlant de ma soif et dont je ferai fondre le granit rose au fond de ma gorge qu’ils désaltéreront mieux que des oasis (et ici le rire profond éclata, soit de satisfaction de si bien parler, soit par moquerie d’elle-même de s’exprimer par images si suivies, soit, hélas !, par volupté physique de sentir en elle quelque chose de si bon, de si frais qui lui causait l’équivalent d’une jouissance. Ces pics de glace du Ritz ont quelquefois l'air du mont Rose, et même, si la glace est au citron, je ne déteste pas qu'elle n'ait pas de forme monumentale, qu'elle soit irrégulière. abrupte, comme une montagne d'EIstir. Il ne faut pas qu'elle soit trop blanche alors, mais un peu jaunâtre, avec cet air de neige sale et blafarde qu'ont les montagne, d'EIstir. La glace a beau ne pas être grande, qu'une demi-glace si vous voulez, ces glaces au citron-là sont tout de même des montagnes réduites à une échelle toute petite, mais l'imagination rétablit les proportions, comme pour ces arbres japonais nains qu'on sent très bien être tout de même des cèdres, des chênes, de, mancenilliers, si bien qu'en en plaçant quelques-uns le long d'une petite rigole, dans ma chambre, j'aurais une immense forêt descendant vers un fleuve et où les petit, enfants se perdraient. De même, au pied de ma demi-glace jaunâtre au citron, je vois très bien des postillons, des voyageurs, des chaises de poste sur lesquels ma langue se charge de faire rouler de glaciales avalanches qui les engloutiront (la volupté cruelle avec laquelle elle dit cela excita ma jalousie) ; de même, ajouta-t-elle, que je me charge avec mes lèvres de détruire, pilier par pilier, ces églises vénitiennes d'un porphyre qui est de la fraise et de faire tomber sur les fidèles ce que j'aurai épargné. Oui, tous ces monuments passeront de leur place de pierre dans ma poitrine où leur fraîcheur fondante palpite déjà. » (III, pages 130-131). Albertine apparut ici comme une sorte d’ogresse sensuelle et sadique car fut souligné le caractère érotique de cette consommation orale de d’« obélisques », de « rochers », de « colonnes », de « pylônes », de « pics », autant de symboles phalliques, d’autant plus que, la glace se consommant par succion, fondant dans la bouche (comme d’ailleurs la madeleine s’amollissait et fondait dans le thé), fut ainsi suggérée la fellation.
Ces belles «compositions françaises» bien « léchées » (la fameuse première page fut récrite douze fois), telles celles où l’élève de Condorcet brilla, sont des développements littéraires éblouissants mais qui ont quelque chose d'un peu contourné, une grâce un peu apprêtée, une préciosité fin XIXe siècle. Certaines cependant sont de véritables poèmes en prose, produits par celui qui s’était voulu poète et n’avait été romancier que par dépit, celui qu’Edmond Jaloux apprécia : « Celui de tous les Proust que je préfère maintenant est le poète, le transfigurateur lyrique qui a créé un monde spirituel absolument total et y a mêlé autant de poésie qu'il y en a dans l'œuvre de Shakespeare et de Goethe ».
Mais, en fait, la poésie ne lance que de brefs éclairs dans un texte généralement morne, une prose assez lourde et solennelle qui mérite l’appréciation que fait le duc de Guermantes de l’article de Marcel paru dans ‘’Le Figaro’’ : « Il regrettait la forme un peu poncive de ce style où il y avait ‘’de l’enflure, des métaphores comme dans la prose démodée de Chateaubriand’’.» (III, page 589), critique qui s’ajouta à celles de Norpois (qui, devant le « petit poème en prose que [Marcel] avait fait autrefois à Combray en revenant d’une promenade », préféra « passer l’éponge » [I, page 473]), tandis que Brichot, plus tard, allait critiquer le nombrilisme (II, page 955), visant Marcel,  qu’il voyait « anesthésié par la grande névrose littéraire, dans l’atmosphère chaude, énervante, lourde de relents malsains, d’un symbolisme de fumerie d’opium », Proust s’étant ainsi stigmatisé lui-même dans ce qu’il qualifia toutefois de « couplet inepte et bigarré » (II, page 956). On pourrait lui appliquer aussi le commentaire qu’il fit de l’évolution littéraire de Bloch : « Son style était devenu moins précieux, comme il arrive à certains écrivains qui quittent le maniérisme quand, ne faisant plus de poèmes symbolistes, ils écrivent des romans-feuilletons. » (III, page 590). Et Maurice Barrès n’avait-il pas trouvé à Proust « une extrême abondance de mots un peu ternes et une subtilité prodigieuse de nuances »?
André Durand
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