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André Durand présente l’intérêt documentaire de ‘’À la recherche du temps perdu’’


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Proust a aussi créé un écrivain fictif, Bergotte. On a souvent cherché quels avaient été ses modèles. Il a pu d’abord se souvenir d'Anatole France qu'il avait si vivement admiré dans sa jeunesse ; et il est vrai que, dans ‘’Jean Santeuil’’, Bergotte, qui était un sculpteur, présentait une image assez fidèle de l'auteur de ‘’Monsieur Bergeret’’ et de ses rapports avec Mme de Caillavet (dans une première ébauche, il avait même donné à son personnage le nom de Berget). Mais Proust aurait, dit-on, emprunté quelques traits moins saillants à Bourget, à Bergson et à Ruskin. Mais ce fut surtout à sa propre expérience, à la conscience qu'il eut de ses contradictions, qu’il eut recours pour animer du dedans cet inoubliable « portrait de l'artiste par lui-même. »

Bergotte était un écrivain admiré par Swann, par Bloch, par Marcel, par la duchesse de Guermantes, mais méprisé par M. de Norpois : « Bergotte est ce que j’appelle un joueur de flûte ; il faut reconnaître du reste qu’il en joue agréablement quoique avec bien du maniérisme, de l’afféterie. Mais enfin ce n'est que cela, et cela n'est pas grand'chose. Jamais on ne trouve dans ses ouvrages sans muscles ce qu'on pourrait nommer la charpente. Pas d’action - ou si peu - mais surtout pas de portée. Ses livres pèchent par la base ou plutôt il n'y a pas de base du tout. Dans un temps comme le nôtre où la complexité croissante de la vie laisse à peine le temps de lire, où la carte de l'Europe a subi des remaniements profonds et est à la veille d'en subir de plus grands encore peut-être, où tant de problèmes menaçants et nouveaux se posent partout, vous m'accorderez qu'on a le droit de demander à un écrivain d'être autre chose qu'un bel esprit qui nous fait oublier dans des discussions oiseuses et byzantines sur des mérites de pure forme, que nous pouvons être envahis d'un instant à l'autre par un double flot de barbares, ceux du dehors et ceux du dedans. Je sais que c'est blasphémer contre la Sacro-Sainte École de ce que ces messieurs appellent l'Art pour l'Art, mais à notre époque il y a des tâches plus urgentes que d'agencer des mots d’une façon harmonieuse. Celle de Bergotte est parfois assez séduisante, je n'en disconviens pas, mais au total tout cela est bien mièvre, bien mince, et bien peu viril .[...] Dans les livres de Bergotte, toutes ces chinoiseries de forme, toutes ces subtilités de mandarin déliquescent me semblent vaines. Pour quelques feux d'artifice agréablement tirés par un écrivain, on crie tout de suite au chef-d'œuvre. Les chefs-d'œuvre ne sont pas si fréquents que cela ! Bergotte n'a pas à son actif, dans son bagage si je puis dire, un roman d'une envolée un peu haute, un de ces livres qu'on place dans le bon coin de sa bibliothèque. Je n'en vois pas un seul dans son œuvre. Il n’empêche que chez lui l'œuvre est infiniment supérieure à l'auteur. Ah ! voilà quelqu'un qui donne raison à l'homme d'esprit qui prétendait qu'on ne doit connaître les écrivains que par leurs livres. Impossible de voir un individu qui réponde moins aux siens, plus prétentieux, plus solennel, moins homme de bonne compagnie. Vulgaire par moments, parlant à d'autres comme un livre, et même comme un livre de lui, mais comme un livre ennuyeux, ce qu'au moins ne sont pas les siens, tel est ce Bergotte. C'est un esprit des plus confus, alambiqué, ce que nos pères appelaient un diseur de phébus et qui rend encore plus déplaisantes, par sa façon de les énoncer, les choses qu'il dit. » (I, pages 473, 474).

L’écrivain avait été un moment attiré dans le cercle des Verdurin, puis dans le salon de Mme Swann alors « qu’il avait presque d’un coup passé, aux moments où son talent s’épuisait, de l’obscurité à la grande gloire » (II, page 743). C’est alors que la répétition générale d’une de ses pièces fut « un vrai coup de théâtre » (II, page 746) : on vit, à côté de Mme Swann, Mme de Marsantes et celle qui « était en train de devenir la lionne, la reine du temps, la comtesse Molé », tandis que Bergotte était entouré du prince d’Agrigente, du comte Louis de Turenne et du marquis de Bréauté. 

Marcel, qui l’avait découvert grâce à Gilberte, l'imagina d'abord à travers ses livres, en particulier à travers son essai sur Racine, et lui avait voué une grande admiration, constata que son œuvre « avait pris dans le grand public une extraordinaire puissance d’expansion » (II, page 326). Puis il le rencontra chez les Swann et découvrit que celui qu’Odette appelait « le doux Chantre aux cheveux blancs » n’était qu’« un homme jeune, rude, petit, râblé et myope, à nez rouge en forme de coquille de colimaçon et à barbiche noire » (I, page 547), aux « défauts insupportables » (III, page 720). Il fut surpris aussi par sa voix qui lui semblait « entièrement différente de sa manière d’écrire », de « ce ‘’genre Bergotte’’ que beaucoup de chroniqueurs s’étaient approprié », par sa façon de choisir ses mots et de les prononcer (I, page 552). Il comprit ainsi que « pour tous les grands écrivains, la beauté de leurs phrases est imprévisible » (I, page 551). Mais il fut pour lui « un père retrouvé », car, en le lisant, il crut pénétrer dans les « royaumes du vrai », « en une région de lui-même plus profonde, plus unie et plus vaste, d’où les obstacles et les séparations semblaient avoir été enlevés ». Il lui révéla « le secret de la beauté et de la vérité à demi pressenties », lui permit de découvrir sa vocation d’écrivain, car son art lui a donné le sentiment d’une vérité plus grande que celle de la vie quotidienne, ce qui le fit pleurer de confiance et de joie. De lui il eût aimé « avoir une opinion sur toutes choses, et particulièrement sur d'anciens monuments français et sur des paysages maritimes ».

Cependant, comme, gâté par le succès, Bergotte se borna à se répéter et que le temps change la perception qu’on a de l'œuvre d'art, Marcel ne l’admira plus autant, sa « limpidité lui paraissant de l’insuffisance ». Étant un de ces « esprits plus difficiles », il lui préféra un autre écrivain qu’il ne comprenait pas mais pour lequel il avait « l’admiration d’un enfant gauche » (II, page 327). Cependant, il apprit que, comme l’avait déjà insinué Norpois, ce très grand écrivain laissait voir, dans sa vie privée, plus d'une faiblesse. Swann lui révéla quel amant jaloux il était. Aussi Marcel marqua-t-il une violente désaffection à son égard : « J’aurais passé sur la triste opinion que j’ai de sa vie privée […] J’avoue qu'il y a un degré d'ignominie dont je ne saurais m'accommoder, et qui est rendu plus écœurant encore par le ton plus que moral, tranchons le mot, moralisateur, que prend Bergotte dans ses livres où on ne voit qu'analyses perpétuelles et d'ailleurs, entre nous, un peu Ianguissantes, de scrupules douloureux, de remords maladifs, et, pour de simples peccadilles, de véritables prêchi-prêcha (on sait ce qu'en vaut l'aune), alors qu'il montre tant d'inconscience et de cynisme dans sa vie privée. » (II, pages 475-476).

Devenu très malade, Bergotte vint pourtant voir Marcel pendant la maladie de sa grand-mère. De plus en plus, du fait de sa peur du froid, il vécut enfermé chez lui. « D’ailleurs, il n’avait jamais aimé le monde, ou l’avait aimé un seul jour pour le mépriser comme tout le reste et de la même façon, qui était la sienne, à savoir non de mépriser parce qu’on ne peut obtenir, mais aussitôt qu’on a obtenu. » (III, page 183). Ses œuvres admirables avaient alors cessé de plaire, car on lui préférait des auteurs aux prétentions sociologiques. Tout enveloppé de châles et de plaids (III, page 184), souffrant d'insomnies et de terribles cauchemars, il était à cet égard aussi comme un double de Proust. Les médecins, ayant sur sa maladie des avis contradictoires, ainsi la prolongèrent ; ils lui firent essayer tour à tour différents remèdes, dont des narcotiques, qui lui valurent quelques accalmies (III, pages 183-186). Un jour, en pleine crise d'urémie, il se leva pour aller revoir, dans une « exposition hollandaise », la ‘’Vue de Delft’’ de Vermeer, tableau qu'il adorait et dont un critique d'art venait d’écrire qu’« un petit pan de mur jaune (qu’il ne se rappelait pas) était si bien peint qu’il était, si on le regardait seul, comme une précieuse œuvre d’art chinoise, d’une beauté qui se suffirait à elle-même. » (III, pages 186-187). Tandis qu'il regardait le « petit pan de mur jaune sous un auvent », il fut pris d'un étourdissement, vit alors sa propre vie chargeant l'un des plateaux d'une balance, tandis que l’autre contenait le « petit pan de mur jaune » peint par Vermeer, et il mourut. « Mort pour toujours? Qui peut le dire », se demanda Marcel qui pencha pour la thèse de vies successives (III, page 187). « On l’enterra, mais toute la nuit funèbre, aux vitrines éclairées, ses livres, disposés trois par trois, veillaient comme des anges aux ailes éployées et semblaient, pour celui qui n’était plus, le symbole de sa résurrection. » (III, page 188). On sent que Proust décrivit alors la mort qu’il souhaitait avoir.


Il reste qu’avec Bergotte en particulier ‘’À la recherche du temps perdu’’ établit un va-et-vient constant entre les œuvres d'autrui et l'œuvre en train de se faire, sujet et dénouement du livre.

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L’exposé sur l’homosexualité
Proust, ayant déclaré que « la matière » de l'œuvre « est indifférente et que tout peut y être mis par la pensée », voulut aussi renseigner (et titiller?) les lecteurs sur « le phénomène si mal compris, si inutilement blâmé, de l’inversion sexuelle » (III, page 910), sur l’« amour antisocial » (II, page 993), aspect qui, en fait, ne répondait à aucune nécessité interne. Mais, révélant peu à peu les moeurs de Charlus et y faisant glisser nombre d’autres personnages, ajoutant à l’homosexualité masculine l’homosexualité féminine, il leur a donné tant d’importance qu’‘‘À la recherche du temps perdu’’ peut être considéré comme le grand roman de l’homosexualité. Faut-il, avec André Maurois, admirer Proust pour « le courage de plonger dans le sulfureux abîme de Sodome » ou ne faut-il pas plutôt se demander si cet homosexuel honteux, qui n’a pratiquement rien laissé sur sa vie sexuelle, ne cédait pas ainsi à l’irrépressible besoin de parler sous un masque d’un problème personnel et de se justifier aussi : « L'auteur tient à dire combien il serait contristé que le lecteur s’offusquât de peintures si étranges […] Un grand intérêt, parfois de la beauté, peut naître d’actions découlant d’une forme d’esprit si éloignée de tout ce que nous croyons, que nous ne pouvons même arriver à les comprendre, qu’elles s’étalent devant nous comme un spectacle sans cause. » (III, pages 46-47)?
L’exposé commença dans ‘’Sodome et Gomorrhe’’, qui débute par cette annonce : « Première apparition des hommes-femmes, descendants de ceux des habitants de Sodome qui furent épargnés par le feu du ciel.  » et cette épigraphe : « ‘’La femme aura Gomorrhe et l’homme aura Sodome.’’ Alfred de Vigny » (II, page 601).

L’annonce rappelait la description qu’on trouve dans la Bible des crimes de Sodome et de son châtiment : Dieu, alerté par « le cri contre Sodome », dont le « péché est énorme », se résolut à détruire la ville pour punir ses habitants (‘’Genèse’’ 18 : 20-21). Il envoya alors deux anges vérifier si le « péché » était avéré. Ces anges arrivèrent à Sodome, et Lot, le neveu d'Abraham, les invita à loger chez lui. « Ils n’étaient pas encore couchés que les hommes de la ville, les hommes de Sodome, entourèrent la maison, depuis le garçon jusqu’au vieillard, tout le peuple en masse. Et ils criaient vers Lot et lui disaient : ‘’Où sont les hommes qui sont entrés chez toi cette nuit? Fais-les sortir vers nous pour que nous les connaissions.’’ » (‘’Genèse’’ 19 : 5), « connaître » pouvant signifier « abuser », voire « pénétrer ». Convaincu de leur crime, Dieu détruisit la ville par « le soufre et le feu » en même temps que la cité voisine de Gomorrhe.

Dans le Coran, les hommes de Sodome entourèrent la maison de Lot qui leur proposa ses deux filles pour le mariage, mais ils les refusèrent. Alors, Allah lui ordonna de quitter la ville et de ne pas se retourner quoi qu'il arrive, fit renverser la ville en envoyant Djibril (l'ange Gabriel).

Dans la tradition chrétienne, l’épisode biblique est l'un des fondements de la condamnation de la sodomie (pratique du coït anal avec un homme ou une femme, qui explique les termes « inverti », « inversion », qui furent employés le plus souvent par Proust) et de l'homosexualité.

Le mythe fut poursuivi par Proust. D’abord, il mentionna que «les deux anges qui avaient été placés aux portes de Sodome pour savoir si ses habitants, dit la Genèse, avaient entièrement fait toutes ces choses dont le cri était monté jusqu'à l’Éternel, avaient été, on ne peut que s'en réjouir, très mal choisis par le Seigneur, lequel n'eût dû confier la tâche qu'à un Sodomiste. Celui-là, les excuses : ‘’Père de six enfants, j'ai deux maîtresses, etc.’’ ne lui eussent pas fait abaisser bénévolement l'épée flamboyante et adoucir les sanctions. Il aurait répondu : ‘’Oui, et ta femme souffre les tortures de la jalousie. Mais même quand ces femmes n'ont pas été choisies par toi à Gomorrhe, tu passes tes nuits avec un gardeur de troupeaux de l’Hébron.’’ Et il l'aurait immédiatement fait rebrousser chemin vers la ville qu'allait détruire la pluie de feu et de soufre. Au contraire, on laissa s'enfuir tous les Sodomistes honteux, même si, apercevant un jeune garçon ils détournaient la tête, comme la femme de Loth, sans être pour cela changés, comme elle, en statues de sel. » (II, page 631)

Plus loin, dans sa promenade avec Marcel en 1916, dans Paris menacé par les avions allemands, Charlus annonça : « Nous pouvons avoir demain le sort des villes du Vésuve, celles-ci sentaient qu’elles étaient menacées du sort des villes maudites de la Bible » et ajouta : « On a retrouvé sur les murs d’une maison de Pompéi cette inscription révélatrice :’’Sodoma, Gomorra’’. » (III, page 807).


Notons qu’une autre interprétation de Gomorrhe en fait une ville dont les citoyens avaient conservé leur goût pour les femmes mais préféraient la pénétration anale.
La distinction entre Sodome et Gomorrhe, qui ne figurait pas dans la Bible, a peut-être été introduite par Vigny qui, dans ‘’La colère de Samson’’, écrivit :

« La Femme aura Gomorrhe et l’Homme aura Sodome,



Et, se jetant de loin un regard irrité,

Les deux sexes mourront chacun de son côté »,
ce dernier vers étant cité plus loin par Proust (II, page 616).
Ainsi, le titre du quatrième tome d’’’À la recherche du temps perdu’’ annonce qu’il y sera question de l’homosexualité masculine et de l’homosexualité féminine.
Sodome
La découverte des « hommes-femmes » :
‘’Sodome et Gomorrhe’’ s’ouvre sur la « conjonction » entre Charlus, qui venait rendre visite à Mme de Villeparisis, et Jupien, giletier qui avait son échoppe dans la cour de l’hôtel des Guermantes, rencontre épiée par Marcel. Il vit que l’un « allait, venait, regardait dans le vague de la façon qu’il pensait mettre le plus en valeur la beauté de ses prunelles, prenait un air fat, négligent, ridicule », tandis que l’autre « donnait à sa taille un port avantageux, posait avec une impertinence grotesque son poing sur la hanche, faisait saillir son derrière, prenait des poses avec la coquetterie qu’aurait pu avoir l’orchidée pour le bourdon » (II, pages 604).

Il y avait là, pour Marcel, une énigme. Mais elle fut tout de suite miraculeusement percée : « Une révolution, pour mes yeux dessillés, s’était opérée en M. de Charlus, aussi complète, aussi immédiate que s’il avait été touché par une baguette magique » (II, page 613). En fait, la révolution s’était opérée en lui : « Maintenant l’abstrait s’était matérialisé, l’être enfin compris avait aussitôt perdu son pouvoir de rester invisible, et la transmutation de M. de Charlus en une personne nouvelle était si complète que non seulement les contrastes de son visage, de sa voix, mais même rétrospectivement les hauts et les bas eux-mêmes de ses relations avec moi, tout ce qui avait paru jusque-là incohérent à mon esprit, devenait intelligible, se montrait évident. [...] De plus je comprenais maintenant pourquoi tout à l’heure quand je l’avais vu sortir de chez Mme de Villeparisis, j’avais pu trouver que M. de Charlus avait l’air d’une femme : c’en était une ! Il appartenait à la race de ces êtres, moins contradictoires qu’ils n’en ont l’air, dont l’idéal est viril, justement parce que leur tempérament est féminin, et qui sont dans la vie pareils, en apparence seulement, aux autres hommes » (II, page 614), dont chacun « recherche essentiellement l'amour d'un homme de l’autre race, c'est-à-dire d'un homme aimant les femmes (et qui par conséquent ne pourra pas l'aimer) (II, page 631).

Et, d’une façon tout à fait invraisemblable, le jeune garçon put soudain montrer un grand savoir sur l’inversion masculine, établissant d’abord :
L’analogie entre ce qui se passe dans la nature et ce qui se passe entre les homosexuels :
La comparaison de la conduite de Charlus et Jupien avec celle du bourdon et de l’orchidée était née du fait que Marcel, auparavant, observait « le petit arbuste de la duchesse » (II, page 601) et se demandait « si l’insecte improbable viendrait, par un hasard providentiel, visiter le pistil offert et délaissé » (II, pages 601-602), « si le miracle devait se produire, l’arrivée presque impossible à espérer (à travers tant d’obstacles, de distance, de risques contraires, de dangers) de l’insecte envoyé de si loin en ambassadeur à la vierge qui depuis longtemps prolongeait son attente. Je savais que cette attente n’était pas plus passive que chez la fleur mâle, dont les étamines s’étaient spontanément tournées pour que l’insecte pût plus facilement la recevoir ; de même la fleur-femme qui était ici, si l’insecte venait, arquerait coquettement ses ‘’styles’’, et pour être mieux pénétrée par lui ferait imperceptiblement, comme une jouvencelle hypocrite mais ardente, la moitié du chemin. Les lois du monde végétal sont gouvernées elles-mêmes par des lois de plus en plus hautes. Si la visite d'un insecte, c'est-à-dire l'apport de la semence d'une autre fleur est habituellement nécessaire pour féconder une fleur, c'est que l'autofécondation, la fécondation de la fleur par elle-même, comme les mariages répétés dans une même famille, amènerait la dégénérescence et la stérilité, tandis que le croisement opéré par les insectes donne aux générations suivantes de la même espèce une vigueur inconnue de leurs aînées. Cependant cet essor peut être excessif, l'espèce se développer démesurément ; alors, comme une antitoxine défend contre la maladie, comme le corps thyroïde règle notre embonpoint, comme la défaite vient punir l'orgueil, la fatigue le plaisir, et comme le sommeil repose à son tour de la fatigue, ainsi un acte exceptionnel d'autofécondation vient à point nommé donner son tour de vis, son coup de frein, fait rentrer dans la norme la fleur qui en était exagérément sortie. » (II, pages 602-603).

Plus loin fut encore précisée l’analogie, et l’inversion fut ainsi présentée comme naturelle :

- « Comme tant de créatures du règne animal et du règne végétal, comme la plante qui produirait la vanille, mais qui, parce que, chez elle, l'organe mâle est séparé par une cloison de l'organe femelle, demeure stérile si les oiseaux-mouches ou certaines petites abeilles ne transportent le pollen des unes aux autres ou si l’homme ne les féconde artificiellement, M. de Charlus (et ici le mot fécondation doit être pris au sens moral, puisqu'au sens physique l'union du mâle avec le mâle est stérile) était de ces hommes qui peuvent être appelés exceptionnels. » (II, page 627).

- « M. de Charlus m'avait distrait de regarder si le bourdon apportait à l'orchidée le pollen qu'elle attendait depuis si longtemps, qu'elle n'avait chance de recevoir que grâce à un hasard si improbable qu'on le pouvait appeler une espèce de miracle. Mais c'était un miracle aussi auquel je venais d'assister, presque du même genre, et non moins merveilleux. Dès que j'eus considéré cette rencontre de ce point de vue, tout m’y sembla empreint de beauté. Les ruses les plus extraordinaires que la nature a inventées pour forcer les insectes à assurer la fécondation des fleurs qui, sans eux, ne pourraient pas l'être parce que la fleur mâle y est trop éloignée de la fleur femelle, ou celle qui, si c'est le vent qui doit assurer le transport du pollen, le rend bien plus facile à détacher de la fleur mâle, bien plus aisé à attraper au passage par la fleur femelle, en supprimant la secrétion du nectar, qui n'est plus utile puisqu'il n'y a pas d'insectes à attirer, et même l'éclat des corolles qui les attirent, et la ruse qui, pour que la fleur soit réservée au pollen qu’il faut, qui ne peut fructifier qu'en elle, lui fait sécréter une liqueur qui l'immunise contre les autres pollens - ne me semblaient pas plus merveilleuses que l'existence de la sous-variété d'invertis destinée à assurer les plaisirs de l'amour à l'inverti devenant vieux : les hommes qui sont attirés non par tous les hommes, mais - par un phénomène de correspondance et d'harmonie comparable à ceux qui règlent la fécondation des fleurs hétérostyles trimorphes comme le ‘’Lythrum Jalicaria’’ - seulement par les hommes beaucoup plus âgés qu'eux. De cette sous-variété Jupien venait de m'offrir un exemple, moins saisissant pourtant que d'autres que tout herborisateur humain, tout botaniste moral, pourra observer, malgré leur rareté, et qui leur présentera un frêle jeune homme qui attendait les avances d'un robuste et bedonnant quinquagénaire, restant aussi indifférent aux avances des autres jeunes gens que restent stériles les fleurs hermaphrodites à court style de la ‘’Primula veris’’ tant qu'elles ne sont fécondées que par d'autres ‘’Primula veris’’ à court style aussi, tandis qu'elles accueillent avec joie le pollen des ‘’Primula veris’’ à long style. » (II, page 628).

Marcel, qui avait prétendu qu’il se gardait de « la moindre prétention scientifique de rapprocher certaines lois de la botanique et ce qu’on appelle parfois mal l’homosexualité » (II, page 607), allait pourtant considérer que « l'inversion elle-même, venant de ce que l'inverti se rapproche trop de la femme pour pouvoir avoir des rapports utiles avec elle, se rattache par là à une loi plus haute qui fait que tant de fleurs hermaphrodites restent infécondes, c'est-à-dire à la stérilité de l'autofécondation. Il est vrai que les invertis à la recherche d'un mâle se contentent souvent d’un inverti aussi efféminé qu'eux. Mais il suffit qu'ils n’appartiennent pas au sexe féminin, dont ils ont en eux un embryon dont ils ne peuvent se servir, ce qui arrive à tant de fleurs hermaphrodites et même à certains animaux hermaphrodites, comme l'escargot, qui ne peuvent être fécondés par eux-mêmes, mais peuvent l’être par d'autres hermaphrodites. Par là les invertis, qui se rattachent volontiers à l'antique Orient ou à l'âge d’or de la Grèce, remonteraient plus haut encore, à ces époques d'essai où n'existaient ni les fleurs dioïques ni les animaux unisexués, à cet hermaphroditisme initial dont quelques rudiments d'organes mâles dans l'anatomie de la femme et d'organes femelles dans l'anatomie de l'homme semblent conserver la trace. Je trouvais la mimique, d'abord incompréhensible pour moi, de Jupien et de M. de Charlus aussi curieuse que ces gestes tentateurs adressés aux insectes, selon Darwin, par les fleurs dites composées, haussant les demi-fleurons de leurs capitules pour être vues de plus loin, comme certaine hétérostylée qui retourne ses étamines et les courbe pour frayer le chemin aux insectes, ou qui leur offre une ablution, et tout simplement même comparable aux parfums de nectar, à l'éclat des corolles qui attiraient en ce moment des insectes dans la cour. » (II, pages 629-630).
La théorie de la sexualité :

Réfléchissant au cas des « hommes-femmes » que sont Charlus et Jupien, Marcel émit à leur sujet une « première théorie » (II, page 615) qui était une conséquence d’une théorie générale de la sexualité selon laquelle « chacun porte, inscrite en ces yeux à travers lesquels il voit toutes choses dans l’univers, une silhouette intaillée dans la facette de la prunelle. » Cette silhouette est celle de l’être qu’il désire, être qui est ce qu’il n’est pas, ce qui lui manque.

Pour l’homme hétérosexuel, cette silhouette est celle d’une « nymphe ».

Pour l’homme homosexuel, cette silhouette est celle d’un « éphèbe » (Morel et les autres jeunes hommes du même type que lui « ressemblaient un peu à l’éphèbe dont la forme [était] intaillée dans le saphir qu’étaient les yeux de M. de Charlus » [III, page 818]) parce qu’il est en réalité « une femme » qu’une erreur biologique a enfermée dans un corps masculin (II, page 615), ce qui fait que la flagellation de Charlus fut expliquée par ce conte des ‘Mille et une nuits’’ « où une femme, transformée en chienne, se fait frapper volontairement pour retrouver sa forme première » (III, page 832) : c’est que l’inverti qu’était Charlus était comparé à une femme qui, ayant perdu son identité sexuelle, s’est fait fouetter pour expier sa perversion et retrouver son identité.

Ainsi, malgré cette différence, l’homme homosexuel obéirait lui aussi à la loi générale du désir comme manque : il aimerait les hommes en tant que femme. Selon cette logique, il serait voué à un désespoir absolu : étant femme, le désir d’altérité le porterait à aimer des hommes qui sont vraiment des hommes, et qui ne peuvent donc lui rendre son amour du fait du corps masculin qui cache sa nature féminine.

C’est pourquoi Proust préférait nommer « inversion » « ce que l’on appelle parfois fort mal l’homosexualité » car, pour lui, ce terme constitue une impropriété et même un contresens de lecture sur la structure sexuelle du sodomite parce qu’il en reste à son apparence masculine, et que, de plus, il fut emprunté à l’allemand (il voulait sauvegarder la pureté de la langue française, mais il l’employa quand même à plusieurs reprises dont : II, page 616 !).

Proust vit la cause de l’inversion dans un déséquilibre nerveux. Comme Charlus était capable d’accompagner Morel au piano, « avec le style le plus pur », qu’il pourra lui donner « ce qui lui manquait, la culture et le style », Marcel « songeait avec curiosité à ce qui unit chez un même homme une tare physique et un don spirituel. » « Il avait suffi que la nature déséquilibrât suffisamment en lui le système nerveux pour qu’au lieu d’une femme, comme eût fait son frère le duc, il préférât un berger de Virgile ou un élève de Platon, et aussitôt des qualités inconnues au duc de Guermantes, et souvent liées à ce déséquilibre, avaient fait de M. de Charlus un pianiste délicieux, un peintre amateur qui n’était pas sans goût, un éloquent discoureur. » Son style « avait son correspondant - on n’ose dire sa cause - dans des parties toutes physiques, dans les défectuosités nerveuses de M. de Charlus. » (II, page 953-954).

Puis, dans le cas de Saint-Loup, il envisagea une « évolution physiologique » qui fit « que tant qu’il aima les femmes [...] il fut vraiment capable d’amitié. Après cela, au moins pendant quelque temps, les hommes qui ne l’intéressaient pas directement, il leur manifestait une indifférence, sincère je le crois en partie, car il était devenu très sec, et qu’il exagérait aussi pour faire croire qu’il ne faisait attention qu’aux femmes. » (III, page 682). Marcel remarqua que, du fait de son vice, « il était devenu plus élancé, plus rapide » (III, page 698), alors que, curieusement, Charlus était de plus en plus « bedonnant » !

Aussi put-il parler de l’inversion comme « d’une maladie inguérissable » (II, page 616), pour évoquer pourtant plus loin «les cas où l’on verra que l'inversion est guérissable » (II, page 625) et se contredire encore aussitôt : « Sans doute la vie de certains invertis paraît quelquefois changer, leur vice (comme on dit) n'apparaît plus dans leurs habitudes ; mais rien ne se perd » (II, page 625).
Ce n’était là, bien vacillante comme on le voit, qu’une « première théorie » qu’il se promettait de « modifier par la suite » (II, page 615). Pour l’instant, il montrait :
La condition malheureuse des homosexuels :
Y eut-il un temps où ils furent heureux? Marcel nous dit qu’« allant chercher, comme un médecin l’appendicite, l’inversion jusque dans l’histoire », ils ont « plaisir à rappeler que Socrate était l’un d’eux [...] sans songer qu’il n’y avait pas d’anormaux quand l’homosexualité était la norme » (II, pages 616-617). De la même façon, fut dénoncée la complaisance de l’érudit Brichot à réciter des pages de Platon, des vers de Virgile, à « cueillir à propos dans les philosophes grecs, les poètes latins, les conteurs orientaux, des textes qui décoraient le goût du baron d’un florilège étrange et charmant » (III, page 290) : « Il ne comprenait pas qu’alors [au temps de Socrate et de Virgile], aimer un jeune homme était comme aujourd’hui […] entretenir une danseuse, puis se fiancer […] Il ne voulait pas voir que depuis dix-neuf cents ans […] toute l’homosexualité de coutume - celle des jeunes gens de Platon comme des bergers de Virgile - a disparu, que seule surnage et multiplie l’involontaire, la nerveuse, celle qu’on cache aux autres et qu’on travestit à soi-même […] qui est la seule vraie, la seule à laquelle puisse correspondre chez le même être un affinement des qualités morales. » (III, pages 205-206).

Aussi la race des « hommes-femmes » est-elle une « race sur qui pèse une malédiction et qui doit vivre dans le mensonge et le parjure, puisqu’elle sait tenu pour punissable et honteux, pour inavouable, son désir, ce qui fait pour toute créature la plus grande douceur de vivre ; qui doit renier son Dieu, puisque, même chrétiens, quand à la barre du tribunal ils comparaissent comme accusés, il leur faut, devant le Christ et en son nom, se défendre comme d’une calomnie de ce qui est leur vie même. » (II, page 615). Marcel se disait : « Quel malheur que M. de Charlus ne soit pas romancier ou poète ! Non pas pour décrire ce qu’il verrait, mais le point où se trouve un Charlus par rapport au désir fait naître autour de lui les scandales, le force à prendre la vie sérieusement, à mettre des émotions dans le plaisir, l’empêche de s’arrêter, de s’immobiliser dans une vue ironique et extérieure des choses, rouvre sans cesse en lui un courant douloureux. Presque chaque fois qu’il adresse une déclaration, il essuie une avanie, s’il ne risque pas même la prison. » (III, page 831).


Proust poursuivit sur plusieurs pages (II, pages 615-632) un tableau (recelant la plus longue phrase d’’’À la recherche du temps perdu’’ [II, pages 615-618]) où :
Il affirma le droit au plaisir (« il n'est pas indifférent qu'un individu puisse rencontrer le seul plaisir qu'il est susceptible de goûter, et ‘’qu'ici-bas tout être’’ puisse donner à quelqu’un ‘’sa musique, sa flamme ou son parfum’’ » [II, page 627]) mais la difficulté de l’obtenir (« la satisfaction, si facile chez d'autres, de leurs besoins sexuels dépend de la coïncidence de trop de conditions, et trop difficiles à rencontrer. [...] L'amour mutuel, en dehors des difficultés si grandes, parfois insurmontables, qu'il rencontre chez le commun des êtres, leur en ajoute de si spéciales, que ce qui est toujours très rare pour tout le monde devient à leur égard à peu près impossible, et que, si se produit pour eux une rencontre vraiment heureuse ou que la nature leur fait paraître telle, leur bonheur, bien plus encore que celui de l'amoureux normal, a quelque chose d’extraordinaire, de sélectionné, de profondément nécessaire. » Aussi Charlus et Jupien, « ce Roméo et cette Juliette peuvent croire à bon droit que leur amour n'est pas le caprice d'un instant, mais une véritable prédestination préparée par les harmonies de leur tempérament, non pas seulement par leur tempérament propre, mais par celui de leurs ascendants, par leur plus lointaine hérédité, si bien que l'être qui se conjoint à eux leur appartient avant la naissance, les a attirés par une force comparable à celle qui dirige les mondes où nous avons passé nos vies antérieures. » (II, pages 627-628). Et la guerre même n’empêchait pas les homosexuels de courir à leurs plaisirs : « Les habitués de Jupien […] le danger physique menaçant les délivrait de la crainte dont ils étaient maladivement persécutés depuis longtemps » (III, page 834).

Proust fit comprendre à quelle dissimulation ils étaient contraints par les normes sexuelles de la société, qui faisait qu’ils étaient bâtis sur deux niveaux : une surface, l’affectation de virilité, et une profondeur, la nature féminine secrète. C’était le cas de Charlus qui « avait à l’égard des hommes, et particulièrement des jeunes gens, une haine d’une violence qui rappelait celle de certains misogynes pour les femmes » (I, page 761), un « parti pris de virilité qui ne l’empêchait pas d’avoir des qualités de sensibilité des plus fines » (I, page 762), qui «détestait l’efféminement » (III, page 746), qui se faisait flageller pour réaliser là « tout son rêve de virilité, attesté au besoin par des actes brutaux et toute l’enluminure intérieure […] de croix de justice, de tortures féodales, que décorait son imagination moyenâgeuse », son désir de se voir, sous une bombe, « calciné par ce feu du ciel comme un habitant de Sodome » (III, page 840).

Si, curieusement, Proust parla de « sadisme », c’est qu’au XIXe siècle on utilisait ce terme en lui donnant le sens général d’érotisme de la violence et de la cruauté. Ce fut en effet assez tard que le médecin allemand Krafft-Ebing (‘’Psychopathia sexualis’’, 1892) distingua la perversion sexuelle satisfaite en faisant souffrir, le sadisme, de la perversion sexuelle où la jouissance s’atteint dans l’humiliation et la souffrance, le masochisme (mot créé à partir du livre de Sacher-Masoch, ‘’La Vénus à la fourrure’’, 1870).

La logique paradoxale et ironique du retournement qui anima ’’À la recherche du temps perdu’’ s’incarna dans la figure modèle du sodomite. S’il hérita des lieux communs de la satire homophobe, il les dota néanmoins d’un sens et d’une fonction propres. L’inverti radicalisait le paradoxe proustien de l’amour, qui voulait que le désir soit enflammé par qui ne peut le satisfaire : cette femme engoncée dans un corps masculin ne pouvait que désirer un homme authentique, auquel elle fera horreur.



Ainsi, les invertis seraient des « êtres moins contradictoires qu’ils n’en ont l’air, dont l’idéal est viril, justement parce que leur tempérament est féminin, et qui sont dans la vie pareils, en apparence seulement, aux autres hommes » (II, page 614). Mais « le mensonge gît pour eux dans le fait de ne pas vouloir se rendre compte que le désir physique est à la base des sentiments auxquels ils donnent une autre origine. » (III, page 746).
Proust dénonça l’ostracisme dont était victime cette « partie réprouvée de la collectivité humaine, mais partie importante, soupçonnée là où elle n’est pas, étalée, insolente, impunie là où elle n’est pas devinée ; comptant des adhérents partout, dans le peuple, dans l’armée, dans le temple, au bagne, sur le trône ; vivant enfin, du moins un grand nombre, dans l’intimité caressante et dangereuse avec les hommes de l’autre race, les provoquant, jouant avec eux à parler de son vice comme s’il n’était pas le sien, jeu qui est rendu facile par l’aveuglement ou la fausseté des autres, jeu qui peut se prolonger des années jusqu’au jour du scandale où ces dompteurs sont dévorés ; jusque-là obligés de cacher leur vie, de détourner leurs regards d’où ils voudraient se fixer, de les fixer sur ce dont ils voudraient se détourner, de changer le genre de bien des adjectifs dans leur vocabulaire, contrainte sociale légère auprès de la contrainte intérieure que leur vice, ou ce qu’on nomme improprement ainsi, leur impose non plus à l’égard des autres mais d’eux-mêmes, et de façon qu’à eux-mêmes il ne leur paraisse pas un vice » (II, pages 617-618), en établissant d’ailleurs alors un lien entre homosexualité et judaïsme : « Certains juges supposent et excusent plus facilement l’assassinat chez les invertis et la trahison chez les Juifs pour des raisons tirées du péché originel et de la fatalité de la race. » (II, page 615) - «Le plus grand nombre se rallie autour de la victime, comme les Juifs autour de Dreyfus » (II, page 616) - « Comme les Juifs encore (sauf quelques-uns qui ne veulent fréquenter que ceux de leur race, ont toujours à la bouche les mots rituels et les plaisanteries consacrées) [...] ayant fini par prendre, par une persécution semblable à celle d’Israël, les caractères physiques et moraux d’une race [...] ayant plaisir à rappeler que Socrate était l’un d’eux, comme les Israélites disent de Jésus qu’il était juif.» [II, page 616]) - aux invertis solitaires « peut-être l'exemple des Juifs, d'une colonie différente, n'est-il même pas assez fort pour expliquer combien l'éducation a peu de prise sur eux, et avec quel art ils arrivent à revenir, peut-être pas à quelque chose d'aussi simplement atroce que le suicide » (II, page 624) - il voudrait « prévenir l'erreur funeste qui consisterait, de même qu'on a encouragé un mouvement sioniste, à créer un mouvement sodomiste et à rebâtir Sodome » (II, page 632) - M. d’Argencourt, apercevant M. de Charlus en compagnie de Marcel jeta sur celui-ci« un regard de méfiance, presque ce regard destiné à un autre race que Mme de Guermantes avait eu pour Bloch. » (II, page 292).
Il regretta que, malgré la nécessité pour eux de s’unir, les homosexuels s’opposent trop souvent.

- D’une part, il indiqua qu’il leur faut se rassembler en communautés clandestines et ramifiées (ici encore, comme les juifs), qu’ils forment « une franc-maçonnerie bien plus étendue, plus efficace et moins soupçonnée que celle des loges, car elle repose sur une identité de goûts, de besoins, d’habitudes, de dangers, d’apprentissage, de savoir, de trafic, de glossaire, et dans laquelle les membres mêmes qui souhaitent de ne pas se connaître, aussitôt se reconnaissent à des signes naturels ou de convention, involontaires ou voulus, qui signalent un de ses semblables au mendiant dans le grand seigneur à qui il ferme la portière de sa voiture, au père dans le fiancé de sa fille, à celui qui avait voulu se guérir, se confesser, qui avait à se défendre, dans le médecin, dans le prêtre, dans l’avocat qu’il est allé trouver ; tous obligés à protéger leur secret, mais ayant leur part d’un secret des autres que le reste de l’humanité ne soupçonne pas et qui fait qu’à eux les romans d’aventure les plus invraisemblables semblent vrais ; car dans cette vie d’un romanesque anachronique, l’ambassadeur est ami du forçat ; le prince [...] en sortant de chez la duchesse s’en va conférer avec l’apache.» (II, page 617). Ce dernier fait expliquerait que le sodomite fut de tout temps accusé de ruiner l’ordre social en fréquentant les bas-fonds et en s’acoquinant avec la lie de la société. On considérait qu’en contestant les catégories instituées, l’inversion corrompait aussi les classes supérieures, livrait la société au chaos. L’aristocrate Charlus manifesta d’ailleurs son intérêt pour les bourgeois qu’étaient Marcel et Bloch, tomba amoureux d’hommes du peuple, le maître d’hôtel Aimé, le giletier Jupien, le fils d’un domestique qu’était Morel, un marchand de marrons, un contrôleur d’omnibus. Marcel, songeant à ces liaisons, était impressionné par « la force insensible et puissante qu’ont ces courants de la passion et par lesquels l’amoureux, comme un nageur entraîné sans s’en apercevoir, bien vite perd de vue la terre. Sans doute l’amour d’un homme normal peut aussi, quand l’amoureux, par l’invention successive de ses désirs, de ses regrets, de ses déceptions, de ses projets, construit tout un roman sur une femme qu’il ne connaît pas, permettre de mesurer un assez notable écartement de deux branches du compas. Tout de même un tel écartement était singulièrement élargi par le caractère d’une passion qui n’est pas généralement partagée et par la différence de condition de M. de Charlus et d’Aimé. » (II, page 993).



Mais, plus loin, il montra au contraire que « ces êtres d'exception que l'on plaint sont une foule [...] et se plaignent eux-mêmes d’être plutôt trop nombreux que trop peu. » Comme « les deux anges placés aux portes de Sodome » avaient « laissé s’enfuir tous les Sodomistes honteux », leurs « descendants sont si nombreux qu'on peut leur appliquer l'autre verset de la Genèse : " Si quelqu'un peut compter la poussière de la terre, il pourra aussi compter cette postérité’’, se sont fixés sur toute la terre, ils ont eu accès à toutes les professions, et entrent si bien dans les clubs Ies plus fermés que, quand un sodomiste n'y est pas admis, les boules noires y sont en majorité celles de sodomistes, mais qui ont soin d'incriminer la sodomie, ayant hérité le mensonge qui permit à leurs ancêtres de quitter la ville maudite. Il est possible qu'ils y retournent un jour. Certes ils forment dans tous les pays une colonie orientale, cultivée, musicienne, médisante, qui a des qualités charmantes et d'insupportables défauts. On les verra d'une façon plus approfondie au cours des pages qui suivront ; mais on a voulu provisoirement prévenir l'erreur funeste qui consisterait, de même qu'on a encouragé un mouvement sioniste, à créer un mouvement sodomiste et à rebâtir Sodome. Or, à peine arrivés, les sodomistes quitteraient la ville pour ne pas avoir l’air d'en être, prendraient femme, entretiendraient des maîtresses dans d'autres cités où ils trouveraient d’ailleurs toutes les distractions convenables. Ils n’iraient à Sodome que les jours de suprême nécessité, quand leur ville serait vide, par ces temps où la faim fait sortir le loup du bois. C'est dire que tout se passerait en somme comme à Londres, à Berlin, à Rome, à Pétrograd ou à Paris. » (II, page 631-632). C’est que « l’inverti, mis en présence d’un inverti, voit non pas seulement une image déplaisante de lui-même, qui ne pourrait, purement inanimée, que faire souffrir son amour-propre, mais un autre lui-même, vivant, agissant dans le même sens, capable donc de le faire souffrir dans ses amours. Aussi est-ce dans un sens d’instinct de conservation qu’il dira du mal du concurrent possible, soit avec les gens qui peuvent nuire à celui-ci (et sans que l’inverti no 1 s’inquiète de passer pour menteur quand il accable ainsi l’inverti no 2 aux yeux de personnes qui peuvent être renseignées sur son propre cas), soit avec le jeune homme qu’il a ‘’levé’’, qui va peut-être lui être enlevé et auquel il s’agit de persuader que les mêmes choses qu’il a tout avantage à faire avec lui causeraient le malheur de sa vie s’il se laissait aller à les faire avec l’autre. […] Un commerçant, et tenant un commerce rare, en débarquant dans la ville de province où il vient s’installer pour la vie, s’il voit que, sur la même place, juste en face, le même commerce est tenu par un concurrent, n’est pas plus déconfit qu’un Charlus allant cacher ses amours dans une région tranquille et qui, le jour de l’arrivée, aperçoit un gentilhomme du lieu, ou le coiffeur, desquels l’aspect et les manières ne lui laissent aucun doute. Le commerçant prend souvent son concurrent en haine ; cette haine dégénère parfois en mélancolie, et pour peu qu’il y ait hérédité assez chargée, on a vu dans des petites villes le commerçant montrer des commencements de folie qu’on ne guérit qu’en le décidant à vendre son ‘’fonds’’ et à s’expatrier. La rage de l’inverti est plus lancinante encore. Il a compris que, dès la première seconde, le gentilhomme et le coiffeur ont désiré son jeune compagnon. Il a beau répéter cent fois par jour à celui-ci que le coiffeur et le gentilhomme sont des bandits dont l’approche le déshonorerait, il est obligé, comme Harpagon, de veiller sur son trésor et se relève la nuit pour voir si on ne le lui prend pas. Et c’est ce qui fait sans doute, plus encore que le désir ou la commodité d’habitudes communes, et presque autant que cette expérience de soi-même, qui est la seule vraie, que l’inverti dépiste l’inverti avec une rapidité et une sûreté presque infaillibles. Il peut se tromper un moment, mais une divination rapide le remet dans la vérité.» (II, pages 920-921). Quand Cottard regarda Charlus avec insistance pour nouer une conversation avec lui, le baron vit en lui un « pareil à lui » (II, page 919) et lui montra donc la dureté des invertis pour ceux à qui ils plaisent ; mais son « discernement divin lui montra au bout d’un instant que Cottard n’était pas de sa sorte et qu’il n’avait à craindre ses avances ni pour lui-même, ce qui n’eût fait que l’exaspérer, ni pour Morel, ce qui lui eût paru plus grave. » (II, page 921).

On a pu constater que, comme Charlus est le grand homosexuel d’’’À la recherche du temps perdu’’, Marcel fit de son nom une sorte de nom générique : « un Charlus » (autres exemples : « un gros et grisonnant Charlus » [II, page 619] - de M. de Vaugoubert, Marcel, exerçant sa nouvelle perspicacité, put décréter : « C’est un Charlus » [II, page 664] - « Le point où se trouve un Charlus par rapport au désir fait naître autour de lui les scandales, le force à prendre la vie sérieusement, à mettre des émotions dans le plaisir, l’empêche de s’arrêter, de s’immobiliser dans une vue ironique et extérieure des choses, rouvre sans cesse en lui un courant douloureux. Presque chaque fois qu’il adresse une déclaration, il essuie une avanie, s’il ne risque pas même la prison. (III, page 831). Il employa aussi le terme de « Charlisme » : « Mme Verdurin était sincère en proclamant ainsi son indulgence pour le Charlisme. » (III, page 244).


La variété des homosexuels :
Une distinction fut établie par l’attitude à l’égard des femmes : « Les uns, ceux qui ont eu l'enfance la plus timide sans doute, qui ne se préoccupent guère de la sorte matérielle de plaisir qu'ils reçoivent, pourvu qu’ils puissent le rapporter à un visage masculin » (II, page 622), « qui, le caractère exceptionnel de leur penchant les faisant se croire supérieurs à elles, méprisent les femmes, font de l’homosexualité le privilège des grands génies et des époques glorieuses [...] et, quand ils cherchent à faire partager leur goût, le font moins à ceux qui leur semblent y être prédisposés, comme le morphinomane fait pour la morphine, qu’à ceux qui leur en semblent dignes, par zèle d’apostolat » (II, page 620), tandis que « d'autres, ayant des sens plus violents sans doute, donnent à leur plaisir matériel d'impérieuses localisations. Ceux-là choqueraient peut-être par leurs aveux la moyenne du monde. Ils vivent peut-être moins exclusivement sous le satellite de Saturne, car pour eux les femmes ne sont pas entièrement exclues comme pour les premiers, à l'égard desquels elles n'existeraient pas sans la conversation, la coquetterie, les amours de tête. Mais les seconds recherchent celles qui aiment les femmes, et peuvent leur procurer un jeune homme, accroître le plaisir qu'ils ont à se trouver avec lui ; bien plus, ils peuvent, de la même manière, prendre avec elles le même plaisir qu'avec un homme. De là vient que la jalousie n’est excitée, pour ceux qui aiment les premiers, que par le plaisir qu'ils pourraient prendre avec un homme et qui seul leur semble une trahison, puisqu'ils ne participent pas à l'amour des femmes, ne l'ont pratiqué que comme habitude et pour se réserver la possibilité du mariage, se représentant si peu le plaisir qu'il peut donner, qu’ils ne peuvent souffrir que celui qu'ils aiment le goûte ; tandis que les seconds inspirent souvent de la jalousie par leurs amours avec des femmes. Car dans les rapports qu'ils ont avec elles, ils jouent pour la femme qui aime les femmes le rôle d'une autre femme, et la femme leur offre en même temps à peu près ce qu'ils trouvent chez l'homme, si bien que l'ami jaloux souffre de sentir celui qu’il aime rivé à celle qui est pour lui presque un homme, en même temps qu'il le sent presque lui échapper, parce que, pour ces femmes, il est quelque chose qu'il ne connaît pas, une espèce de femme. » (II, page 622).
Par une conventionnelle prétérition, Proust prétendit ne pas parler « de ces jeunes fous qui, par une sorte d'enfantillage, pour taquiner leurs amis, choquer leurs parents, mettent une sorte d'acharnement à choisir des vêtements qui ressemblent à des robes, à rougir leurs lèvres et noircir leurs yeux ; laissons-les de côté, car ce sont eux qu'on retrouvera, quand ils auront trop cruellement porté la peine de leur affectation, passant toute une vie à essayer vainement de réparer, par une tenue sévère, protestante, le tort qu'ils se sont fait. » (II, page 623). Mais il s’étendit sur ceux qui affichent leur « efféminement » par « un bracelet sous leur manchette, parfois un collier dans l’évasement de leur col, leurs regards insistants, leurs gloussements, leurs rires, leurs caresses entre eux » (II, page 619), leur « spasme d’hystérique », leur « rire aigu qui convulse leurs genoux et leurs mains, ne ressemblant pas plus au commun des mortels que ces singes à l’oeil mélancolique et cerné, aux pieds prenants, qui revêtent le smoking et portent une cravate noire » (II, page 620), que « quelques-uns, si on les surprend le matin, encore couchés, montrent une admirable tête de femme, tant l’expression est générale et symbolise tout le sexe ; les cheveux eux-mêmes l’affirment ; leur inflexion est si féminine ; déroulés, ils tombent si naturellement en tresses sur la joue, qu’on s’émerveille que la jeune femme, la jeune fille, Galatée qui s’éveille à peine dans l’inconscient de ce corps d’homme où elle est enfermée, ait su si ingénieusement, de soi-même, sans l’avoir appris de personne, profiter des moindres issues de sa prison, trouver ce qui est nécessaire à sa vie » (II, pages 620-621). Cet efféminement devint aussi celui de Charlus, pourtant auparavant si soucieux d’afficher une nette virilité, qui disait qu’il « détestait l’efféminement » (III, page 746) : sa nature féminine apparut alors évidente, au point qu’il « eût mérité l’épithète de ‘’lady-like’’ » (II, page 908) - « il poussait maintenant involontairement presque les petits cris - chez lui involontaires, d’autant plus profonds - que jettent, volontairement, eux, les invertis qui s’interpellent en s’appelant ‘’ma chère’’ ; comme si ce ‘’chichi’’ voulu, dont M. de Charlus avait pris si longtemps le contre-pied, n’était en effet qu’une géniale et fidèle imitation des manières qu’arrivent à prendre, quoi qu’ils en aient, les Charlus, quand ils sont arrivés à une certaine phase de leur mal. » (III, page 212). Mal qui apparut à Marcel encore plus accentué quand il aperçut Charlus sur les boulevards, suivant deux zouaves : « On peut dire que pour lui l’évolution de son mal ou la révolution de son vice était à ce point extrême où la petite personnalité primitive de l’individu, ses qualités ancestrales, sont entièrement interceptées par le passage en face d’elles du défaut ou du mal générique dont ils sont accompagnés. M. de Charlus était arrivé aussi loin qu’il était possible de soi-même, ou plutôt il était lui-même si parfaitement masqué par ce qu’il était devenu et qui n’appartenait pas à lui seul mais à beaucoup d’autres invertis, qu’à la première minute je l’avais pris pour un autre d’entre eux, derrière ces zouaves, en plein boulevard, pour un autre d’entre eux qui n’était pas M. de Charlus, qui n’était pas un grand seigneur, qui n’était pas un homme d’imagination et d’esprit, et qui n’avait pour toute ressemblance avec le baron que cet air commun à tous, qui maintenant chez lui, au moins avant qu’on se fût appliqué à bien regarder, couvrait tout. » (III, pages 763-764).
Marcel se pencha longuement aussi sur les solitaires qui, « tenant leur vice pour plus exceptionnel qu'il n’est, sont allés vivre seuls du jour qu'ils l'ont découvert, après l'avoir porté longtemps sans le connaître, plus longtemps seulement que d'autres. Car personne ne sait tout d'abord qu'il est inverti, ou poète, ou snob, ou méchant » (II, page 623), qui « sont précisément ceux à qui l'hypocrisie est douloureuse » (II, page 624). À leur propos, il troussa même un petit roman où deux de ces solitaires se rencontrent, dont l’un s’éloigne pour « ascensionner des pics » et qui, son vice ne pouvant « plus vivre à tant de milliers de mètres au-dessus du niveau de la mer », se marie, tandis que le « délaissé », s’il n’est pas guéri, éprouve « un amour chaste » pour un cousin ; pourtant c’est « l'alpiniste bientôt père » qui le « renverse sur l'herbe, sans une parole » mais ensuite « le repousse avec l'indignation que l’autre n’ait pas eu le tact de pressentir le dégoût qu’il inspire désormais», laissant « le solitaire languir seul » (II, pages 624-626).
La « conjonction » de Charlus et de Jupien fit découvrir deux sortes d’homosexuels. Le baron était un pédéraste qui avait eu « la bonne fortune » de rencontrer « l’homme qui n’aime que les vieux messieurs » (II, page 607), un gérontophile. Aussi, quand ils ressortirent de l’échoppe du giletier, celui-ci put-il lui reprocher : « Je vois que vous avez un coeur d’artichaut » (II, page 609), un cœur inconstant, car le baron lui dit s’intéresser aussi à « un grand gaillard tout noir », à « un cycliste très gentil » (II, page 609) ; lui expliqua comment il procédait pour suivre « une petite personne » (II, page 610) ; voudrait connaître « un garçon des wagons-lits, un conducteur d’omnibus » ; affirma que « pour les jeunes hommes du monde […] je ne désire aucune possession physique, mais je ne suis tranquille qu’une fois que je les ai touchés, je ne veux pas dire matériellement, mais touché leur corde sensible. Une fois qu’au lieu de laisser mes lettres sans réponse, un jeune homme ne cesse plus de m’écrire, qu’il est à ma disposition morale, je suis apaisé, ou du moins je le serais, si je n’étais bientôt saisi par le souci d’un autre» (II, page 611).
La variété des membres de cette franc-maçonnerie fut encore montrée tout au long du livre, où, Proust appliquant sa loi du retournement ironique, une sorte d’épidémie d’homosexualité frappa de nombreux personnages. Comme « une erreur dissipée nous donne un sens de plus », ce savoir nouvellement acquis, Marcel le mit immédiatement en pratique lors de la soirée chez la princesse de Guermantes, où il débusqua infailliblement les sodomites, les reconnaissant à leur rire, ajoutant : «Un clinicien n'a même pas besoin que le malade en observation soulève sa chemise ni d'écouter la respiration, la voix suffit.» Sans les voir, il entendit M. de Vaugoubert converser avec Charlus, et, « bien que ma découverte du genre de maladie en question datât seulement du jour même », sut reconnaître en eux deux invertis, même si le premier était « incertain » (II, page 664). Charlus assura à M. de Vaugoubert que « l’ambassadeur X… en France, vieux cheval de retour, n’avait pas choisi au hasard ses jeunes secrétaires d’ambassade » (II, page 665), que le roi Théodose, dans le pays où M. de Vaugoubert était diplomate, avait lui aussi « le genre ‘’ma chère’’ » ((II, page 666). Au cours d’une autre soirée, Charlus échangea avec plusieurs hommes importants (« deux ducs, un général éminent, un grand écrivain, un grand médecin, un grand avocat ») des « propos furtifs » (III, page 243).

Une autre découverte concerna Legrandin à l’égard duquel la perspicacité de Marcel avait été éveillée dès ‘’Du côté de chez Swann’’ si l’on en juge par ce portrait : « La figure de Legrandin exprimait une animation, un zèle extraordinaires ; il fit un profond salut avec un renversement secondaire en arrière, qui ramena brusquement son dos au delà de la position de départ et qu’avait dû lui apprendre le mari de sa sœur, Mme de Cambremer. Ce redressement rapide fit refluer en une sorte d’onde fougueuse et musclée la croupe de Legrandin que je ne supposais pas si charnue ; et je ne sais pourquoi cette ondulation de pure matière, ce flot tout charnel, sans expression de spiritualité et qu’un empressement plein de bassesse fouettait en tempête, éveillèrent tout d’un coup dans mon esprit la possibilité d’un Legrandin tout différent que celui que nous connaissions. » (I, pages 124-125). Puis Marcel s’amusa des effets contraires d'un même vice chez Charlus et Legrandin : « Au fur et à mesure que M. de Charlus s’était alourdi et alenti, Legrandin était devenu plus élancé et rapideCette vélocité avait d’ailleurs des raisons psychologiques. Il avait l’habitude d’aller dans certains mauvais lieux où il aimait qu’on le vît ni entrer ni sortir, il s’y engouffrait. » (III, page 665).

Une note comique fut apportée par M. Nissim Bernard qui fréquentait l'hôtel de Balbec parce qu’il y entretenait un jeune commis (II, page 842). Marcel et Albertine le virent à la gare : il avait « l’œil poché » car, s’étant intéressé à un garçon qui « ne détestait pas condescendre aux goûts de certains messieurs » mais avait un jumeau (ils se ressemblaient comme deux tomates) qui « se plaisait avec frénésie à faire exclusivement les délices des dames », il s’était, un jour, trompé de garçon ! (II, pages 854-855).

Étonnamment se métamorphosèrent aussi en invertis le prince de Guermantes et Saint-Loup, bien qu’on ait déjà appris que celui-ci, dans sa jeunesse, appartint à « un groupe, plus fermé et inséparable » qu’on appelait « les quatre gigolos » : « On les voyait toujours ensemble à la promenade, dans les châteaux on leur donnait des chambres communicantes, de sorte que, d’autant plus qu’ils étaient tous très beaux, des bruits couraient sur leur intimité. Je pus les démentir de la façon la plus formelle en ce qui concernait Saint-Loup. Mais ce qui est curieux, c’est que plus tard, si l’on apprit que ces bruits étaient vrais pour tous les quatre, en revanche chacun d’eux l’avait entièrement ignoré des trois autres. Et pourtant chacun d’eux avait bien cherché à s’instruire sur les autres, soit pour assouvir un désir, ou plutôt une rancune, empêcher un mariage, avoir barre sur l’ami découvert. Un cinquième (car dans les groupes de quatre on est toujours plus de quatre) s’était joint aux quatre platoniciens, qui l’était plus que tous les autres. Mais des scrupules religieux le retinrent jusque bien après que le groupe fût désuni et lui-même marié, père de famille, implorant à Lourdes que le prochain enfant fût un garçon ou une fille, et dans l’intervalle se jetant sur les militaires.» (II, page 405). À propos de Saint-Loup encore, Marcel observa que « en dehors de l’homosexualité, chez les gens les plus opposés par nature à l’homosexualité, il existe un certain idéal conventionnel de virilité, qui, si l’homosexuel n’est pas un être supérieur, se trouve à sa disposition, pour qu’il le dénature d’ailleurs » (III, page 744), qui faisait qu’« il admire le courage des jeunes hommes, l’ivresse des charges de cavalerie, la noblesse intellectuelle et morale des amitiés d’homme à homme, entièrement pures, où on sacrifie sa vie l’un pour l’autre» (III, page 746), qu’il poursuivait l’idéal de servir dans « un ordre de chevalerie purement masculin, loin des femmes, où il pourrait exposer sa vie pour sauver son ordonnance, et mourir en inspirant un amour fanatique à ses hommes. » (III, page 746).

La variété des homosexuels se manifesta en particulier dans l’épisode de l’hôtel de Jupien où, parmi les clients, Charlus, il y avait « un député de l’Action Libérale » qui « avait marié sa fille à midi à Saint-Pierre de Chaillot » (III, page 816), « le grand-duc de Russie » qui se faisait appeler M. Lebrun (III, page 817), deux autres Russes (III, page 822), « un mauvais prêtre » (III, page 829), « un jeune homme en smoking » (III, page 829). Ils demandaient au patron « un valet de pied, un enfant de chœur, un chauffeur nègre. Toutes les professions intéressaient ces vieux fous, dans la troupe toutes les armes, et les alliés de toutes les nations. Quelques-uns réclamaient surtout des Canadiens, subissant peut-être à leur insu le charme d’un accent si léger qu’on ne sait pas si c’est celui de la vieille France ou de l’Angleterre. À cause de leur jupon et parce que certains rêves lacustres s’associent souvent à de tels désirs, les Écossais faisaient prime.» (III, page 823).

C’était pendant la guerre « qui fait des capitales où il n’y a plus que des femmes, le désespoir des homosexuels, [mais] est au contraire le roman passionné des homosexuels, s’ils sont assez intelligents pour se forger des chimères, pas assez pour savoir les percer à jour, reconnaître leur origine, se juger. » (III, page 746).

Pour Charlus, « la maison que lui avait aménagée Jupien réduisait dans de telles proportions les risques, du moins (car une descente de police était toujours à craindre) les risques à l’égard d’un individu des dispositions duquel, dans la rue, le baron n’eût pas été assuré,» (III, page 831). Jupien a été inspiré à Proust par Albert Le Cuziat, ancien valet de chambre du prince Radziwill et de la comtesse Greffulhe, qu’il rencontra en 1911. Il offrit très vite à ce «Gotha vivant» de le rémunérer en échange de ses connaissances sur l'étiquette, le protocole, les généalogies, les alliances, etc., autant d'informations qui allaient nourrir les volumes d'’’À la recherche du temps perdu’’. Puis Le Cuziat ouvrir un «établissement de bains», rue Godot-de-Mauroy, ce qui procura alors à l'écrivain des renseignements d'un autre ordre. Et pas seulement des renseignements : des garçons aussi. Enfin, en 1917, il aida Albert Le Cuziat à monter un bordel de garçons, l’hôtel Marigny, 11 rue de l’Arcade, dans le VIIIe arrondissement. Il y déménagea d’ailleurs les meubles de sa mère, détail qu’il exploita dans ‘’À la recherche du temps perdu’’ lorsque Marcel donna les meubles qu’il avait hérités de sa tante Léonie à la patronne d’une maison de passe (I, page 578). Il put y épier par un oeilleton masqué les goûts bizarres de la clientèle. Et la « descente de police » eut bien lieu au cours de la nuit du 11 au 12 janvier 1918.

En plus du voyeurisme, ce fut le goût pervers auquel succombait Proust qui lui fit ajouter (pour plus de piment?) l’élément tout à fait gratuit du masochisme de Charlus !


Le nombre des homosexuels :
Comme à la fin de la soirée chez les Verdurin, Brichot disserta sur « les arrêts de condamnation pour sodomie, flétrissant des hommes illustres qui en étaient tout à fait innocents » et évoqua « la récente découverte d’un grand amour de Michel-Ange pour une femme», Charlus l’interrompit sèchement : « Vous ne savez pas le premier mot des choses dont vous parlez » (III, page 296) et il se livra lui-même à des considérations générales et historiques sur l'homosexualité, avançant même une statistique : « Le taux des saints, si vous voyez de la sainteté là-dedans, se tient en règle générale entre 3 et 4 sur 10 » (III, page 297), « taxant d’inversion la grande majorité de ses contemporains, en exceptant toutefois les hommes avec qui il avait eu des relations » (III, page 298), s’avouant déconcerté que les homosexuels se recrutent parmi les hommes les plus enragés pour les femmes et scandalisé que celles-ci se mettent à parler de ces choses.
Gomorrhe
L’autre homosexualité, l’homosexualité féminine ou saphisme (par référence à Sapho, poétesse grecque) ou lesbianisme (par référence à Lesbos, île grecque où vécut Sapho et à laquelle l’émancipation des femmes valut la réputation d’avoir été un foyer d’homosexuelles), tandis que Proust créa le mot « gomorrhéenne », fut beaucoup moins étudiée (et pour cause !) dans ‘’À la recherche du temps perdu’’, fut peut-être même introduite par un souci de symétrie par l’homosexuel qu’était Proust qui, ayant choisi de faire de Marcel un hétérosexuel et un hétérosexuel jaloux, ne pouvait toutefois illustrer cette jalousie que par le souvenir de celle que lui firent connaître des amours homosexuelles. Et l’hétérosexuel qu’était Marcel, qui s’intéressait aux sodomites par pure curiosité intellectuelle, à titre désintéressé et comme scientifique, quand il s’attacha à percer à jour un saphisme présumé chez Albertine, n’était plus animé par un esprit sociologique ou sexologique, mais par une suspicion obsessionnelle qui concernait l’objet principal de son désir.

Il se sentit impuissant car « le rival n’était pas semblable à moi, ses armes étaient différentes, je ne pouvais lutter sur le même terrain, donner à Albertine les mêmes plaisirs, ni même les concevoir exactement. » Une de ses grandes interrogations, après la mort de la jeune fille, porta sur la nature de son désir pour les femmes. Il conçut ses plaisirs comme une zone d’où, en tant qu’homme, il était radicalement exclu, c’est-à-dire comme le mystère par excellence, celui qui ne pouvait que lui rester inconnaissable. Cette interdiction sans appel enflamma en lui la même jalousie désespérée, la même « angoisse qu’il y a à sentir l’être qu’on aime dans un lieu de plaisir où l’on n’est pas, où l’on ne peut pas le rejoindre », que les « plaisirs inconnus » offerts par la « fête inconcevable, infernale » qu’il imagina lorsqu’il fut privé du baiser de sa mère au début de ‘’Combray’’. Il eut beau essayer de concevoir le désir d’Albertine d’après le sien propre pour les jeunes filles, ou stipendier deux jeunes blanchisseuses pour qu’elles se caressent devant lui ou encore séduire des femmes qui auraient pu plaire à Albertine, rien ne put lui expliquer le rire « où elle faisait entendre le son inconnu de sa jouissance ». Les innombrables métamorphoses d’Albertine brouillèrent ses souvenirs, et il ne fit plus la part entre le factuel et le fantasmatique.


L’homosexualité féminine apparut d’abord, sans être toutefois désignée, dans Mlle Vinteuil qui, d’un côté « avait l'air d'un garçon, paraissait si robuste qu’on ne pouvait s’empêcher de sourire en voyant les précautions que son père prenait pour elle », tandis que, d’un autre côté, « une expression douce, délicate, presque timide passait souvent dans les regards de cette enfant si rude » et qu’« on voyait s’éclairer, se découper comme par transparence, sous la figure hommasse du ‘’bon diable’’, les traits plus fins d’une jeune fille éplorée » (I, page 113). Si elle « nous disait de sa grosse voix combien elle avait été contente de nous voir, aussitôt il semblait qu’en elle-même une soeur plus sensible rougissait de ce props de bon garçon étourdi » (I, page 114). Ces deux genres se mêlaient à la fois au niveau de son apparence, dans ses mimiques et ses propos, mais aussi « au fond d’elle-même », où « une vierge timide et suppliante implorait et faisait reculer un soudard fruste et vainqueur » (I, page 161). Or elle avait à Combray une fort mauvaise réputation du fait de son amitié avec une autre jeune fille plus âgée qu'elle. Et, un jour, Marcel fut témoin d'une scène étrange où elles trouvèrent un plaisir dément à profaner le culte que la fille du musicien avait pour son père. Plus tard, Marcel, désormais alerté par la « conjonction » de Charlus et de Jupien à l’existence de « Sodome » et ainsi, parallèlement, à celle de « Gomorrhe », fut bouleversé en apprenant les relations d’Albertine avec ces deux jeunes filles. Il fit tout pour l'empêcher de les revoir et de les fréquenter, mais, rasséréné par leur sauvegarde de l’oeuvre du musicien, il préféra se dire que le « sadisme » de ces femmes n'était peut être, après tout, qu'une « simulation de méchanceté » chez des êtres naïfs et naturellement bons, qu’au moment où elles avaient profané la photographie de Vinteuil, elles avaient agi en état de maladie, de folie, d'aliénation.
Il confessa : « Cet amour entre femmes était quelque chose de trop inconnu, dont rien ne permettait d’imaginer avec certitude, avec justesse, les plaisirs, la qualité » (III, page 385). Pourtant, curieusement, les relations physiques entre femmes furent plus évoquées que celles entre hommes. Mais on assiste alors à des rencontres et à des conduites invraisemblables, tout à fait fantaisistes, sinon grotesques.

Ainsi, un scandale fut provoqué au Grand-Hôtel de Balbec par la sœur de Bloch et une actrice qui avaient « des relations secrètes qui bientôt ne leur suffirent plus. Être vues leur semblait ajouter de la perversité à leur plaisir, elles voulaient faire baigner leurs dangereux ébats dans les regards de tous. Cela commença par des caresses, qu’on pouvait en somme attribuer à une intimité amicale, dans le salon de jeu, autour de la table de baccara. Puis elles s’enhardirent. Et enfin un soir, dans un coin pas même obscur de la grande salle de danse, sur un canapé, elles ne se gênèrent pas plus que si elles avaient été dans leur lit» (II, page 842).

Plus tard, Marcel crut pouvoir constater cet événement surnaturel : « Quand, dans la salle du casino, deux jeunes filles se désiraient, il se produisait comme un phénomène lumineux, une sorte de traînée phosphorescente allant de l’une à l’autreDisons, en passant que c’est à l’aide de tellles matérialisations, fussent-elles impondérables, par ces signes astraux enflammant toute une partie de l’atmosphère, que Gomorrhe dispersée, tend, dans chaque ville, dans chaque village, à rejoindre ses membres séparés, à reformer la cité biblique tandis que, partout, les mêmes efforts sont poursuivis, fût-ce en vue d’une reconstruction intermittente, par les nostalgiques, par les hypocrites, quelquefois par les courageux exilés de Sodome. » (II, page 852). Puis il décrivit cette scène invraisemblable : « Une fois je vis l’inconnue qu’Albertine avait eu l’air de ne pas reconnaître, juste à un moment où passait la cousine de Bloch. Les yeux de la jeune femme s’étoilèrent, mais on voyait bien qu’elle ne connaissait pas le demoiselle israélite. Elle la voyait pour la première fois, éprouvait un désir, guère de doutes, nullement la même certitude qu’à l’égard d’Albertine […] La cousine de Bloch alla s’asseoir à une table où elle regarda un magazine. Bientôt la jeune femme vint s’asseoir d’un air distrait à côté d’elle. Mais sous la table on aurait pu voir bientôt se tourmenter leurs pieds, puis leurs jambes et leurs mains qui étaient confondues. Les paroles suivirent, la conversation s’engagea, et le naïf mari de la jeune femme, qui la cherchait partout, fut étonné de la trouver faisant des projets pour le soir même avec une jeune fille qu’il ne connaissait pas. » (II, page 852).

Au moment où il venait d’avoir la révélation de la relation entre Albertine et Léa, Marcel fit cette réflexion : « Les gomorrhéennes sont à la fois assez rares et assez nombreuses pour que, dans quelque foule que ce soit, l’une ne passe pas inaperçue aux yeux de l’autre. Dès lors le ralliement est facile. » (III, page 350). Et il se souvint de cet épisode : « Un de mes amis m’avait invité au restaurant avec sa maîtresse et un autre de ses amis qui avait aussi amené la sienne. Elles ne furent pas longues à se comprendre, mais si impatientes de se posséder que dès le potage les pieds se cherchaient, trouvant souvent le mien [y a-t-il trouvé le sien?]. Bientôt les jambes s’entrelacèrent. Mes deux amis ne voyaient rien ; j’étais au supplice. Une des deux femmes, qui n’y pouvait tenir, se mit sous la table, disant qu’elle avait laissé tomber quelque chose. Puis l’une eut la migraine et demanda à monter au lavabo. L’autre s’aperçut qu’il était l’heure d’aller rejoindre une amie au théâtre. Finalement je restai seul avec mes deux amis, qui ne se doutaient de rien. La migraineuse redescendit, mais demanda à rentrer seule attendre son amant chez lui afin de prendre un peu d’antipyrine. Elles devinrent très amies, se promenaient ensemble, l’une habillée en homme et qui levait des petites filles et les ramenait chez l’autre, les initiait. L’autre avait un petit garçon, dont elle faisait semblant d’être mécontente, et le faisait corriger par son amie, qui n’y allait pas de main morte. On peut dire qu’il n’y a pas de lieu, si public qu’il fût, où elles ne fissent ce qui est le plus secret. » (III, pages 350-351).


Le mystère du saphisme amena aussi Marcel à s’interroger devant une Autrichienne rencontrée à Venise, « dont les traits ne ressemblaient pas à ceux d’Albertine mais qui me plaisait par la même fraîcheur de teint, le même regard rieur et léger […] En regardant sa charmante et énigmatique figure je me demandais si elle aussi aimait les femmes, si ce qu’elle avait de commun avec Albertine, cette clarté du teint et des regards, cet air de franchise aimable qui séduisait tout le monde et qui tenait plus à ce qu’elle ne cherchait nullement à connaître les actions des autres qui ne l’intéressaient nullement, qu’à avouer les siennes qu’elle dissimulait au contraire sous les plus puérils mensonges, si tout cela constituait les caractères morphologiques de la femme qui aime les femmesÉtait-ce cela qui en elle, sans que je pusse saisir rationnellement pourquoi, exerçait sur moi son attraction, causait mes inquiétudes (cause plus profonde peut-être de mon attraction par ce qui porte vers ce qui fera souffrir), me donnait quand je la voyais tant de plaisir et de tristesse [...] Hélas, je ne le saurais jamais. J’aurais voulu, quand j’essayais de lire dans son visage, lui dire : ’’Vous devriez me le dire, cela m’intéresserait pour me faire connaître une loi d’histoire naturelle humaine. » (III, page 649). Mais l’intuition de cette loi était fondée sur de vraiment faibles ressemblances, sur de très fragiles hypothèses !

Cette « loi d’histoire naturelle humaine » aurait dû, en fonction d’un parallélisme entre Sodome et Gomorrhe qui semblait s’imposer, établir que les « gomorrhéennes » étaient toutes des hommes à la façon dont les sodomites étaient en fait des femmes. « Mais la Gomorrhe moderne est un puzzle fait de morceaux qui viennent de là où on s’y attendait le moins. » (III, page 90), se déployait sur toute une gamme, tout en étant « dispersée aux quatre coins du monde » (III, page 23).


De Mme de Vaugoubert, qui était l’épouse d’un sodomite, avait un « air masculin » (II, page 644), un « visage bourbonien et morose », qui, dans le ménage, portait « les culottes », il est dit : « C’était un homme » (II, page 645).

On a vu que Mlle Vinteuil fut, dès sa première apparition, présentée comme dotée d’une double identité sexuelle ; au contraire de Charlus, dont la féminité foncière émergea soudain sous la masculinité, elle ne pouvait faire l’objet d’une lecture rétrospective, puisqu’elle avait été donnée immédiatement, simultanément et concurremment pour féminine et masculine.

Odette était une courtisane ostensiblement féminine, chez laquelle il ne fut jamais question d’un côté masculin ; mais Swann, « un jour, reçut une lettre anonyme qui lui disait qu’Odette avait été la maîtresse d’innombrables hommes », mais aussi « de femmes» (I, page 356) ; il se demanda lequel de ses amis avait pu la lui envoyer mais « quant au fond même de la lettre, il ne s’en inquiéta pas. » (I, page 359). Cependant, la vue d’un titre de pièce de théâtre, « Les Filles de marbre », lui fit se souvenir que Mme Verdurin avait dit à Odette : « Prends garde, je saurai bien te dégeler, tu n’es pas de marbre» (I, page 360), qu’Odette lui avait confié : « Oh ! Mme Verdurin, en ce moment il n’y en a que pour moi, je suis un amour, elle m’embrasse, elle veut que je fasse des courses avec elle, elle veut que je la tutoie. » (I, page 361). Il s’était demandé si elle pouvait éprouver « une tendresse exaltée pour une autre femme » (I, page 361). Inquiet, il l’interrogeait continuellement ; la crainte de mensonges passés vint corrompre jusqu'à ses souvenirs : dès lors « il regarda mourir leur amour» (I, page 362). Cédant à ses questions pressantes, elle finit par lui avouer ses goûts secrets, avoir eu une aventure avec une femme dans l'île du Bois, au clair de lune (I, page 365).

Albertine, contrairement à Mme de Vaugoubert ou Mlle Vinteuil, ne manifesta pas de côté viril (bien qu’elle soit surtout sportive), et, contrairement à Odette, ne passa jamais aux aveux. Mais la relation que Marcel eut avec elle ne fut faite que d’un chapelet de soupçons qu’il commença à égrener quand le docteur Cottard, qui l’observait tandis qu'au casino d’Incarville elle dansait avec Andrée, qu’elle la tenait étroitement serrée, signala : « Les parents sont bien imprudents qui laissent leurs filles prendre de pareilles habitudes […] Elles sont certainement au comble de la jouissance. On ne sait pas assez que c’est surtout par les seins que les femmes l’éprouvent. Et, voyez, les leurs se touchent complètement. » (II, pages 795-796). Cette remarque fit naître chez Marcel une « cruelle méfiance », provoqua une enquête et un doute sans fin sur les goûts érotiques de la jeune fille (d’où la comparaison avec Sapho qu’il lui asséna et qu’elle considéra comme « une insulte » [II, 803]), qui s’endormit cependant devant ses « agaceries » avec Saint-Loup, pour se ranimer, à la fin de ‘’Sodome et Gomorrhe’’, quand il eut appris qu’elle connaissait intimement Mlle Vinteuil, qu’elle était une lesbienne, et qu’il prit la décision paradoxale de la faire venir vivre avec lui à Paris, qu’il fut convaincu de la nécessité de l’épouser. Dans la suite, elle prétendit avoir menti sur ses relations avec Mlle Vinteuil et son amie, et il n’obtint jamais de certitude sur ses préférences sexuelles, bien que, selon Aimé, à Balbec, elle se baignait souvent dans la mer avec une « petite blanchisseuse », qui « lui faisait des caresses avec sa langue le long du cou et des bras, même sur la plante des pieds », et à laquelle elle disait : « Tu me mets aux anges » (III, pages 524-525). Le retournement ne fit plus progresser l’investigation et n’aboutit plus à une illumination. Au contraire, il engendra une oscillation perpétuelle entre les pôles de deux hypothèses et fit tourner en rond l’interprétation. Même les témoignages d’Andrée, après la mort d’Albertine, dans ‘’Albertine disparue’’, n’apportèrent pas à Marcel la moindre certitude.


Ainsi Gomorrhe demeura un mystère impénétrable, et le lesbianisme ne fit l’objet d’aucune théorisation spécifique dans le roman. Ne furent présentés que des cas d’espèce, et le lecteur en est réduit à induire l’érotologie de Gomorrhe d’après celle de Sodome : on peut toujours supposer que l’invertie est en réalité un homme dans un corps de femme. Ce qui semble conforter cette idée, c’est la possibilité explicite de relations entre sodomites (qui sont des femmes) et gomorrhéennes (qui seraient des hommes) : « Dans les rapports qu’ils ont avec elles, ils jouent pour la femme qui aime les femmes le rôle d’une autre femme, et la femme leur offre en même temps à peu près ce qu’ils trouvent chez l’homme » (II, page 622). D’où le regret qu’exprima à Marcel Saint-Loup devenu sodomiste : « ‘’C’est malheureux que ta petite amie de Balbec n’ait pas la fortune exigée par ma mère, je crois que nous nous serions bien entendus tous les deux.’’ Il avait voulu dire qu’elle était de Gomorrhe comme lui de Sodome, ou peut-être, s’il n’en était pas encore, ne goûtait-il plus que les femmes qu’il pouvait aimer d’une certaine manière et avec d’autres femmes. […] En somme c’était le même fait qui nous avait donné à Robert et à moi le désir d’épouser Albertine (à savoir qu’elle aimait les femmes). Mais les causes de notre désir, comme ses buts aussi, étaient opposés. Moi, c’était par le désespoir où j’avais été de l’apprendre ; Robert par la satisfaction ; moi pour l’empêcher grâce à une surveillance perpétuelle de s’adonner à son goût ; Robert pour le cultiver, et par la liberté qu’il lui laisserait afin qu’elle lui amenât des amies. » (III, pages 679-680).

En dépit d’un à-peu-près, on reconnaît ici deux inversions croisées.


Le système binaire de contradiction entre l’apparence fallacieuse et la vraie nature sexuelle n’opéra plus du côté féminin. Autrement dit, les « gomorrhéennes » ne sont pas, au sens strict, des êtres invertis mais d’authentiques homosexuelles qui sont attirées par des femmes qui leur ressemblent.

En fait, si Gomorrhe ne reçut pas le même traitement que Sodome, c’est qu’elle ne servit que de masque pour parler encore d’une homosexualité masculine que Proust n’osa pas attribuer à son alter ego, Marcel. S’il signala, dans ‘’Le temps retrouvé’’, que « l’écrivain ne doit pas s’offenser que l’inverti donne à ses héroïnes un visage masculin. Cette particularité un peu aberrante permet seule à l’inverti de donner ensuite à ce qu’il lit toute sa généralité. » (III, page 910), on devrait plutôt lire ainsi la première phrase : « Le lecteur ne doit pas s’offenser que l’écrivain inverti donne à ses héros un visage féminin », car il a donné à Alfred Agostinelli le nom et le visage d’Albertine.


Il reste que, même s’il mit un masque, avec Proust, l'homosexualité cessa d’être un sujet tabou : l'amour « interdit» y fut considéré comme un phénomène naturel et devint en même temps une simple image hypertrophiée de l'amour comme puissance autodestructrice, source d'illusion, consommateur impitoyable du Temps. Dans ce domaine, il a plus apporté que Wilde, Gide, Cocteau et Genet, en évitant avec soin de tomber dans les pièges de la complaisance. promise à un grand avenir romanesque au XXe siècle.

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‘’À la recherche du temps perdu’’ présente donc un grand intérêt documentaire. Mais c’est à la fois l'histoire d'une époque et l'histoire d'une conscience, ce dédoublement et cette conjonction, ce mélange d’observation et d’introspection lui donnant sa profonde et surprenante originalité.
André Durand
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