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André Durand présente l’intérêt de l’action dans ‘’À la recherche du temps perdu’’


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Il s’égara dans des digressions, des détours, sinon des dérapages (le spectacle d’une aubépine rose conduisit Marcel à nous apprendre que ce qui est « en couleur » coûte plus cher dans les magasins de Combray et que « moi-même j’appréciais plus le fromage à la crème rose, celui où l’on m’avait permis d’écraser des fraises » ! [I, page 139]). Il lui arriva de les signaler : « Que cette parenthèse sur Mme de Forcheville […] m’autorise à une autre, plus longue encore, mais utile pour décrire cette époque. » (III, page 789) - « Il me faut noter ici que le duc de Guermantes ne partageait nullement le pessimisme de son frère » (III, pages 782). Après ces digressions, il s’avisa parfois de signaler le nécessaire retour au sujet : « J’avais, pour reprendre le fil du récit, inscrit les noms et les adresses des jeunes filles… » (II, page 789 ; on remarquera la curieuse construction : en quoi l’inscription des noms et des adresses permettait-elle de reprendre le fil du récit?) - « Pour revenir à M. de Charlus » III, page 783) - « Pour en revenir à cet homme politique » (III, 949). Lorsqu’il fut question de trois étapes vers l’indifférence de Marcel à l’égard d’Albertine, la narration semblant, cette fois, vouloir être bien organisée, Marcel annonça que la première commença lors d’une promenade au Bois un dimanche de Toussaint (III, page 559) ; mais ce ne fut qu’après quatre pages, encombrées de moult digressions, qu’il en vint à raconter cet événement : il vit « un groupe de trois jeunes filles » (III, page 562) dont l’une d’elles, quelques jours plus tard, lui lança en passant « un premier regard, puis m’ayant dépassé, et retournant la tête vers moi, un second qui acheva de m'enflammer » (III, page 563), ce qui ouvrit un long développement sur « Mlle d’Éporcheville » (III, pages 563-594) qui était en fait « Mlle de Forcheville », la deuxième étape vers l’indifférence n’intervenant qu’alors ! Dans l’hôtel de Jupien, Marcel décela dans les propos de deux Russes (mais auraient-ils parlé français entre eux en ce lieu?) des déviations révélatrices produites par l’émotion dans le langage et s’engagea dans d’autres voies : d’abord le souvenir d’un mot d’Albertine à propos de Françoise (III, page 822) puis la prononciation à l’allemande du nom de Bloch par sa fille ; enfin, se rendant bien compte du caractère incongru de ces divagations, Proust fut bien obligé d’indiquer le retour à « à la scène de l’hôtel » (III, page 823). Le long exposé que fit Marcel de sa découverte de ce que devrait être son art (III, 866-917) est parsemé de digressions parfaitement accessoires (comme celle des pages 890-891, celle de la page 894).

D’autre part, Proust nous lasse par des répétitions fastidieuses. La proposition d’« une nouvelle amitié» faite à Gilberte à la fin de ‘’Du côté de chez Swann’’ (I, page 413) se retrouva dans celle d’« une amitié neuve » dans ‘’À l’ombre des jeunes filles en fleurs’’ (I, page 486). Une réflexion sur l’affrontement entre la France et l’Allemagne (III, page 771) fut reprise et développée deux pages plus loin (III, page 773). L’indication que Saint-Simon évoqua de grands seigneurs jouant aux cartes « avec leur domesticité » (III, page 830) fut réitérée deux pages plus loin : ils « passaient leur temps à jouer aux cartes avec les valets auxquels ils donnaient des sommes énormes ! » (III, page 832). L’épisode de l’hôtel de Jupien (III, pages 809-832) semble repris au début de la séquence suivante (III, page 835) où on apprend que des hommes réunis dans une même salle étaient « du même monde, riche et aristocratique » (III, page 835), ce qui est redit quelques lignes plus loin : « ils appartenaient à une haute classe sociale » (III, page 836). Avant de se rendre chez le prince de Guermantes, Marcel rencontra Charlus et fit de lui un portrait (III, pages 860-864) qui fut repris quand ils furent dans l’hôtel (III, page 922). Pendant la réception, Marcel rencontra Gilberte, qui, d’ailleurs, l’avait « invité à dîner tous les deux seuls au restaurant » (III, page 931) ; pourtant, il fut surpris quand lui « dit un bonjour » « une grosse dame » dans laquelle il ne la reconnaissait pas (III, page 980) et qui, s’étonnant de le trouver dans « un de ces grands tralalas », l’invita à des réunions intimes chez elle (III, page 984). Dans ‘’Le temps retrouvé’’, il se convainquit : « Cette idée du Temps […] était un aiguillon, elle me disait qu’il était temps de commencer si je voulais atteindre ce que j’avais quelquefois senti au cours de ma vie, dans de brefs éclairs, du côté de Guermantes, dans mes promenades en voiture avec Mme de Villeparisis, et qui m’avait fait considérer la vie comme digne d’être vécue. » (III, page 1032) et il répéta encore : « Oui, à cette œuvre, cette idée du Temps que je venais de former disait qu’il était temps de me mettre » (III, page 1035).

Proust répandit, dans des développements pesants sinon abscons, qui sont ceux d’un essayiste (mais il y en a de primesautiers !) plus que d’un romancier, le trop-plein de sa pensée qui était souvent d’une subtilité parfois complètement inutile, car il ne fit que céder à un maniaque besoin d'analyse minutieuse.

Il nota scrupuleusement le simple verbatim d’oiseuses et ennuyeuses conversations de salons ou de dîners qui s’entrelaçaient indéfiniment (lors de la réception à la Raspelière, et particulièrement pendant la partie de whist, c’en est étourdissant !), le roman versant souvent dans le bavardage mondain (la matinée chez Madame de Saint-Euverte couvre trois cents pages !). Mais fut restituée avec autant de soin la conversation des militaires et des prostitués qui se trouvaient dans l’hôtel de Jupien (III, pages 811-814).

Il nous entraîna dans la relation de tant d’événements sans intérêt, qui furent rapportés dans le plus grand détail, qu’on est convaincu qu’il ne peut s’agir que de la réalité d’une existence réelle et non d’une fiction car, dans ce cas, auraient été éliminées de telles scories, aurait été suivie une ligne plus nette.


Alors qu’il lui aurait fallu, première règle de l’art, savoir se restreindre, savoir choisir, Proust n’a su qu’accumuler. Mais il est vrai que le parcours de ces trois mille pages (et encore avons-nous échappé à une masse plus abondante encore, Marcel regrettant que « les proportions de cet ouvrage ne me permettent pas d’expliquer ici à la suite de quels incidents de jeunesse M. de Vaugoubert était… » [II, page 642]) est une performance dont sont fiers de nombreux lecteurs qui s’enorgueillissent d’avoir lu et relu cet immense fatras qui aurait mérité d’être réduit des deux tiers, à un seul tome par exemple.

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Un point de vue vacillant
On a déjà signalé que la plus grande partie d’’‘À la recherche du temps perdu’’ est écrite à la première personne, le livre ayant ainsi le ton du discours intérieur. On a voulu y voir une véritable révolution copernicienne car, par rapport au romancier traditionnel qui tourne autour du monde, ici c’est le monde qui tourne autour du romancier, autour de son narrateur intradiégétique, c'est-à-dire qui fait lui-même partie de cette histoire (dont c’est subrepticement qu’on apprend qu’il s’appelle Marcel) ; que le tableau est toujours éclairé à partir de sa conscience qui perçoit les personnages avant de les connaître, ne déroule que des fragments de leurs vies qui ne sont jamais continues ; que tout gravite autour de lui ; que c'est avec lui que le lecteur découvre le monde.

En fait, ce n’était pas le premier roman personnel.

Et ce point de vue subjectif n’est pas toujours maintenu. Il ne l’est évidemment pas dans ‘’Un amour de Swann’’ dont Marcel dit que, « bien des années après avoir quitté » Combray, on l’avait renseigné « au sujet d’un amour que Swann avait eu avant ma naissance, avec cette précision dans les détails plus facile à obtenir quelquefois pour la vie de personnes mortes il y a des siècles que pour celle de nos meilleurs amis » (I, page 186). Cette partie est écrite à la troisième personne, bien que, à plusieurs reprises, survienne le « je » de Marcel (« Je me suis souvent fait raconter bien des années plus tard... » [I, page 193] - « comme j’eus à Combray dans mon enfance » [I, page 295] - « comme je devais l’être moi-même quelques années plus tard les soirs où il viendrait dîner à la maison, à Combray » [I, page 297]) - Swann « affectionnait beaucoup mon grand-oncle Adolphe» [I, page 311] - « Il soupçonna aussi mon grand-père » [I, page 358]). Mais on peut se demander pourquoi Proust a ainsi, en dérogeant à la narration à la première personne, rompu l’unité de son œuvre.
Il est plus étonnant encore qu’à d’autres endroits d’’’À la recherche du temps perdu’’, soient exposés par Marcel des faits, des situations, des conversations, etc. qu’il ne pouvait connaître :

- l’emploi dans l’intimité, par le père de Bloch, d’un dialecte « mi-allemand, mi-juif » (I, page 773) ;

- la duplicité du duc qui « se parait de sa femme mais ne l’aimait pas. Très ‘’suffisant’’, ’il détestait d’être interrompu, puis il avait dans son ménage l’habitude d’être brutal avec elle. » (II, page 235) ;

- la conversation entre le père de Bloch et Mme Sazerat puis M. Nissim Bernard qui « avait levé au ciel un regard d’ange » (II, page 290) ;

- le dîner de Charlus au Grand Hôtel avec un valet de pied de madame de Chevigny reconnu comme un des leurs par les domestiques, et les paroles des uns et des autres (II, page 986-987) ;

- la prétention du maître d’hôtel Aimé de ne pas connaître Charlus, alors qu’il avait reçu de lui une lettre étrange, « exemple de folie unilatérale chez un homme intelligent s’adressant à un imbécile sensé » où, alléguant sa ressemblance parfaite avec un ami décédé, il lui demandait de venir jouer aux cartes avec lui et lui reprochait de s’y être soustrait plusieurs fois ;

- un des repas que Charlus et Morel prenaient dans des restaurants de la côte normande, et la restitution de leur conversation (II, pages 1006-1011) ;

- les projets de séduction cynique de Morel puis son amour pour la nièce de Jupien ou son besoin de se laiser entretenir par elle, tandis qu’elle a changé d’opinion (III, pages 51-52) ;

- le soupçon qu’a Charlus que, derrière les cours d’algèbre que prenait Morel, se cachait « une coucherie avec une femme », une affiliation avec « la police secrète », « une expédition avec des agents de la sûreté », « l’attente d’un gigolo dont on pourra avoir besoin dans une maison de prostitution » (III, page 163) ;

- la scène que Morel avait faite à la nièce de Jupien qu’il traita de « grand pied de grue», de « putain » (III, page 164) ;

- le fait que « le baron […] ignorait entièrement la scène de l’après-midi » entre Morel et la nièce de Jupien (III, page 208) ;

- la lettre que Charlus ouvrit par mégarde et où Léa, l'actrice gomorrhéenne, s'adressait à Morel en lui disant : « Grande sale, va ! », « Ma belle chérie », « Toi, tu en es au moins, etc. » (III, page 215) ;

- le comportement que Brichot eut à la Sorbonne avec Charlus (III, page 292) ;

- alors qu’il était à l’extérieur du salon des Verdurin avec Charlus et Brichot, la conversation qui se tenait à l’intérieur pendant ce temps, où M. Verdurin fit à Morel des révélations sur Charlus que Mme Verdurin confirma et aggrava (III, pages 309-315) ;

- la manoeuvre par laquelle Mme Verdurin, « souffrant pour ses migraines de ne plus avoir de croissant à tremper dans son café au lait, avait fini par obtenir de Cottard une ordonnance qui lui permit de s’en faire faire dans certain restaurant », qui lui permit de reprendre « son premier croissant le matin que les journaux narraient le naufrage du ‘’Lusitania’’ » (III, page 772) ;

- la rencontre entre Charlus suppliant et Morel moqueur malgré la menace : « Prends garde, je me vengerai.» (III, pages 779-780) ;

- la lettre de Charlus trouvée après sa mort (III, page 805) ;

- alors qu’il se trouvait à l’étage supérieur de l’hôtel de Jupien, la sortie de la chambre no 3 (donc tout en bas) d’« un député de l’Action Libérale » (III, page 816).


Proust fit même indûment pénétrer Marcel dans d’autres esprits que le sien. Il s’insinua en Mme de Cambremer qui, à l’Opéra, « était du moins heureuse ce soir-là de penser que toutes ces femmes qu’elle ne connaissait guère verraient auprès d’elle un homme de leurs amis » (II, page 55). Il savait que Mme de Villeparisis aurait pensé : « ‘’Quelle perfidie !’’ » (II, page 202). De Bloch, il crut pouvoir indiquer les pensées lors de sa grande discussion avec M. de Norpois (II, pages 240-243). Il imagina le duc de Guermantes « heureux qu’elle [la duchesse] me parlât avec une telle compétence des sujets qui m’intéressaient », pensant : ‘’Elle est ferrée à glace sur tout. Mon jeune invité peut se dire qu’il a devant lui une grande dame d’autrefois dans toute l’acception du mot, et comme il n’y en a pas aujourd’hui une deuxième. » (II, page 524), et, plus loin, il le montra, au retour de la « redoute », « songeant que le lendemain il serait bien forcé d’être officiellement en deuil, et décidant d’avancer de huit jours la cure d’eaux qu’il devait faire.» (II, pages 739-740). Comme « une joie immense déborda du visage du valet de pied » quand la duchesse lui donna campo, Marcel put en induire qu’« il allait enfin pouvoir passer de longues heures avec sa promise qu’il ne pouvait quasiment plus voir depuis qu’à la suite d’une nouvelle scène avec le concierge, la duchesse lui avait gentiment expliqué qu’il valait mieux ne plus sortir pour éviter de nouveaux conflits. »  (II, page 587 : faut-il croire que Marcel entretint une relation avec ce valet de pied et reçut ses confidences?). Il put dire que « à partir de ce jour [celui de la « conjonction » avec Jupien], M. de Charlus devait changer l'heure de ses visites à Mme de Villeparisis, non qu'il ne pût voir Jupien ailleurs et plus commodément, mais parce qu'aussi bien qu'ils l'étaient pour moi, le soleil de l'après-midi et les fleurs de l'arbuste étaient sans doute liés à son souvenir. » (II, page 630). Il crut pouvoir décider que Charlus fut déçu par le valet de pied de madame de Chevigny parce qu’il était trop efféminé, qu’il en avait espéré un autre, « une espèce de paysan fort rustaud » (II, page 987). Par quel don de télépathie apprit-il que la sœur de Bloch et une actrice avaient « des relations secrètes qui bientôt ne leur suffirent plus. Être vues leur semblait ajouter de la perversité à leur plaisir, elles voulaient faire baigner leurs dangereux ébats dans les regards de tous.» (II, page 842)? De la nièce de Jupien, il sut qu’elle « avait changé d'opinion sur Morel et sur M. de Charlus […] Elle avait découvert chez Morel (sans cesser de l’aimer pour cela) des profondeurs de méchanceté et de perfidie, d’ailleurs compensées par une douceur fréquente et une sensibilité réelle, et chez M. de Charlus une insoupçonnable et immense bonté, mêlée de duretés qu’elle ne connaissait pas. » (III, page 66). Il put nous apprendre que Bergotte se disait : « Je dépense plus que les millionnaires pour des fillettes, mais les plaisirs ou les déceptions qu’elles me donnent me font écrire un livre qui me rapporte de l’argent. » (III, page 183). Alors qu’il se trouvait dans le salon du prince de Guermantes, Marcel révéla que « pendant ce temps […] à l’autre bout de Paris », la Berma attendait vainement des invités au goûter qu'elle offrait (III, pages 995-997) : « Quand la Berma vit l’heure passer et comprit que tout le monde la lâchait, elle fit servir le goûter et on s’assit autour de la table, mais comme pour un repas funéraire. » (III, 998) ; et il se permit, non seulement de rendre compte des événements qui s’y passaient, mais de restituer de ses propos.

Le cas de l'huissier de la princesse de Guermantes est particulièrement problématique. Marcel peignit ses émois secrets avant même que se soit présenté le « jeune homme » qui lui avait accordé ses faveurs « l'avant-veille » dans les Champs-Élysées mais sans lui révéler son identité, se prétendant anglais (II, page 634), et qu’il reconnut dans le duc de Châtellerault (II, page 636). Comment Marcel pouvait-il avoir eu vent de cette rencontre et en comprendre la raison, puisqu’il n'avait découvert l'existence de l'homosexualité que quelques heures avant la réception en question? N'étant pas au courant de la vie secrète de l'huissier, comment, tendu et nerveux comme il l'était lui-même, aurait-il pu porter une attention suffisamment attentive à l'intonation avec laquelle il prononça le nom du duc de Châtellerault pour y déceler une « tendresse veloutée »? Seule une personne avertie de cette rencontre aurait eu quelque motif de scruter ainsi l'attitude des deux hommes, et d’écouter avec attention les intonations de « l'aboyeur » pour tenter de percevoir si son professionnalisme l'emportait ou non sur son trouble... À supposer que Marcel ait appris plus tard cette rencontre, comment expliquer que, ce soir-là, il ait porté une telle attention aux nuances phonatoires de l'huissier, et que cette nuance imperceptible l'ait à ce point frappé qu'il s'en soit souvenu, ensuite, au moment où il aurait appris les moeurs de cet homme? Dans ‘’Un amour de Swann’’, Swann se rendit bien compte qu'il est impossible de tout scruter, de tout analyser, pour tenter de deviner ce qu'on nous cache, et que c'est au contraire lorsqu'on sait les pensées secrètes d'autrui qu'on peut déceler le sens d'une intonation, les traces imperceptibles d'un embarras. L'analyse de la voix de l'aboyeur fut bel et bien menée par un romancier « omniscient », et cette position extérieure de la narration met en péril le « réalisme subjectif » du roman.

Proust alla plus loin encore en prêtant une conscience à un poisson « qui croit que l’eau où il nage s’étend au-delà du verre de son aquarium qui lui en présente le reflet, tandis qu’il ne voit pas à côté de lui, dans l’ombre, le promeneur amusé qui suit ses ébats ou le pisciculteur tout-puissant qui, au moment imprévu et fatal […] le tirera sans pitié du milieu où il aimait vivre pour le rejeter dans un autre. » (II, page 1049) !
Le romancier ne s’avisa de l’incongruité de ces ruptures du point de vue que dans ce qui fut un ajout tardif : alors que Marcel était à Venise, il mentionna différents événements survenus à Paris et indiqua alors : « Ce que j’appris - car je n’avais pu assister à tout cela de Venise - c’est que…» (III, page 661).

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Des personnages changeants
Dans sa lettre à Léon Blum. Proust lui avait annoncé : « Il y a beaucoup de personnages ; ils sont préparés dès ce premier volume ; c’est-à-dire qu’ils feront dans le second exactement le contraire de ce à quoi on s’attendait dans le premier. » En effet, ’À la recherche du temps perdu’’ fait apparaître deux cents personnages, nombre qui explique la présence, dans l’édition de la Pléiade, d’un ‘’Index des noms de personnes’’. Comme ceux de Balzac dans ‘’La comédie humaine’’, ils reviennent d’un tome à l’autre, présents effectivement ou ressuscités dans le souvenir, au détour d’une allusion ou d’une réminiscence, vus chaque fois sous un angle qui n’est jamais ni tout à fait le même ni tout à fait un autre. Beaucoup n’ont d’autre fonction que d’être présents ; ils entrent successivement dans le champ de vision de Marcel et sont alors portraiturés, ces portraits constituant d’ailleurs souvent des morceaux d’anthologie qui ne font pas partie intégrante du roman. Quelques-uns se détachent : Marcel évidemment avec ses parents et la servante Françoise, la duchesse et le duc de Guermantes, Charlus et son ami, Morel, Swann, Odette de Crécy et leur fille, Gilberte, Albertine et ses amies, Saint-Loup et Rachel, les Verdurin et les membres de leur « petit clan ». D’un tome à l’autre, ils ne cessent de se rencontrer, de se perdre et de se retrouver à Paris ou à Balbec, dans d’invraisemblables relations entrecroisées, dues souvent à des coïncidences improbables.
Ces personnages changent d’abord évidemment parce qu’ils vieillissent, qu’on les voit jeunes, puis mûrs, enfin déguisés par l’âge dans l’épisode final de la matinée chez le prince de Guermantes. Mais Proust semble avoir voulu accentuer la prise de conscience de ce vieillissement par Marcel en lui imposant un hiatus par lequel, pendant la guerre de 1914-1918, il fut éloigné de Paris par des séjours dans des maisons de santé, ce qui permit au romancier à la fois d’accorder moins d’importance au conflit, de faire quelque peu mûrir son personnage qui, jusque-là, était resté assez puéril, et de le faire parvenir à la claire notion de la façon de réaliser sa vocation littéraire. Lors de la matinée chez le prince de Guermantes, il découvrit l’«action destructrice du Temps au moment même où je voulais entreprendre de rendre claires, d’intellectualiser dans une œuvre d’art, des réalités extra-temporelles». Il eut du mal à reconnaître le maître de maison et les invités dont la plupart étaient de ses connaissances mais avaient été littéralement déguisées par l'âge : les uns étaient complètement gâteux, mais d’autres, plus troublants encore, étaient reconnaissables tout en étant devenus différents. M. d'Argencourt semblait « un vieux mendiant qui n’inspirait plus aucun respect» (III, page 921) et chez « ce sublime gaga » le temps avait aussi changé le caractère. (III, page 922). Charlus lui parut « foudroyé et poli », « arrivé à être tellement différent de lui-même que j’avais l’illusion d’être devant une autre personne, bienveillante, désarmée, inoffensive » (III, page 922). Les autres personnes présentes étaient, comme lui, des « poupées baignant dans les couleurs immatérielles des années, des poupées extériorisant le Temps» (III, page 924), offrant « comme toutes les images successives, et que je n’avais jamais vues, qui séparaient le passé du présent » (III, page 925). « Une jeune femme que j’avais connue autrefois, maintenant blanche et tassée en petite vieille maléfique, semblait indiquer qu’il est nécessaire que, dans le divertissement final d’une pièce, les êtres fussent travestis à ne pas les reconnaître. » (III, page 926). Bloch montrait « la docte fatigue des vieillards aimables » (III, page 928). Sur ceux très âgés planait l’incertitude : « On faisait tous les jours prendre des nouvelles de tant de gens à l’article de la mort. » (III, page 977). La princesse de Nassau, « cette grande cocotte du monde que j’avais connue autrefois […] restait une Marie-Antoinette au nez autrichien, au regard délicieux, conservée, embaumée grâce à mille fards adorablement unis qui lui faisaient une figure lilas ». (III, page 979). Quant au prince de Guermantes, Marcel eut peine à le reconnaître : il était affublé d'une barbe blanche et semblait traîner des semelles de plomb ; il n'en avait pas moins « l'air bonhomme d'un roi de féerie » recevant ses invités, cet air qui l’avait déjà frappé la première fois qu'il l'avait vu. La vie apparaissait à Marcel « comme la féerie où on voit d’acte en acte le bébé devenir adolescent, homme mûr et se courber vers la tombe. » « Chez certains êtres le remplacement successif, mais accompli en mon absence, de chaque cellule par d’autres, avait amené un changement si complet, une si entière métamorphose que j’aurais pu dîner cent fois en face d’eux dans un restaurant sans me douter plus que je les avais connus autrefois que je n’aurais pu deviner la royauté d’un souverain incognito ou le vice d’un inconnu. » (III, pages 930-931). Mais il eut la révélation que le temps avait passé aussi pour lui. « Comme quelqu’un, entendant dire que j’étais souffrant, demanda si je ne craignais pas de prendre la grippe qui régnait à ce moment-là, un autre bienveillant me rassura en me disant : ‘’Non, cela atteint plutôt les personnes encore jeunes. Les gens de votre âge ne risquent plus grand’chose» (III, page 929). Pourtant, la duchesse de Guermantes, toujours élégante et brillante, lui dit : « Vous êtes toujours le même. Vous êtes étonnant, vous restez toujours jeune», mais lui donna le sentiment de sa propre vieillesse en lui rappelant qu’il était son plus vieil ami. De même, un jeune homme lui témoigna des sentiments respectueux, en se désignant comme « mon petit ami ». Ainsi tous « extériorisaient » pour lui le temps. Il constatait que « chez certains êtres le remplacement successif, mais accompli en mon absence, de chaque cellule par d’autres, avait amené un changement complet, une entière métamorphose. » Gilberte l’invitant à dîner avec elle, il lui répondit : « Si vous ne trouvez pas compromettant de venir dîner seule avec un jeune homme. » (III, page 931). Cela le fit méditer : « Je ne m’apercevais pas combien j’avais changé. […] Et maintenant, je comprenais ce qu'était la vieillesse». Et il appréciait le profit de cette découverte pour son livre. (III, page 932). M. de Cambremer lui demanda : « Est-ce que vous avez toujours vos étouffements? » et, sur sa réponse affirmative, ajouta : « Vous voyez que ça n’empêche pas la longévité. » (III, page 933). Il observait divers effets du temps : Legrandin avait pris un aspect sculptural (III, page 934) ; la vieillesse avait embelli le prince d'Agrigente (III, page 935), car elle fait de certains « des jeunes gens de dix-huit ans extrêmement fanés » (III, page 936). Il méditait sur ce que c'est que « reconnaître» quelqu'un (III, page 939), sur les difficultés qu'y oppose le temps écoulé (III, page 940), sur les ressemblances imprévues entre des parents, révélées par le temps. D’un ancien camarade, il ne retrouva que la voix (III, page 941). Il lui fallut admettre l’accélération ou le ralentissement des mesures du temps pour certaines personnes. (III, page 942). S’imposait à lui l’idée de la survivance à travers les générations des « cellules morales qui composent un être » (III, page 944). Chez Legrandin, il découvrit « avec une satisfaction de zoologiste » des traits de certains de ses parents qui faisaient « de lui comme une caricature plus vraie, plus profonde, que si elle avait été littéralement ressemblante » (III, page 945). Il remarqua la lutte des femmes contre l’âge (III, page 945). Devant elles, « on était effrayé, en pensant aux périodes qui avaient dû s’écouler avant que s’accomplît une pareille révolution dans la géologie d’un visage. » (III, page 946). Mais « certains hommes, certaines femmes ne semblaient pas avoir vieilli ; leur tournure était aussi svelte, leur visage aussi jeune». (III, page 945) Cependant, de près, leur figure « apparaissait tout autre ». (III, page 946). « Seule peut-être Mme de Forcheville, comme injectée d’un liquide, d’une espèce de paraffine qui gonfle la peau mais l’empêche de se modifier, avait l’air d’une cocotte d’autrefois à jamais ‘’naturalisée’’. » (III, page 947). Marcel la trouvait donc « pareille à celle d’autrefois » (III, page 948) ; mais, plus loin, elle avait pour lui «l'air d'une rose stérilisée » ; il lui fit cependant « des compliments sur sa jeunesse » et elle lui répondit : « Vous êtes gentil, my dear, merci tant, merci tant», mais « les minutes maintenant passées auprès d'elle me semblaient interminables à cause de l’impossibilité de savoir que lui dire. » (III, page 950). « Moins de trois ans après », il la revit qui était devenue « un peu gaga ». À un ministre, naguère taré, le temps avait ramené la considération. Plus loin, Marcel indique qu’« on s’étonna que j’eusse gardé tous mes cheveux noirs. Mais je manquai trois fois de tomber en descendant l’escalier. Ce n’avait été qu’une sortie de deux heures ; mais quand je fus rentré, je sentis que je n’avais plus ni mémoire, ni pensée, ni force, ni aucune existence. […] Je n’avais à proprement parler aucune maladie, mais je sentais que je n’étais plus capable de rien. »
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