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André Durand présente le résumé de ‘’À la recherche du temps perdu’’ (1913-1927) roman de Marcel proust


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La prisonnière

(posthume, 1923)


Roman de 405 pages
À Paris, dans l’appartement de ses parents qui étaient absents, le narrateur habitait avec Albertine. « Les premiers bruits de la rue » apprenaient au narrateur « de quelle nuance était la raie du jour ». Comme il voulait à tout prix empêcher qu’Albertine entrât en contact avec des « gomorrhéennes », « sa séparation d’avec ses amies réussissait à épargner à [s]on cœur de nouvelles souffrances », et, voyant très peu de personnes, il veilla à ce que sa présence fût à peu près tenue secrète. Il « ne la trouvai[t] plus guère jolie et s’ennuyai[t] » avec elle. « Son charme incommode était d’être à la maison moins comme une jeune fille que comme une bête domestique qui entre dans une pièce, qui en sort, qui se trouve partout où on ne s’y attend pas et qui venait - c’était pour moi un repos profond - se jeter sur mon lit à côté de moi, s’y faire une place d’où elle ne bougeait plus, sans gêner comme eût fait une personne. » « Sans [s]e sentir le moins du monde amoureux d’Albertine, sans faire figurer au nombre des plaisirs les moments qu’[ils] pass[aient] ensemble, [il resta] préoccupé de l’emploi de son temps ». Persuadé que « Gomorrhe était dispersée aux quatre coins du monde », il la faisait accompagner par Andrée, leur amie commune en qui il avait toute confiance, ou par un chauffeur dévoué. Car il lui « demandait la permission de ne pas venir avec elle et Andrée» pour ne pas avoir à s’inquiéter à chaque instant, pour « ne pas fournir à la jalousie le moindre détail concret », pour goûter « les exaltantes vertus de la solitude ». « Chaque jour, elle me semblait moins jolie. Seul le désir qu’elle excitait chez les autres, quand, l’apprenant, je recommençais à souffrir et voulais la leur disputer, la hissait à mes yeux sur un haut pavois. » Sa mère trouvait choquante cette cohabitation ; mais elle était obligée de rester à Combray où la grand-tante du narrateur « eut sans cesse besoin d’elle jour et nuit ». Françoise, qui respectait la tradition, imposa des règles à Albertine, lui donna une éducation, et ainsi elle connut un développement intellectuel (qu’en fait, il n’appréciait guère car, indique-t-il, « les supériorités d’esprit d’une femme m’ont toujours fort peu intéressé ») et un changement physique : assez agitée et désordonnée, elle apprit à vivre suivant le rythme d’existence un peu étrange qu’était celui du narrateur, à se plier à ses heures de sommeil, à ne pas faire de bruit, etc. ll accepta qu’elle fît une promenade aux Buttes-Chaumont avec Andrée. Le soir, ils se retrouvaient en des tête-à-tête de plus en plus tendus et fantasmatiques. « Françoise venait allumer le feu » dont l'odeur le projetait dans son enfance. Il se demandait alors « si me marier avec Albertine ne gâcherait pas ma vie, tant en me faisant assumer la tâche trop lourde pour moi de me consacrer à un autre être qu’en me forçant à vivre absent de moi-même à cause de sa présence continuelle et en me privant à jamais des joies de la solitude. » Il se rendait compte que « la jalousie est de ces maladies intermittentes dont la cause est capricieuse, impérative, toujours identique chez le même malade, parfois entièrement différente chez un autre. » Comme « les brimborions de la parure causaient à Albertine de grands plaisirs », il fit des visites du soir à la duchesse de Guermantes pour lui demander des « indications pour certaines jolies choses de toilette que je voulais donner à mon amie ». La duchesse portait des robes de Fortuny. Il goûtait « dans ce qu’elle disait cette grâce française si pure qu’on ne trouve plus ni dans le parler ni dans les écrits du temps présent ». Il lui rappela la robe rouge qu’elle avait à une soirée où se trouvait Mme de Chaussepierre. Elle ne se souvenait plus de cette femme alors que M. de Guermantes avait perdu la présidence du « Jockey» au profit de M. de Chaussepierre à cause de l'affaire Dreyfus, à cause de « sa vieille amitié pour Swann », alors qu’il était antisémite, qu’il reprochait aux juifs leur « mauvaise foi », ce sur quoi la duchesse s’opposait à lui. Le narrateur la ramena aux toilettes féminines, lui rappelant d’autres occasions où elle avait « une robe jaune avec de grandes fleurs noires », un « chapeau de bleuets », lui demandant des conseils pour un manteau de fourrure qu’il voulait acheter à Albertine. En sortant de chez la duchesse, il rencontrait souvent dans la cour « M. de Charlus et Morel qui allaient prendre le thé chez… Jupien ». M. de Charlus avait fait une scène à Morel parce que la nièce du giletier avait dit : « C’est cela, venez demain, je vous paierai le thé », trouvant « cette expression bien vulgaire pour une personne dont il comptait faire presque sa belle-fille » car Morel s’était fiancé avec elle. M. de Charlus reçut une lettre où on s’adressait à lui sur un ton très familier et qui se terminait par « Tout à toi, Pierre » ; il se demandait de quel prince il pouvait s’agir jusqu’à ce que l’adresse écrite au dos lui apprenne que « l’auteur de la lettre était le chasseur d'un cercle de jeu où il allait quelquefois », qui « pensait que ce ne serait pas gentil de ne pas tutoyer quelqu’un qui vous avait plusieurs fois embrassé, et vous avait par là - s’imaginait-il dans sa naïveté - donné son affection. » On lit alors : « L'auteur tient à dire combien il serait contristé que le lecteur s’offusquât de peintures si étranges […] Un grand intérêt, parfois de la beauté, peut naître d’actions découlant d’une forme d’esprit si éloignée de tout ce que nous croyons, que nous ne pouvons même arriver à les comprendre, qu’elles s’étalent devant nous comme un spectacle sans cause. » Le narrateur pense que l’expression « ‘’payer le thé’’ venait de Morel lui-même, et que, par aveuglement d’amour, la jeune couturière avait adopté une expression de l’être adoré, laquelle jurait par sa laideur au milieu du joli parler de la jeune fille ». « Rien ne plaisait mieux que l’idée de ce mariage au baron, lequel pensait qu’ainsi Morel ne lui serait pas enlevé. » Or « Morel avait jadis dit au baron que son désir, c’était de séduire une jeune fille […] et que pour y réussir il lui promettrait le mariage, mais, le viol accompli , ‘’ficherait le camp au loin’’ ». Mais, « en se liant davantage avec la jeune fille, elle lui avait plu, il l’aimait. » En même temps, « d’assez fortes crampes à la main » l’obligeant « d’envisager l’éventualité d’avoir à cesser le violon », « la nécessité de se faire entretenir s’imposait ». Un jour, la duchesse donna au narrateur « des seringas venus du Midi » dont l’odeur fit fuir Albertine. Quand elle n’était pas là, l'attente de son retour vivifiait le commerce du narrateur avec les œuvres d'art, celles d’Elstir, de Bergotte et de Vinteuil. Mais il cachait à ses amis qu'elle habitait la maison, « tant j’avais peur qu’un de mes amis s’amourachât d’elle, ne l’attendît dehors, ou que, dans l’instant d’une rencontre dans le couloir ou l’antichambre, elle pût faire un signe et donner un rendez-vous ». Elle se montrait plus réservée depuis qu'elle le savait jaloux. Andrée, dont il trouvait que « les défauts s’étaient accusés » (son « aigre inquiétude », sa tendance à la calomnie), lui faisait des rapports sur ses sorties avec Albertine ; mais il se rendait compte qu’ils ne l'avançaient à rien, que la jalousie est impuissante : « Dès que la jalousie est découverte, elle est considérée par celle qui en est l’objet comme une défiance qui autorise la tromperie. » Après le départ d’Andrée, Albertine venait près du narrateur qui appréciait son goût pour les jolies toilettes, son élégance, ses lectures qui l’avaient rendue « extrêmement intelligente ». Il se demandait si elle et Andrée avaient un sentiment pour lui, qui se méfiait de la variabilité de la nature des jeunes filles. Ainsi, « la nièce de Jupien avait changé d'opinion sur Morel et sur M. de Charlus […] Elle avait découvert chez Morel (sans cesser de l’aimer pour cela) des profondeurs de méchanceté et de perfidie, d’ailleurs compensées par une douceur fréquente et une sensibilité réelle, et chez M. de Charlus une insoupçonnable et immense bonté, mêlée de duretés qu’elle ne connaissait pas. » Chez le narrateur, persistait le désir que lui avait inspiré la jeune fille que « j’avais vue la première fois, à Balbec, sous son polo plat, avec ses yeux insistants et rieurs, inconnue encore, mince comme une silhouette profilée sur le flot ». S’il s’absentait un instant, « fatiguée de la longue randonnée du matin et de l’après-midi », elle s’endormait : « Je lui trouvais l’air d’une longue tige en fleur qu’on aurait disposée là ». « Je sautais sans bruit sur le lit, je me couchais le long d’elle, je prenais sa taille d’un de mes bras, je posais mes lèvres sur sa joue et sur son cœur, puis sur toutes les parties de son corps, ma seule main restée libre et qui était soulevée aussi, comme les perles, par la respiration de la dormeuse ; moi-même, j’étais déplacé légèrement par son mouvement régulier : j’étais embarqué sur le sommeil d’Albertine. » Parfois, il goûtait « un plaisir moins pur » : « je faisais pendre ma jambe contre la sienne, comme une rame qu’on laisse traîner et à laquelle on imprime de temps à autre une oscillation légère. » Quelquefois, elle ôtait son kimono dans la poche intérieure duquel elle gardait toutes ses lettres, mais jamais, bien que fort tenté, il n’osa découvrir ses secrets. Au « plaisir de la voir dormir » mettait fin « celui de la voir s'éveiller ». « Elle retrouvait la parole, elle disait : ‘’Mon’’ ou ‘’Mon chéri’’, suivis l’un ou l’autre de mon nom de baptême, ce qui, en donnant au narrateur le même prénom qu’à l’auteur de ce livre, eût fait : ‘’Mon Marcel’’, ‘’Mon chéri Marcel’’. »

Un changement se produisit « quand j’avais appris que mon amie avait été presque élevée par l’amie de Mlle Vinteuil. » Dès lors, « l'image que je cherchais, où je me reposais, contre laquelle j’aurais voulu mourir, ce n’était plus l’Albertine ayant une vie inconnue, c’était une Albertine aussi connue de moi qu’il était possible (et c’est pour cela que cet amour ne pouvait être durable à moins de rester malheureux, car par définition il ne contenait pas le besoin de mystère) ».

Dans son désir de celle qu’il appelait « ma petite fille », tandis qu’elle l’appelait « grand méchant », Marcel se sentait fidèle à sa nature car il trouvait dans son baiser le même pouvoir d'apaisement que jadis dans le baiser de sa mère. Il constatait : « Peu à peu, je ressemblais à tous mes parents », à son père qui « s’intéressait si fort au temps qu’il faisait », à sa tante Léonie, qui restait dans sa chambre et dans son lit, à sa mère et à sa grand-mère dans sa façon de parler à Albertine. Quand elle le rejoignait dans sa chambre, il « entr’ouvrait sa chemise », découvrait son corps, « ses deux petits seins haut remontés » et « son ventre », évoqué avec une pudeur poétique, tandis que sont célébrées les « grandes attitudes de l’Homme et de la Femme»  au moment de « la Création», qu’Albertine aussi est d’abord célébrée avant que soit montré « un certain aspect de sa figure (si bonne et belle de face) que je ne pouvais souffrir, crochu comme en certaines caricatures de Léonard, semblant révéler la méchanceté, l’âpreté au gain, la fourberie d’une espionne, dont la présence chez moi m’eût fait horreur et qui semblait démasquée par ces profils-là ». S’il répétait : « Je souffrais de ne pouvoir réaliser une existence littéraire », c’était elle qui l’y incitait : « Avez-vous seulement écrit quelque chose tantôt, mon petit chéri? » - « Soyez gentil, promettez-moi que, si vous ne venez pas demain, vous travaillerez. » Mais il pensait que, sous la douceur des jeux amoureux avec elle, se cachait la permanence du danger.

Mais les « habitudes de vie en commun » devaient permettre de conjurer ce danger.



Marcel avoue : « J’avais promis à Albertine que, si je ne sortais pas avec elle, je me mettrais au travail. » Mais sa paresse était entretenue par les changements de temps. « Ma vieille résolution de me mettre à écrire, que j’avais prise jadis, me semblait dater d’hier, parce que j’avais considéré chaque jour l’un après l’autre comme non avenu. » Certains temps faisaient naître les soupçons jaloux qui suivaient des pistes diverses. À Balbec, Aimé, ayant rencontré Albertine, « lui avait trouvé mauvais genre » : « Qu’avait-il voulu dire par mauvais genre? J’avais compris genre vulgaire […] peut-être avait-il voulu dire genre gomorrhéen ». Avec qui l’avait-il vue : avec Élisabeth? avec « ces deux jeunes filles qu’elle avait regardées dans la glace au Casino »? avec Esther? Un soir, elle eut le projet d'aller le lendemain faire visite à Mme Verdurin, et il imagina que « c’était pour y faire quelque rencontre ». Sans cesse, il cherchait à interpréter ses intonations, ses regards. Sans cesse, ses inquiétudes étaient renouvelées par ce qu'elle disait car elle « employait toujours le ton dubitatif pour les résolutions irrévocables ». Il lui suggéra « d'autres buts de promenade ». Elle était pour lui un de ces « êtres de fuite» à qui « leur nature, notre inquiétude attachent des ailes ». Il observait qu’on sacrifie sa vie moins à un être qu'« à cette trame continue d’habitudes » tissées autour de lui. Françoise lui faisait sentir sa haine pour Albertine.

Il téléphona à Andrée pour lui demander d'empêcher Albertine d'aller chez les Verdurin. Mais pouvait-il avoir confiance en Andrée? Il se lamente : «La souffrance dans l’amour cesse par instants, mais pour reprendre d’une façon différente » car l’amoureux est soumis aux « feux tournants de la jalousie ». Albertine voulut le dissuader de l'accompagner chez les Verdurin. Les promenades qu’il faisait avec elle ne le calmaient plus comme autrefois à Balbec. Comme elle refusait d’aller chez les Verdurin, il lui conseilla d'aller au Trocadéro voir « une superbe représentation à bénéfice ». Il constatait que « comme ces plantes qui se dédoublent en poussant, en regard de l’enfant sensitif que j’avais uniquement été, lui faisait face maintenant un homme opposé, plein de bon sens, de sévérité pour la sensibilité maladive des autres, un homme ressemblant à ce que mes parents avaient été pour moi. » Lorsqu’il se montrait « aussi irritant à l’égard d’Albertine », il souffrait de l’angoisse d'être privé de son habituel baiser du soir, comme il l’était parfois quand il était enfant : il la voyait « à la fois comme une maîtresse, comme une sœur, comme une fille, comme une mère aussi du bonsoir quotidien de laquelle je recommençais à éprouver le puéril besoin ». Parfois, restée un moment seule dans sa chambre, elle s'y endormait d'un sommeil profond, « le sommeil d’un enfant » comme l’était aussi son réveil charmant. « Le lendemain de cette soirée où Albertine m’avait dit qu’elle irait peut-être, puis qu’elle n’irait pas chez les Verdurin », il découvrit qu’« il y avait, interpolé dans l’hiver, un jour de printemps. » où résonnaient les bruits de la rue, les cris musicaux des marchands. « Françoise m’apporta ‘’le Figaro’’. Un seul coup d’œil me permit de me rendre compte que mon article n’avait toujours pas passé. » Avec Albertine, qui devait aller au Trocadéro, il échangea des « paroles mensongères ». Comme elle s’inquiétait de « ces bruits du dehors » dont elle pensait qu’ils devaient gêner son sommeil, il fit des réflexions sur les divers sommeils. Albertine aimait les cris de Paris et les nourritures qu'ils proposent, célébra son amour des glaces dans un morceau éloquent qui fit apprécier à Marcel « combien d’intelligence et de goût latents s’étaient brusquement développés en elle depuis Balbec ». Il avoue : « Une fois Albertine sortie, je sentis quelle fatigue était pour moi cette présence perpétuelle, insatiable de mouvement et de vie. » Il était « bien content qu’Andrée accompagnât Albertine au Trocadéro », car il avait moins confiance dans le chauffeur, après l'épisode de l'excursion en auto d'Albertine à Versailles où il l’avait laissée seule comme elle le lui avait demandé. Seul à la fenêtre, Marcel écouta les bruits de Paris, eut une « vue nostalgique » de petites filles, « porteuses de pain » ou « laitières ». Françoise lui en envoya une pour lui faire faire une course : une jolie crémière qu’il avait remarquée, mais qui, une fois près de lui, « se trouva réduite à elle-même. ». Lisant toujours le journal, il y découvrit qu’à la matinée du Trocadéro, Mlle Léa devait jouer dans ‘’les Fourberies de Nérine’’. Cela lui fit craindre avec angoisse qu'Albertine puisse y retrouver celle qui, costumée en homme, marchait à côté de Gilberte avenue des Champs-Élysées, qui vivait avec Esther Lévy, la cousine de Bloch. Comment l'en empêcher? La reprise de sa souffrance fit reparaître l'Albertine de Balbec qui était « trop regardée » par des « femmes de ce genre », qui « subissait ce contact sans avoir l’air de s’en apercevoir, avec une passivité peut-être clandestinement voluptueuse ». Il envoya Françoise la chercher au Trocadéro. Albertine répondit avec une « obéissance » qui paraissait à Marcel comme un des « privilèges » qui revenaient au « maître »  qu’il était : « J’avais une femme à moi qui, au premier mot que je lui envoyais à l’improviste, me faisait téléphoner avec déférence qu’elle revenait, lui fit savoir qu'elle revenait, qu’elle se laissait ramener, aussitôt » Il l'attendit en jouant la sonate de Vinteuil, découvrant que « la musique, bien différente en cela de la société d’Albertine, m’aidait à descendre en moi-même, à y découvrir du nouveau ». Il commente la musique de Wagner et l'attitude des artistes du XIXe siècle qui, à l'égard de leur œuvre, « ont été à la fois l’ouvrier et le juge, ont tiré de cette auto-contemplation une beauté nouvelle extérieure et supérieure à l’œuvre, lui imposant rétroactivement une unité, une grandeur qu’elle n’a pas. » Ses rêveries musicales le détournèrent vers Morel, vers le mystère de ses occupations pour M. de Charlus, vers la scène qu’il l’avait entendu faire à la nièce de Jupien qu’il traitait de « grand pied de grue». Marcel retrouva son calme en attendant Albertine, puis en se promenant avec elle. Ils allèrent en auto au Bois, occasion de parler d’art, d’impressionnisme, de s’inquiéter aussi de la voir regarder des jeunes filles, celles que lui-même regrettait de ne pouvoir rencontrer à cause d’elle. Il observait : « Le servage d’Albertine, en me permettant de ne plus souffir par elles, les restituait à la beauté du monde ». Il divisait son séjour chez lui en deux périodes : « la première où elle était encore, quoique moins chaque jour, la chatoyante actrice de la plage ; la seconde où, devenue la grise prisonnière, réduite à son terne elle-même, il lui fallait ces éclairs où je me ressouvenais du passé pour lui rendre des couleurs. » Près d'elle, il passait par une alternance d’ennui et de désir. En marchant dans le Bois, il lui donna le bras, et il lui sembla « que cet anneau que le sien faisait sous le mien unissait en un seul être nos deux personnes et attachait l’une à l’autre nos deux destinées », tandis que « nos ombres parallèles, puis rapprochées et jointes, faisaient un dessin ravissant. » « Mes sens tressés l'enveloppaient tout entière ». Alors « la pensée de mon esclavage cessait tout d’un coup de me peser, et je souhaitais de le prolonger encore, parce qu’il me semblait apercevoir qu’Albertine sentait cruellement le sien. » Avec sa docilité contrastent quelques signes furtifs d'impatience, confirmés par un propos d’une de ses amies, Gisèle, qui avait « justement quelque chose à lui dire». Il se disait que « leurs mensonges respectifs s'emboîtaient parfaitement ». Albertine avoua un mensonge qu’elle lui avait fait à Balbec, affirmant : « Mais je ne vous mens plus jamais. ». Cette « gentillesse » lui fit taire son projet mensonger de rompre avec elle, mais il se dit : « C’est terrible d’avoir la vie d’une autre personne attachée à la sienne comme une bombe qu’on tiendrait sans qu’on puisse la lâcher sans crime. »

Marcel apprit ce jour-là la mort de Bergotte dont l’art lui avait donné le sentiment d’une vérité plus grande que celle de la vie quotidienne. Il était malade depuis longtemps et contraint à une diète sévère. Il ne sortait plus de chez lui. « D’ailleurs, il n’avait jamais aimé le monde, ou l’avait aimé un seul jour pour le mépriser comme tout le reste et de la même façon, qui était la sienne, à savoir non de mépriser parce qu’on ne peut obtenir, mais aussitôt qu’on a obtenu. » Mais sa maladie avait été prolongée par la médecine, les médecins ayant des avis contradictoires, lui faisant essayer tour à tour différents remèdes, dont des narcotiques, qui lui valurent quelques accalmies. Il était mort parce qu’il était allé à une « exposition hollandaise » voir la ‘’Vue de Delft’’ de Ver Meer dont un critique avait écrit qu’« un petit pan de mur jaune (qu’il ne se rappelait pas) était si bien peint qu’il était, si on le regardait seul, comme une précieuse œuvre d’art chinoise, d’une beauté qui se suffirait à elle-même. » « Il était mort. Mort à jamais? Qui peut le dire? » se demande Marcel qui penche pour la thèse de vies successives. « On l’enterra, mais toute la nuit funèbre, aux vitrines éclairées, ses livres, disposés trois par trois, veillaient comme des anges aux ailes éployées et semblaient, pour celui qui n’était plus, le symbole de sa résurrection. »



La mort de Bergotte donna à Marcel une nouvelle cause de jalousie car les journaux donnaient pour date de cette mort un jour où Albertine prétendait l’avoir rencontré et avoir bavardé avec lui. Sur le moment, il accusa les journaux d’inexactitude. Puis il se rendit compte qu’elle lui avait menti, une fois de plus ! Elle lui avoua ce mensonge en en faisant un autre. Il pensa que « le témoignage des sens est une opération de l’esprit où la conviction crée l’évidence », que « l'univers est vrai pour tous et dissemblable pour chacun». Revenant à Albertine, il confie : « Je n’ai jamais connu de femmes douées plus qu’elle d’heureuse aptitude au mensonge animé, coloré des teintes mêmes de la vie. »

Marcel prétendit à Albertine aller voir des amis, « Mme de Villeparisis, Mme de Guermantes, les Cambremer » alors qu’il allait chez les Verdurin. Il rencontra Morel qui se repentait d'avoir insulté sa fiancée, qui voulait « fout’ le camp » mais hésitait à « perdre tout l’argent du baron », sa versatilité et son cynisme étant toujours aussi grands, comme sa rancune à l'égard des êtres qu'il faisait souffrir. Marcel fit le bilan de sa journée : il avait pris « la résolution de rompre » avec Albertine, et il avait acquis « l’idée que l'Art, auquel je tâcherais de consacrer ma liberté reconquise, n’était pas quelque chose qui valût la peine d’un sacrifice, quelque chose d’en dehors de la vie, ne participant pas à sa vanité et son néant. » Il rencontra Brichot auquel il dit être « assez curieux de voir le salon où Swann rencontrait jadis tous les soirs Odette », ce qui entraîne un retour sur la mort de ce Swann qui devra peut-être quelque survie à celui qui en a fait « le héros d’un de ses romans ». Près de chez les Verdurin, ils virent arriver M. de Charlus, « naviguant vers nous de tout son corps énorme » qui causa un malaise à Brichot pour qui, au temps de Socrate, « aimer un jeune homme était comme aujourd’hui […] entretenir une danseuse, puis se fiancer », tandis que « toute l’homosexualité de coutume - celle des jeunes gens de Platon comme des bergers de Virgile - a disparu, que seule surnage et multiplie l’involontaire, la nerveuse, celle qu’on cache aux autres et qu’on travestit à soi-même », « qui est la seule vraie, la seule à laquelle puisse correspondre chez le même être un affinement des qualités morales. » La déchéance de M. de Charlus se lisait dans sa personne et débordait dans ses propos. Détaché des « dernières contraintes sociales », il ne voyait plus dans ce qu’il qualifiait autrefois de « vice » qu’« un simple défaut » ; il affectait alors les façons qu'il « flétrissait le plus âprement autrefois ». Il avait avec Morel des « manières conjugales » mais prétendait ne pas savoir ce que faisait celui qu’il appelait « un bon petit camarade », « ce gosse ». Or il allait découvrir une lettre que lui avait adressée l’actrice Léa, « célèbre pour le goût exclusif qu’elle avait pour les femmes » où elle « ne lui parlait qu’au féminin en lui disant : ‘’Grande sale, va !’’, ‘’Ma belle chérie’’, ‘’Toi tu en es au moins, etc.’’». M. de Charlus y fut troublé par l’expression « en être » dont il se rendit compte qu’elle ne s’appliquait pas seulement aux homosexuels mais aux « hommes aimant non seulement les hommes mais les femmes », ce qui ne fit qu’agrandir sa jalousie, alors qu’il faisait déjà « espionner sans vergogne les faits et gestes de Morel par une agence policière ». Ce qui ne l’empêchait de « faire attention aux autres jeunes gens » et de demander à Marcel des nouvelles de son « jeune ami hébreu », Bloch. Il avait organisé la soirée chez les Verdurin pour mettre Morel en vedette. Mlle Vinteuil et son amie devaient y assister, mais elles n’étaient pas venues, ce qui, chez Marcel, renouvela le « doute relatif à la vertu d’Albertine ». Ils entrèrent chez les Verdurin, M. de Charlus déclarant au valet de pied : « Vous, je vous défends de me faire de l’œil comme ça », et poussant son index sur le bout du nez. Saniette fut rabroué par M. Verdurin pour avoir annoncé la mort de la princesse Sherbatoff. Mme Verdurin était travaillée du désir de brouiller Morel et M. de Charlus car elle en voulait à celui-ci pour l’exclusive qu’il avait prononcée sur des femmes du monde qu’elle voulait inviter, en particulier la comtesse Molé, pour lui une « petite grenouille bourgeoise ». Le salon Verdurin commençait à profiter de l'affaire Dreyfus, comme il allait profiter des Ballets russes. Mme Verdurin afficha son indifférence de la mort de la princesse Sherbatoff. Comme elle craignait les effets de la musique de Vinteuil qui la faisait pleurer, elle avait pris des précautions médicales, et elle s’était « graissé le nez » de « rhino-goménol. » […] Je remarquai qu’il était beaucoup plus poli, beaucoup plus respectueux qu’autrefois. » M. de Charlus échangea avec plusieurs hommes importants de cette soirée des « propos furtifs » sur un valet de pied, sur «  une jeune personne blonde, en culotte courte, qui m’a semblé tout à fait sympathique», sur « un gaillard de deux mètres, une peau idéale, et puis aimant ça ». Mme Verdurin prépara ses batteries contre lui, d’autant plus qu’il avait fait venir des gens du monde qui, à l'exception de la reine de Naples, firent preuve d’une « mauvaise éducation », d’une grande insolence. Toutefois, il imposa le silence, et le concert commença. On jouait une œuvre inédite de Vinteuil, un septuor. Marcel regarda « la Patronne, dont l’immobilité farouche semblait protester contre les battements de mesure exécutés par les têtes ignorantes des dames du Faubourg. » Mais il regardait aussi les musiciens, surtout Morel dont une mèche venait « de faire boucle sur son front ». Cette musique le ramena à la pensée de son amour pour Albertine. Quand il fut « caressé au passage par une tendre phrase familiale et domestique du septuor », « la petite phrase » reconnaissable malgré une coloration nouvelle, la permanence de l’inspiration le fit profondément réfléchir à la notion d’univers spirituel, au caractère « singulier » de l’œuvre d’art ; il se dit que « quelque chose de plus mystérieux » semblait promis par la musique, il découvrit la preuve et la promesse qu’au-delà des vanités de la vie, il existe quelque chose qui est réalisable par l’art. Il sentit renaître une aspiration vers l’absolu qu’il avait depuis longtemps abandonnée. Il s’interrogea sur Vinteuil et se demanda : « Si l'art n'était vraiment qu’un prolongement de la vie, valait-il de lui rien sacrifier? N’était-il pas aussi irréel qu’elle-même? ». Il y avait un accent propre à Vinteuil car « chaque artiste semble le citoyen d'une patrie inconnue, oubliée de lui-même, différente de celle d’où viendra, appareillant pour la Terre, un autre grand artiste». L’art permet de voir l’univers avec les yeux d’un Elstir ou d’un Vinteuil : « Avec leurs pareils, nous volons vraiment d’étoiles en étoiles. » La Musique lui paraissait « l’exemple unique de ce qu'aurait pu être - s’il n’y avait pas eu l’invention du langage, la formation des mots, l’analyse des idées - la communication des âmes. » À la fin du septuor triomphait le motif joyeux, et Marcel se demanda si une telle joie serait « jamais réalisable pour moi? ». L’amie de Mlle Vinteuil avait joué un grand rôle dans la révélation de cette œuvre : si elle avait « peut-être précipité sa mort », elle avait aussi passé « des années à débrouiller le grimoire » qu’il avait laissé. De même, si ce soir, elle avait réveillé la jalousie de Marcel, elle lui avait aussi lancé « l’étrange appel que je ne cesserais plus jamais d’entendre comme la promesse qu’il existait autre chose, réalisable par l’art sans doute, que le néant que j’avais trouvé dans tous les plaisirs et dans l’amour même, et que si ma vie semblait si vaine, du moins n’avait-elle pas tout accompli. » Et il médita sur les éléments impurs qui s’étaient conjugués dans cette fête pour la manifestation du génie. À la fin, lorsque les invités de M. de Charlus prirent congé de lui, « il ne leur demanda pas d’aller vers la Patronne, de l’associer, elle et son mari, à la reconnaissance qu’on lui témoignait ». Et il lança encore des mots spirituels et mordants. Mme de Mortemart se livra à des travaux d'approche pour une prochaine soirée « pour faire entendre Morel », et le baron en régla la composition. M. d'Argencourt, « cet homme si terrible pour l’espèce d’hommes dont était M. de Charlus », se montra « aimable et flagorneur ». Mme Verdurin, exaspérée par les propos de M. de Charlus, était « au comble de la rage ». Il fut ému par l'éventail oublié par la reine de Naples : « Il est d’autant plus touchant qu’il est affreux ». Mme Verdurin décida de brouiller Morel avec M. de Charlus. Celui-ci tint à converser avec le général Deltour, secrétaire de la présidence de la république, « lequel pouvait avoir une grande importance pour la croix de Charlie ». La patronne demanda à Brichot d'occuper M. de Charlus tandis que M. Verdurin entreprendrait Morel. À contrecœur, Brichot obtempéra. Il évoqua, pour Marcel, les images du salon Verdurin d’autrefois, ajoutant aux objets leur double spirituel. Brichot et Charlus l’entraînèrent avec eux. Il entendit ainsi les propos de M. de Charlus sur le jeu de Morel : « Seul le jeune Charlie gardait une immobilité de pierre, on ne le voyait même pas respirer […] Et alors tout d’un coup […] alors… la Mèche […] Vous savez, cette mèche a été le signe de la révélation, même pour les plus obtus. » Le baron eut d’amicales attentions pour Marcel : « Puisque vous êtes souffrant, il faut faire attention, je vais aller vous chercher votre pelure. » Il disait aussi apprécier l'esprit de Brichot dont il était allé écouter des cours à la Sorbonne, s’étant plu à y trouver de « jeunes bourgeois », « dit-il en détachant le mot qu’il fit précéder de plusieurs ‘’b’’, et en le soulignant par une sorte d’habitude d’élocution, correspondant elle-même à un goût des nuances dans la pensée qui lui était propre, mais aussi peut-être pour ne pas résister au plaisir de me témoigner quelque insolence. » Marcel se dit « dénué d’amour-propre à un degré qui ferait aisément manquer de dignité. » Comme il évoquait la mort de Mme de Villeparisis, le baron répondit sèchement, ne semblant pas connaître la raison de la situation mondaine qui lui avait été faite. La certitude de retrouver Albertine en rentrant l'aida à rester. Il entendit encore Brichot disserter sur « les arrêts de condamnation pour sodomie, flétrissant des hommes illustres qui en étaient tout à fait innocents », Charlus l’interrompant sèchement : « Vous ne savez pas le premier mot des choses dont vous parlez » et se livrant lui-même à des considérations générales et historiques sur l'homosexualité, avançant même une statistique, s’avouant déconcerté que les homosexuels se recrutent parmi les hommes les plus enragés pour les femmes et scandalisé que celles-ci se mettent à parler de ces choses. Il évoqua aussi Swann, Odette et ses multiples amants, M. de Crécy. Pendant ce temps, M. Verdurin faisait à Morel des révélations sur M. de Charlus que Mme Verdurin confirma et aggrava. Charlus, Brichot et Marcel rentrèrent au salon. Morel repoussa M. de Charlus, qui demeura muet et stupéfait. La reine de Naples, revenue chercher son éventail, fut enflammée d'indignation par l'incident ; elle emmena M. de Charlus à son bras. Après cette soirée, il changea, tomba malade, connut un « perfectionnement moral » qui fut suivi d'une nouvelle chute. Les Verdurin décidèrent de se montrer généreux pour Saniette qui avait appris « qu’il avait près d’un million de dettes » et en avait eu une attaque, M. Verdurin employant à cette occasion un mot que Marcel n’avait pu saisir car, et il se lance alors dans un un autre de ses exposés, c’est « un de ces termes comme on en a dans les familles pour désigner certaines choses ». Cette bonté était un côté insoupçonné de la nature de M. Verdurin. Marcel revint de la soirée Verdurin avec Brichot, et put apprécier encore sa verve médisante et érudite. Alors que, tout au long de la soirée, il s’était senti « si obscurément que ce fût, relié à la jeune fille qui était en ce moment dans sa chambre », quand, arrivé devant sa porte, il vit la fenêtre de la chambre d’Albertine, qui était striée de lumière, comme un symbole de sa « servitude éternelle ».

Quand il lui révéla qu’il était allé chez les Verdurin, elle eut une « explosion de colère » car elle était furieuse qu’il y fût allé en cachette après lui avoir interdit de s’y rendre. Il répondit par sa propre colère où il lui reprocha ce qu’elle lui dissimulait, alors qu’auparavant il avait pu constater : « Albertine ne m’avait jamais dit qu’elle me soupçonnait d’être jaloux, préoccupé de tout ce qu’elle faisait. » Ce fut la première dispute entre eux. Comme, parmi les choses qu’elle lui dissimulait, il lui mentionnait « votre voyage de trois jours à Balbec », elle avoua être plutôt allée à Auteuil « chez mon amie de la rue de l’Assomption, où j’ai passé les trois jours à me raser à cent sous l’heure.» Elle avoua aussi que son intimité avec Mlle Vinteuil n'était qu'un mensonge qu’elle lui avait fait pour se rendre intéressante à ses yeux. Comme elle se plaignait de n’être pas assez chic et ainsi dédaignée par « le milieu Verdurin », il lui proposa « quelques centaines de francs » mais découvrit alors qu’elle « était plusieurs personnes. La plus mystérieuse, la plus simple, la plus atroce se montra dans la réponse qu’elle me fit d’un air de dégoût : ‘’Grand merci ! dépenser un sou pour ces vieux-là, j’aime bien mieux que vous me laissiez une fois libre pour que j’aille me faire casser…’’ » Et elle s’arrêta, la figure empourprée, l’air navré. Il ne parvint pas à lui faire dire cette expression « affreusement vulgaire » qu’elle avait entendue de « gens très orduriers », mais il en découvrit l’horreur et en ressentit un désespoir qui lui fit lui dire : « Il vaut mieux nous quitter ». Il lui proposa, « pour vous distraire les premiers jours », de demander à Bloch de faire venir près d’elle sa cousine Esther, ce qui entraîna son aveu fortuit de la photographie qu’elle avait donnée à celle-ci. Cela rappela à Marcel sa tristesse de jadis quand il avait décidé de renoncer à Gilberte. Mais l'intention de le quitter ne se manifestait chez Albertine que de façon obscure, hypothèse qui fut confirmée par sa correction toute nouvelle quand il était question des jeunes filles de mauvais genre. Elle reconnut : « J’ai eu tort de vous cacher un voyage de trois semaines que j’ai fait avec Léa » alors que « le matin même , elle m’avait dit qu’elle ne connaissait pas Léa ! Je regardais une flambée brûler d’un seul coup un roman que j’avais mis des millions de minutes à écrire. […] Je comprenais aussi que les paroles d’Albertine quand on l’interrogeait ne contenaient jamais un atome de vérité, que la vérité, elle ne la laissait échapper que malgré elle, comme un brusque mélange qui se faisait en elle entre les faits qu’elle était jusque-là décidée à cacher et la croyance qu’on en avait eu connaissance.» Il s’inquiétait de la facilité avec laquelle les « gomorrhéennes » se rallient. Il évaluait la part des obscures réserves de son hérérédité dans cette comédie de rupture. Il se grisait de son chagrin, tandis qu’elle échafaudait des projets et exprimait son regret d’avoir à quitter l’appartement. Aussi y mit-il brusquement fin en lui disant : « Voulez-vous que nous essayions de prolonger de quelques semaines? » Pourtant, il se disait que cette « petite comédie » était « le premier murmure d’une tempête que nous ne soupçonnons pas. » Elle l’invita à venir dans sa chambre, mais, quand il y alla, il la trouva endormie, et médita sur l’allégorie mystérieuse de « ce corps insignifiant ». « Pour tâcher de comprendre notre scène de la veille », il la compara avec « un incident diplomatique qui venait d’avoir lieu » : le « bluff » de l’Allemagne menaçant de faire la guerre si n’était pas renvoyé le ministre des affaires étrangères, Delcassé. Il reçut une lettre de sa mère « où elle m’exprimait son inquiétude de ne rien savoir de mes décisions » alors que, « jeune homme indécis », il était toujours en proie au « problème qu’il se posait sans cesse relativement à Albertine ». La conduite de celle-ci fut alors animée par le muet désir de « dissiper ses soupçons ». Françoise se rendait compte de l’argent qu’il dépensait pour elle, car elle avait toujours été très attentive à cette question ; et, en effet, tout son argent « passait à avoir des chevaux, une automobile, des toilettes pour Albertine ». Elle, qui « n’avait d’abord pensé qu’aux toilettes et à l’ameublement », s’intéressait maintenant à l’argenterie. « Pour les toilettes, ce qui lui plaisait surtout en se moment, c’était tout ce que faisait Fortuny. » Elle jouait de la musique, souvent celle de Vinteuil, et Marcel en appréciait la vérité profonde, pensant que le génie n'est pas dans « le contenu de l'œuvre », mais dans « cette qualité inconnue d’un monde unique » que chaque grand artiste apporte au monde, que « les grands littérateurs n’ont jamais fait qu’une seule œuvre, ou plutôt réfracté à travers des milieux divers une même beauté », qu’il y a dans les musiques comme dans les livres des « phrases-types», que « cette beauté nouvelle reste identique dans toutes les œuvres de Dostoievsky ». Pourtant, il se prenait aussi à douter et à privilégier « l’hypothèse matérialiste, celle du néant », se disant : « Après tout il se pourrait que si les phrases de Vinteuil semblaient l’expression de certains états de l'âme analogues à celui que j’avais éprouvé en goûtant la madeleine trempée dans la tasse de thé, rien ne m’assurait que le vague de tels états fût une marque de leur profondeur, mais seulement de ce que nous n’avons pas encore su les analyser, qu’il n’y aurait donc rien de plus réel en eux que dans d’autres. » Quand elle jouait, il appréciait alors la beauté de celle qu’il considérait comme « une œuvre d’art ». Mais, ajoute-t-il aussitôt, « pour dire vrai, quand je commençais à regarder Albertine comme un ange musicien merveilleuesement patiné et que je me félicitais de posséder, elle ne tardait pas à me devenir indifférente ; je m’ennuyais bientôt auprès d’elle ». Il sentait que, même s’il la caressait, il « touchait seulement l’enveloppe close d’un être qui par l’intérieur accédait à l’infini », qu’elle n’était pas même pour lui « la merveilleuse captive dont j’avais cru enrichir ma demeure », que « m’invitant sous une forme pressante, cruelle et sans issue, à la recherche du passé, elle était plutôt comme une grande déesse du Temps ». La belle saison revint. Mais « chaque jour j’étais sûr que le lendemain je pourrais me mettre, en même temps qu’à travailler, à me lever, à sortir, à préparer un départ pour quelque propriété que nous achèterions et où Albertine pourrait mener plus librement, et sans inquiétude pour moi, la vie de campagne ou de mer, de navigation ou de chasse, qui lui plairait. » Il apprit de Mme Bontemps les promenades qu’Albertine avait faites trois ans auparavant aux Buttes-Chaumont alors qu’elle lui avait dit n’y être jamais allée. Par d’autres révélations, il comprit aussi rétrospectivement sa docilité à revenir avec lui de Balbec. Il dégagea deux traits de son caractère : « son habitude de faire servir une même action au plaisir de plusieurs personnes » ; « la vivacité avec laquelle la saisissait la tentation irrésistible d'un plaisir ». Il lui apparut qu’il était fatal qu'elle le quittât, mais il voulait choisir le moment de la séparation. Il eut, un soir, un mouvement de colère parce qu'elle avait mis « une robe de chambre bleu et or de Fortuny qui, en m’évoquant Venise, me faisait plus sentir encore ce que je sacrifiais pour Albertine, qui ne m’en savait aucun gré. » De plus en plus manipulateur, il lui fit subir un interrogatoire sur ses relations avec Andrée et les raisons de son départ de Balbec. Après une nouvelle réconciliation, son bonsoir était toutefois différent du bonsoir habituel ; il ne put obtenir son baiser. Dans le silence de la nuit, il entendit « le bruit de la fenêtre d’Albertine qui s’ouvrait violemment. » Mais l'assurance qu'elle était toujours là lui rendit le calme et l'indifférence. « Ce jour-là et le lendemain nous sortîmes ensemble, puisque Albertine ne voulait plus sortir avec Andrée. » Mais sa présence lui pesa. Ils allèrent à Versailles où « le bourdonnement des ailes » d'un aéroplane lui fit éprouver « de nouveau la nostalgie de ma liberté perdue ». Ils s’arrêtèrent « dans une grande pâtisserie située presque en dehors de la ville, et qui jouissait à ce moment-là d’une certaine vogue » et Albertine chercha à « attirer l’attention de la pâtissière » par des regards « vers une inaccesible divinité » qui ne lui en accorda aucun. « Le beau temps, cette nuit-là, fit un bond en avant », et des désirs furent éveillés en lui par ses bruits et ses odeurs, en particulier celui d’aller à Venise. Il se dit : « Oui, il fallait partir, c’était le moment. […] Je sonnai Françoise pour lui demander de m’acheter un guide et un indicateur. » Elle lui apprit qu’Albertine venait de partir.

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