2 février 2003 – Pourchasser nu les jeunes femmes du 9ème arrondissement en proférant des choses latines.
La neige ne tient pas sur les toits de Paris et des gouttes glacées nous tombent dans le cou du haut des gouttières. Elles descendent en varappe le long de la moelle épinière et l’on est pris d’un grand frisson insupportable. Soyons clairs, il faut se réchauffer par tous les moyens, et ça ne date pas d’hier.
A Rome, février voyait chaque année revenir le temps des Lupercales. En hommage au Grand Pan, dont je gage qu’il devait rigoler comme un fou en se tapant sur ses cuisses de bouc, des prêtres nus et frottés d’huile, couraient dans les rues en frappant les passant au hasard, à coups de lanières faites de la peau des trois bêtes sacrifiées (deux chèvres et un chien), rendant ainsi les femmes fécondes. L’odeur était épouvantable.
Hélas, le vieux Pan n’est plus ; il repose, allongé sur le marbre, enveloppé dans la toge pourpre dont on habille les dieux morts. La coutume des Lupercales s’est perdue depuis qu’un vieux fourneau de pape, Gélase 1er pour ne pas le citer, l’a interdite, et c’est bien dommage ; je crois que j’aurais assez aimé voir le prêtre de ma paroisse, rondouillard et dégarni, pourchasser nu les jeunes femmes du 9ème arrondissement, en proférant des choses latines, armé d’une lanière en peau de chien et puant comme un renard crevé. Ce serait folklorique et pittoresque, les Japonais descendraient en piaillant de leurs bus, l’air ravi, le tourisme y gagnerait, tout le pays en profiterait, une France prospère et réputée conduirait à nouveau le concert des Nations.
Il trotte donc parmi les gouttes et les flocons un je-ne-sais-quoi de touristique, de païen et de carnavalesque. Les fantômes sont en liberté. On sent émerger au coin de l’âme des tentations déraisonnables. On se verrait bien danser tout nu aussi, devant des menhirs, dans des clairières très bretonnes à la nuit tombante, et se trémousser sous le regard consterné des korrigans.
Faute de menhirs, faute d’un prêtre un peu gras galopant dans le voisinage, on fête la Chandeleur. O tempore ! O mori ! les mœurs des crêpes, créatures graves, bourgeoises et placides, se font agitées, pour ne pas dire dissolues : les voilà qui sautent en tous sens comme de jeunes grenouilles exaltées, dans des cuisines plus enfumées que le tepee d’un vieux sachem. Des aïeules chevronnées ne s’en laissent pas compter et les cueillent adroitement au vol, une main sur la hanche. Les mômes applaudissent, toute la famille s’en met plein la lampe. La gelée de framboise n’a qu’à peine le temps de tiédir dans l’assiette, étalée sur la crêpe dorée, carte fidèle de la pleine lune.
Preuve de la magie du temps, la géographie lunaire se fait comestible.
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Puisque les fantômes sont de sortie, écoutons-les ; ils sont inoffensifs et neurasthéniques et ils traînent un peu sous les combles de vieilles maisons de village, dans une odeur un peu moisie de vieux papier tue-mouche. Ils se reflètent dans les vieilles réclames encore suspendues aux murs, et cherchent à nous chuchoter leur histoire à l’oreille, pour exister encore un peu avant de s’estomper à jamais.
Dans les tiroirs des commodes massives traînent encore les objets surannés d’un grand-oncle ou d’un grand-père disparu depuis des lustres.
On retrouve, rangés soigneusement, un pistolet d’ordonnance, un sifflet, une musette, une paire de gants blancs, des galons de capitaine, un uniforme bleu sombre à l’étoffe rude, rehaussée de boutons dorés, le casque de métal lourd typique des poilus et un paquet de cartes postales, entourées d’un ruban. En bas, dans un petit coin du carton jauni, elles sont signées Gustave, Marcel, Maurice ou Joseph, prénoms vieillots, écrits dans cette belle écriture ronde que l’on traçait à la craie sur les tableaux noirs de l’école primaire,. Au verso de la carte sépia, achetée à l’occasion d’une étape, on trouve le portrait colorié au pastel d’un militaire enlaçant une fiancée aux grands yeux, au-dessus de quelques vers de mirliton, qui célèbrent l’amour conjugal, le retour du soldat et la joie du devoir accompli.
L’encre a pâli, mais on peut encore lire les lignes venues du front. Dans l’air s’attarde le souvenir des yeux inquiets de la femme ou de la mère qui déchiffraient, dans le froid et le noir d’une nuit de novembre, les messages touchants de celui qui, le plus souvent, ne veut pas faire peur, qui ne veut parler ni des rats, ni des poux, ni des petits morceaux de métal qui bourdonnent dans la fumée. « Je viens de recevoir le colis avec le tricot, les chaussettes, le pâté, les biscuits et la saucisse, tout cela est bien bon (…) Que l’on est content ici, quand on reçoit des nouvelles du patelin… ». Pourtant, « j’ai 22 ans et j’ai peur » écrit Jean Giono, un jour d’été, dans son journal, Giono qui comme les autres et parce que le génie ne sauve de rien, vit mourir tous ses amis, Giono qui eut les paupières brûlées par le gaz. Le même jour, il envoyait une lettre à ses parents : « … je suis heureux que votre rhume ait presque disparu… ici le temps est épouvantable, cela ne m’empêche pas de me porter merveilleusement… ». Pieux mensonges, pudeur étrange. La censure étouffe le reste.
Mais parfois, le cœur manque, le chagrin et la peur lâchent la bonde, la censure est étourdie. Au cœur de l’hiver et de la faim, affleurent l’abandon et la fin des tricheries : « je ne suis plus qu’un squelette où la figure disparaît sous une couche de poussière mêlée à la barbe déjà longue Je tiens debout parce que c’est la mode… ». Un autre, pas loin de Douaumont, écrit à son fils aîné :« Mon petit Armand, tu es encore bien jeune. Cette carte sera un souvenir de ton père, si je ne reviens pas (…) Il n’y a qu’une chose de pénible, c’est d’avoir été éloigné de toi ainsi soudainement ; il n’y a que cette peine là, mais comme elle est lourde et âcre ! Quand retournerons nous dans la montagne, au fond des Aldudes, là-bas, tu sais ? (…) Je te fais mon petit fanfan de grosses bises… ». Il sait qu’il a tué hier, qu’il peut être tué demain et il écrit à son fils, parce que c’est important.
Est-il revenu, ce père moustachu, sale et couvert de vermine, qui écrit les larmes aux yeux, entre deux tirs de ces obus dont le choc secoue tout l’intérieur du corps, appuyé contre une meule de foin pourri, dans la grange d’un village abandonné à tous les diables ? Est-il retourné dans la montagne, avec son fils, la poitrine gonflée, les muscles douloureux à cause de la côte ? A-t-il été heureux à nouveau, le temps d’un casse-croûte à l’ombre d’un grand arbre et du premier gobelet de vin que l’on fait boire à son fils, face à la plaine, comme un secret ? A-t-il eu la chance de se construire un bonheur simple ?
Parfois, dans l’encre à la teinte passée, s’élève comme une prière que l’on confie avant de tenter de dormir, la rude pudeur de la vie au front abandonnée et la tête lourde, qui enfin avoue qu’elle aimerait s’abandonner. « Mets tes bras autour de mon cou pendant que je vais me reposer, et souffle-moi à l’oreille ce qui berce et apaise, dans le frisson de ta jeune âme ».
Parfois enfin, on tombe sur la dernière carte postale, et avec elle sonne le glas qui, à l’arrière, brise les corps et les tord de grands sanglots. « Chère femme et chers parents et chers tous je suis bien blessé. Espérons que ce ne sera rien. Elève bien les enfants, chère Lucie. J’ai une cuisse broyée et je suis seul dans un trou d’obus. Je pense qu’on viendra bientôt me sortir. Ma dernière pensée va vers vous». Le 16 novembre 1917, Jules Cros eut encore le temps de signer mais pas celui de remplir l’adresse, avant de mourir exsangue dans la terre boueuse. Ses camarades retrouvèrent la lettre sur son corps, au matin, et la firent parvenir à Lucie. Le petit mot maladroit qu’ils ajoutèrent dit simplement qu’ils sont tristes pour la fiancée et pour le copain, et que Jules avait encore le crayon à papier dans la main, et qu’il l’aimait, sa Lucie, qu’il en parlait tout le temps.
Il me semble, à écrire ainsi, cueilli par l’âpreté de ces traces, que je peux entendre encore le chien de garde au crâne solide, à qui manque son maître, hurler à la mort au milieu de la cour de la ferme, dans le vent qui s’en moque.
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Le temps des hommes passés donne le vertige ; il rappelle le Livre de Sable de Borges, qui n’a pas de fin, pas de commencement et dont on ne comprend pas la langue. Peut-être la mémoire de leur existence n’a t-elle même aucun sens, sinon celui d’émouvoir parfois, presque par surprise, ceux qui passent à leur tour.
8 mars 2003 - Quatre livreurs, une présumée veuve, et 80 kilos de viande surgelée
Je sortais de mon métro quotidien, de ce pas vif et frivole qui me caractérise, quand je manquai percuter de plein fouet quatre messieurs compassés, qui passaient à cet instant précis devant le haut des escaliers, tenant sur leurs épaules un cercueil de compétition en acajou massif.
Par un réflexe idiot, je bafouillai un « bonjour » qui ne rencontra aucun écho ; les croque-morts sont gens taciturnes, ce qui s’explique peut-être par le flegme communicatif propre à leur clientèle.
Un peu désorienté41 j’empruntai d’un pas plus calme l’avenue qui mène à mon travail. Saisi par je ne sais quel pressentiment, je me retournai pour constater que j’étais marqué à la culotte par les quatre types sinistres et guindés, un cercueil en pleine forme et quelques proches du cher disparu, dont une grosse dame à voilette, pétante de santé sous un chapeau catastrophique et violet. Elle se mouchait abondamment, avec la discrétion du chalutier qui rentre au port.
L’église retenue pour le baroud d’honneur du brave garçon était à 200 mètres. Sur toute la distance, je fus méthodiquement suivi par un cortège funèbre des plus guindés, sur lequel je ne pouvais m’empêcher d’adapter mon pas, en ayant l’impression de mener une bizarre revue de majorettes. C’est à grand peine que je me retins de marcher au pas.
A mon grand soulagement, ils tournèrent dans l’église à l’instant précis ou je me demandais s’ils allaient me suivre jusque dans le hall de l’immeuble ou je travaille. Je me voyais mal débarquer à mon bureau avec les quatre livreurs, une présumée veuve, et 80 kilos de viande surgelée.
Une inquiétude floue me guette depuis.
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On pourrait conclure de tout cela qu’une partie de l’humanité sort du métro et que l’autre enterre ses semblables, avant de s’asseoir content sur un socle de certitudes et de prendre un repos bien mérité. Ce serait oublier bien vite qu’une quantité non négligeable d’individus passe le plus clair de son temps à déterrer ce que les autres ont enfoui. On les appelle des archéologues.
Un véritable archéologue passe son temps à genoux dans le sable, à gratter dans un vieux crâne, avec une petite cuillère et une brosse à dent, au milieu de trois cailloux tout secs, dans une palmeraie égyptienne, sous un soleil de plomb, au milieu des mouches. On ne comprend absolument rien à ce qu’il fait, mais il saute soudain sur ses pieds, embrasse un guide en djellaba, court au Caire envoyer un télégramme, déterre cinq pharaons le lendemain en fumant nerveusement sa pipe, et meurt trois mois plus tard d’une maladie mystérieuse, dans le salon de sa demeure londonienne, au milieu des momies ramenées de ses voyages. La presse se régale.
Les faux archéologues sont encore plus beaux. Ils sont généralement allemands, richissimes et complètement fous. Ils s’appellent Heinrich Schliemann, la plupart du temps, et leur vie est étonnante. La presse se régale encore davantage.
Heinrich, à 9 ans, tombe d’accord avec un père compréhensif pour conclure qu’il sera celui qui mettra au jour les ruines de l’antique Troie d’Homère, dont beaucoup mettaient l’existence en doute. Il traverse ensuite quarante années en mangeant sa part de vache enragée, fait naufrage en mer du Nord, apprend le russe auprès d’un vieux poivrot d’Amsterdam et l’anglais dans Ivanhoé, le tout en huit semaines. Devenu richissime en vendant de l’indigo et du salpêtre, il court le monde, apprend le grec moderne et antique, lit et lit encore, se fait épouser par une Russe vénale, devient citoyen Américain par hasard42, et en profite pour divorcer à la va-vite dans l’Indiana.
Echaudé, il résout la question du mariage en demandant à son vieux professeur de grec d’Athènes de lui trouver une jeune épouse grecque convenable. Le vieux maître lui parle d’une de ses élèves, Sophia : elle a 17 ans, elle est magnifiquement belle ; un jour, elle scande quelques vers d’Homère devant Schliemann, venu incognito assister à l’un des ses cours. Comme il est allemand, il en pleure d’émotion et l’épouse sur le champ. Le plus beau, c’est qu’ils s’aiment.
Obsédé par Troie, il se rend en Turquie, puise dans sa fortune pour acheter la moitié des autorisations nécessaires auprès de fonctionnaires ottomans aussi moustachus que corrompus et transforme un village des Dardanelles en gruyère, en creusant au pifomètre. Il a rameuté la presse, qui est fascinée, comme le public, par cet Allemand péremptoire qui fouille comme un sourd et se moque comme de sa première pelle des sarcasmes des spécialistes, des lois, des règles en vigueur et des principes de base de la méthodologie archéologique. La sienne relève plus de la percée de blindés dans les Ardennes que du grattouillis progressif.
Il n’empêche : il fait mieux que de découvrir Troie, il la transperce littéralement, au point que des Troie, il en trouve neuf, si j’ose dire. Il met lui-même la main sur un trésor de 9000 objets d’or, décide qu’il s’agit du trésor de Priam et pour éviter que la Turquie ne s’en empare pour le fondre, le fait évacuer discrètement hors du pays, en le dissimulant, entre autres stratagèmes, dans le châle de sa femme.
Schliemann ne se repose que quelques semaines, le temps de foncer sur Mycènes, où il compte toujours sur son flair pour trouver les tombes d’Agamemnon. Pendant que des équipes d’archéologues creusent à l’extérieur de la ville en se payant sa tête, il n’en démord pas et creuse avec Sophia dans la citadelle. Bis repetita, mais la méthode s’est adoucie : ils mettent au jour, à l’aide de leurs seules mains et d’un petit canif, plusieurs corps couverts de bijoux et de ces fameux masques d’or dont on peut voir aujourd’hui le calme étrange et les yeux à demi-clos.
Ils surprennent surtout quelque chose que nul ne pourra plus jamais contempler : les traits encore visibles des dépouilles des anciens souverains de Mycènes, qui s’effacent sous leurs yeux, au contact de l’air.
Ces corps n’étaient sans doute pas ceux d’Agamemnon ou de Clytemnestre, pas plus que la Troie découverte n’était celle de Priam, mais qu’importe ? Pour Heinrich Schliemann, le visage sous le masque d’or, ce visage qu’il regarda en face, fut et resta toujours celui d’Agamemnon, parce qu’il y avait cru assez fort. En cet instant ténu, toute une vie d’efforts, de passion et de foi fut remboursée au centuple.
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Les archéologues, les vrais, sont d’assez mauvais perdants. Schliemann est aujourd’hui décrié ; on lui fait reproche de son impatience, de son lyrisme, de ses méthodes de fouille qui, il est vrai, tenaient plus de la Blitzkrieg que de la méthodique lenteur jugée nécessaire aujourd’hui.
Ils affirment, et c’est vrai, que Schliemann est passé au travers de la véritable Troie homérique et que sa découverte est bien antérieure aux temps homériques. C’est un peu comme si l’on disait de Christophe Colomb qu’il ne valait pas un clou comme navigateur, sous prétexte que cette andouille n’avait pas découvert l’Inde, mais seulement les Amériques. Ce que ne veulent pas comprendre ceux qui dénigrent aujourd’hui cet Allemand qui ne fut jamais vraiment à sa place43, c’est qu’il arrive que l’on soit plus grand par des erreurs immenses que d’autres par des vérités minuscules.
Et de repenser à ces étudiants en archéologie, à Lyon, qui méprisaient par mode et par conformisme « ce bousilleur de Schliemann », dont ils ne savaient d’ailleurs pas grand chose44, et se faisaient une gloire d’avoir fouillé pendant deux ans la même villa romaine de Vienne, d’avoir numéroté à l’éclat près le moindre tesson d’amphore brisée. Et ils se rengorgeaient de toute cette exhaustivité ! En attendaient mille récompenses ! En tiraient des belles conclusions, trente pages fascinantes sur les céramiques sigillées de la vallée du Rhône à l’époque des Flaviens ! Mais pouvaient-ils seulement dire pourquoi ils creusaient ?
Je ne suis devenu ni archéologue, ni historien, mais quelque chose me dit que je comprendrai peut-être toujours mieux qu’eux les temps et les hommes qui nous ont précédé45. Science sans conscience n’est que ruine de l’âme, dit un mot célèbre du bon Rabelais. Et la science qui refuse de s’appuyer sur la puissance des songes, qu’est-elle donc ? Ou encore, la conscience n’est-elle pas quelque peu faite de cette puissance des songes ?
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Nous sommes tous des sentinelles du désert des Tartares. Nous campons tous sur le rivage des Syrtes, à guetter sans relâche l’improbable guerre qui nous exalterait enfin. Nous sommes persuadés de ne pouvoir donner notre pleine mesure que dans le fracas de l’exceptionnel – et nous attendons. Schliemann, lui, fait partie de ces mauvaises sentinelles impatientes qui se rêvent en éclaireurs, de ces sentinelles qui aiment bien ce proverbe du Labrador qui veut que sans cesse, il faille « continuer de chasser l’opossum ».
Schliemann est parti gratter dans les dunes du Désert des Tartares, cherchant son opossum à lui.
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