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À la recherche du temps perdu XV le temps retrouvé (Deuxième partie) Beq marcel Proust


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Il faut cependant faire cette réserve que les mesures du temps lui-même peuvent être pour certaines personnes accélérées ou ralenties. Par hasard j’avais rencontré dans la rue, il y avait quatre ou cinq ans, la vicomtesse de Saint-Fiacre (belle-fille de l’amie des Guermantes). Ses traits sculpturaux semblaient lui assurer une jeunesse éternelle. D’ailleurs, elle était encore jeune. Or je ne pus, malgré ses sourires et ses bonjours, la reconnaître en une dame aux traits tellement déchiquetés que la ligne du visage n’était pas restituable. C’est que depuis trois ans elle prenait de la cocaïne et d’autres drogues. Ses yeux, profondément cernés de noir, étaient presque hagards. Sa bouche avait un rictus étrange. Elle s’était levée, me dit-on, pour cette matinée, restant des mois sans quitter son lit ou sa chaise longue. Le Temps a ainsi des trains express et spéciaux qui mènent à une vieillesse prématurée. Mais sur la voie parallèle circulent des trains de retour, presque aussi rapides. Je pris M. de Courgivaux pour son fils, car il avait l’air plus jeune (il devait avoir dépassé la cinquantaine et semblait plus jeune qu’à trente ans). Il avait trouvé un médecin intelligent, supprimé l’alcool et le sel ; il était revenu à la trentaine et semblait même, ce jour-là, ne pas l’avoir atteinte. C’est qu’il s’était, le matin même, fait couper les cheveux.

Chose curieuse, le phénomène de la vieillesse semblait, dans ses modalités, tenir compte de quelques habitudes sociales. Certains grands seigneurs, mais qui avaient toujours été revêtus du plus simple alpaga, coiffés de vieux chapeaux de paille que les petits bourgeois n’auraient pas voulu porter, avaient vieilli de la même façon que les jardiniers, que les paysans au milieu desquels ils avaient vécu. Des taches brunes avaient envahi leurs joues, et leur figure avait jauni, s’était foncée comme un livre.

Et je pensais aussi à tous ceux qui n’étaient pas là parce qu’ils ne le pouvaient pas, que leur secrétaire, cherchant à donner l’illusion de leur survie, avait excusés par une de ces dépêches qu’on remettait de temps à autre à la princesse, à ces malades depuis des années mourants, qui ne se lèvent plus, ne bougent plus, et, même au milieu de l’assiduité frivole de visiteurs attirés par une curiosité de touristes ou une confiance de pèlerins, les yeux clos, tenant leur chapelet, rejetant à demi leur drap déjà mortuaire, sont pareils à des gisants que le mal a sculptés jusqu’au squelette dans une chair rigide et blanche comme le marbre, et étendus sur leur tombeau.

Sans doute certaines femmes étaient encore très reconnaissables, le visage était resté presque le même, et elles avaient seulement, comme par une harmonie convenable avec la saison, revêtu les cheveux gris, qui étaient leur parure d’automne. Mais pour d’autres, et pour des hommes aussi, la transformation était si complète, l’identité si impossible à établir – par exemple entre un noir viveur qu’on se rappelait et le vieux moine qu’on avait sous les yeux – que plus même qu’à l’art de l’acteur, c’était à celui de certains prodigieux mimes, dont Fregoli reste le type, que faisaient penser ces fabuleuses transformations. La vieille femme avait envie de pleurer en comprenant que l’indéfinissable et mélancolique sourire qui avait fait son charme ne pouvait plus arriver à irradier jusqu’à la surface de ce masque de plâtre que lui avait appliqué la vieillesse. Puis tout à coup découragée de plaire, trouvant plus spirituel de se résigner, elle s’en servait comme d’un masque de théâtre pour faire rire ! Mais presque toutes les femmes n’avaient pas de trêve dans leur effort pour lutter contre l’âge et tendaient vers la beauté qui s’éloignait comme un soleil couchant et dont elles voulaient passionnément conserver les derniers rayons, le miroir de leur visage. Pour y réussir certaines cherchaient à l’aplanir, à élargir la blanche superficie, renonçant au piquant des fossettes menacées, aux mutineries d’un sourire condamné et déjà à demi désarmé ; tandis que d’autres, voyant la beauté définitivement disparue et obligées de se réfugier dans l’expression, comme on compense par l’art de la diction la perte de la voix, se raccrochaient à une moue, à une patte d’oie, à un regard vague, parfois à un sourire qui, à cause de l’incoordination de muscles qui n’obéissaient plus, leur donnait l’air de pleurer.

Une grosse dame me dit un bonjour pendant la courte durée duquel les pensées les plus différentes se pressèrent dans mon esprit. J’hésitai un instant à lui répondre, craignant que, ne reconnaissant pas les gens mieux que moi, elle eût cru que j’étais quelqu’un d’autre, puis son assurance me fit au contraire, de peur que ce fût quelqu’un avec qui j’avais été lié, exagérer l’amabilité de mon sourire, pendant que mes regards continuaient à chercher dans ses traits le nom que je ne trouvais pas. Tel un candidat au baccalauréat, incertain de ce qu’il doit répondre, attache ses regards sur la figure de l’examinateur et espère vainement y trouver la réponse qu’il ferait mieux de chercher dans sa propre mémoire, tel, tout en lui souriant, j’attachais mes regards sur les traits de la grosse dame. Ils me semblèrent être ceux de Mme de Forcheville, aussi mon sourire se nuança-t-il de respect, pendant que mon indécision commençait à cesser. Alors j’entendis la grosse dame me dire, une seconde plus tard : « Vous me preniez pour maman, en effet je commence à lui ressembler beaucoup. » Et je reconnus Gilberte.

D’ailleurs, même chez les hommes qui n’avaient subi qu’un léger changement, dont seule la moustache était devenue blanche, on sentait que ce changement n’était pas positivement matériel. C’était comme si on les avait vus à travers une vapeur colorante, ou mieux un verre peint qui changeait l’aspect de leur figure mais surtout par ce qu’il y ajoutait de trouble, montrait que ce qu’il nous permettait de voir « grandeur nature » était en réalité très loin de nous, dans un éloignement différent, il est vrai, de celui de l’espace, mais du fond duquel, comme d’un autre rivage, nous sentions qu’ils avaient autant de peine à nous reconnaître que nous eux. Seule peut-être Mme de Forcheville, que j’aperçus alors comme injectée d’un liquide, d’une espèce de paraffine qui gonfle la peau mais l’empêche de se modifier, avait l’air d’une cocotte d’autrefois à jamais « naturalisée ». « Vous me prenez pour ma mère », m’avait dit Gilberte. C’était vrai. C’eût été, d’ailleurs, aimable pour la fille. D’ailleurs, il n’y avait pas que chez cette dernière qu’avaient apparu des traits familiaux qui jusque-là étaient restés aussi invisibles dans sa figure que ces parties d’une graine repliées à l’intérieur et dont on ne peut deviner la saillie qu’elles feront un jour en dehors. Ainsi un énorme busquage maternel venait, chez l’une ou chez l’autre, transformer vers la cinquantaine un nez jusque-là droit et pur. Chez une autre fille de banquier, le teint, d’une fraîcheur de jardinière, se roussissait, se cuivrait, et prenait comme le reflet de l’or qu’avait tant manié le père. Certains même avaient fini par ressembler à leur quartier, portaient sur eux comme le reflet de la rue de l’Arcade, de l’avenue du Bois, de la rue de l’Élysée. Mais surtout ils reproduisaient les traits de leurs parents.

On part de l’idée que les gens sont restés les mêmes et on les trouve vieux. Mais une fois que l’idée dont on part est qu’ils sont vieux, on les retrouve, on ne les trouve pas si mal. Pour Odette, ce n’était pas seulement cela ; son aspect, une fois qu’on savait son âge et qu’on s’attendait à une vieille femme, semblait un défi plus miraculeux aux lois de la chronologie que la conservation du radium à celles de la nature. Elle, si je ne la reconnus pas d’abord, ce fut non parce qu’elle avait, mais parce qu’elle n’avait pas changé. Me rendant compte depuis une heure de ce que le temps ajoutait de nouveau aux êtres et de ce qu’il fallait soustraire pour les retrouver tels que je les avais connus, je faisais maintenant rapidement ce calcul et, ajoutant à l’ancienne Odette le chiffre d’années qui avait passé sur elle, le résultat que je trouvai fut une personne qui me semblait ne pas pouvoir être celle que j’avais sous les yeux, précisément parce que celle-là était pareille à celle d’autrefois.

Quel était le fait du fard, de la teinture ? Elle avait l’air, sous ses cheveux dorés tout plats – un peu un chignon ébouriffé de grosse poupée mécanique sur une figure étonnée et immuable également de poupée – auxquels se superposait un chapeau de paille plat aussi, de l’Exposition de 1878 (dont elle eût certes été alors, et surtout si elle eût eu alors l’âge d’aujourd’hui, la plus fantastique merveille) venant débiter son compliment dans une revue de fin d’année, mais de l’Exposition de 1878 représentée par une femme encore jeune.

À côté de nous, un ministre d’avant l’époque boulangiste, et qui l’était de nouveau, passait, lui aussi, en envoyant aux dames un sourire tremblotant et lointain, mais comme emprisonné dans les mille liens du passé, comme un petit fantôme qu’une main invisible promenait, diminué de taille, changé dans sa substance et ayant l’air d’une réduction en pierre ponce de soi-même. Cet ancien président du Conseil, si bien reçu dans le Faubourg Saint-Germain, avait jadis été l’objet de poursuites criminelles, exécré du monde et du peuple. Mais grâce au renouvellement des individus qui composent l’un et l’autre, et, dans les individus subsistant, des passions et même des souvenirs, personne ne le savait plus et il était honoré. Aussi n’y a-t-il pas d’humiliation si grande dont on ne devrait prendre aisément son parti, sachant qu’au bout de quelques années, nos fautes ensevelies ne seront plus qu’une invisible poussière sur laquelle sourira la paix souriante et fleurie de la nature. L’individu momentanément taré se trouvera, par le jeu d’équilibre du temps, pris entre deux couches sociales nouvelles qui n’auront pour lui que déférence et admiration, et au-dessus desquelles il se prélassera aisément. Seulement c’est au temps qu’est confié ce travail ; et, au moment de ses ennuis, rien ne peut le consoler que la jeune laitière d’en face l’ait entendu appeler « chéquard » par la foule qui montrait le poing tandis qu’il entrait dans le « panier à salade », la jeune laitière qui ne voit pas les choses dans le plan du temps, qui ignore que les hommes qu’encense le journal du matin furent déconsidérés jadis, et que l’homme qui frise la prison en ce moment, et peut-être en pensant à cette jeune laitière, n’aura pas les paroles humbles qui lui concilieraient la sympathie, sera un jour célébré par la presse et recherché par les duchesses. Le temps éloigne pareillement les querelles de famille. Et chez la princesse de Guermantes on voyait un couple où le mari et la femme avaient pour oncles, morts aujourd’hui, deux hommes qui ne s’étaient pas contentés de se souffleter mais dont l’un pour humilier l’autre lui avait envoyé comme témoins son concierge et son maître d’hôtel, jugeant que des gens du monde eussent été trop bien pour lui. Mais ces histoires dormaient dans les journaux d’il y a trente ans et personne ne les savait plus. Et ainsi le salon de la princesse de Guermantes était illuminé, oublieux et fleuri, comme un paisible cimetière. Le temps n’y avait pas seulement défait d’anciennes créatures, il y avait rendu possibles, il y avait créé des associations nouvelles.



Pour en revenir à cet homme politique, malgré son changement de substance physique, tout aussi profond que la transformation des idées morales qu’il éveillait maintenant dans le public, en un mot malgré tant d’années passées depuis qu’il avait été Président du Conseil, il était redevenu ministre. Ce président du Conseil d’il y a quarante ans faisait partie du nouveau cabinet, dont le chef lui avait donné un portefeuille un peu comme ces directeurs de théâtre confient un rôle à une de leurs anciennes camarades, retirée depuis longtemps, mais qu’ils jugent encore plus capable que les jeunes de tenir un rôle avec finesse, de laquelle, d’ailleurs, ils savent la difficile situation financière et qui, à près de quatre-vingts ans, montre encore au public l’intégrité de son talent presque intact avec cette continuation de la vie qu’on s’étonne ensuite d’avoir pu constater quelques jours avant la mort.

L’aspect de Mme de Forcheville était si miraculeux, qu’on ne pouvait même pas dire qu’elle avait rajeuni mais plutôt qu’avec tous ses carmins, toutes ses rousseurs, elle avait refleuri. Plus même que l’incarnation de l’Exposition universelle de 1878, elle eût été, dans une exposition végétale d’aujourd’hui, la curiosité et le clou. Pour moi, du reste, elle ne semblait pas dire : « Je suis l’Exposition de 1878 », mais plutôt : « Je suis l’allée des Acacias de 1892. » Il semblait qu’elle eût pu y être encore. D’ailleurs, justement parce qu’elle n’avait pas changé, elle ne semblait guère vivre. Elle avait l’air d’une rose stérilisée. Je lui dis bonjour, elle chercha quelque temps, mais en vain, mon nom sur mon visage. Je me nommai et aussitôt, comme si j’avais perdu, grâce à ce nom incantateur, l’apparence d’arbousier ou de kangourou que l’âge m’avait sans doute donnée, elle me reconnut et se mit à me parler de cette voix si particulière que les gens qui l’avaient applaudie dans les petits théâtres étaient si émerveillés, quand ils étaient invités à déjeuner avec elle, « à la ville », de retrouver dans chacune de ses paroles, pendant toute la causerie, tant qu’ils voulaient. Cette voix était restée la même, inutilement chaude, prenante, avec un rien d’accent anglais. Et pourtant, de même que ses yeux avaient l’air de me regarder d’un rivage lointain, sa voix était triste, presque suppliante, comme celle des morts dans l’Odyssée. Odette eût pu jouer encore. Je lui fis des compliments sur sa jeunesse. Elle me dit : « Vous êtes gentil, my dear, merci », et comme elle donnait difficilement à un sentiment, même le plus vrai, une expression qui ne fût pas affectée par le souci de ce qu’elle croyait élégant, elle répéta à plusieurs reprises : « Merci tant, merci tant ». Mais moi, qui avais jadis fait de si longs trajets pour l’apercevoir au Bois, qui avais écouté le son de sa voix tomber de sa bouche, la première fois que j’avais été chez elle, comme un trésor, les minutes passées maintenant auprès d’elle me semblaient interminables à cause de l’impossibilité de savoir que lui dire, et je m’éloignai. Hélas, elle ne devait pas rester toujours telle. Moins de trois ans après, non pas en enfance, mais un peu ramollie, je devais la voir à une soirée donnée par Gilberte, devenue incapable de cacher sous un masque immobile ce qu’elle pensait – pensait est beaucoup dire – ce qu’elle éprouvait, hochant la tête, serrant la bouche, secouant les épaules à chaque impression qu’elle ressentait, comme ferait un ivrogne, un enfant, comme font certains poètes qui ne tiennent pas compte de ce qui les entoure, et, inspirés, composent dans le monde et tout en allant à table au bras d’une dame étonnée, froncent les sourcils, font la moue. Les impressions de Mme de Forcheville – sauf une, celle qui l’avait fait précisément assister à la soirée donnée par Gilberte, la tendresse pour sa fille bien-aimée, l’orgueil qu’elle donnât une soirée si brillante, orgueil que ne voilait pas chez la mère la mélancolie de ne plus être rien – ces impressions n’étaient pas joyeuses et commandaient seulement une perpétuelle défense contre les avanies qu’on lui faisait, défense timorée comme celle d’un enfant. On n’entendait que ces mots : « Je ne sais pas si Mme de Forcheville me reconnaît, je devrais peut-être me faire présenter à nouveau. – Ça, par exemple, vous pouvez vous en dispenser (répondait-on à tue-tête, sans songer que la mère de Gilberte entendait tout, sans y songer, ou sans s’en soucier), c’est bien inutile. Pour l’agrément qu’elle vous apportera ! On la laisse dans son coin. Du reste, elle est un peu gaga. » Furtivement Mme de Forcheville lançait un regard de ses yeux restés si beaux sur les interlocuteurs injurieux, puis vite ramenait ce regard à elle de peur d’avoir été impolie, et, tout de même agitée par l’offense, taisant sa débile indignation, on voyait sa tête branler, sa poitrine se soulever, elle jetait un nouveau regard sur un autre assistant aussi peu poli, et ne s’étonnait pas outre mesure, car, se sentant très mal depuis quelques jours, elle avait à mots couverts suggéré à sa fille de remettre la fête, mais sa fille avait refusé. Mme de Forcheville ne l’en aimait pas moins ; toutes les duchesses qui entraient, l’admiration de tout le monde pour le nouvel hôtel inondait de joie son cœur, et quand entra la marquise de Sebran, qui était alors la dame où menait si difficilement le plus haut échelon social, Mme de Forcheville sentit qu’elle avait été une bonne et prévoyante mère et que sa tâche maternelle était achevée. De nouveaux invités ricaneurs la firent à nouveau regarder et parler toute seule, si c’est parler que tenir un langage muet qui se traduit seulement par des gesticulations. Si belle encore, elle était devenue – ce qu’elle n’avait jamais été – infiniment sympathique ; car elle qui avait trompé Swann et tout le monde, c’était l’univers entier qui maintenant la trompait ; et elle était devenue si faible qu’elle n’osait même plus, les rôles étant retournés, se défendre contre les hommes. Et bientôt elle ne se défendrait pas contre la mort. Mais après cette anticipation, revenons trois ans en arrière, c’est-à-dire à la matinée où nous sommes chez la princesse de Guermantes.

Bloch m’ayant demandé de le présenter au maître de maison, je ne fis à cela pas l’ombre des difficultés auxquelles je m’étais heurté le jour où j’avais été pour la première fois en soirée chez le prince de Guermantes, qui m’avaient semblé naturelles, alors que maintenant cela me semblait si simple de lui présenter un de ses invités, et cela m’eût même paru simple de me permettre de lui amener et présenter à l’improviste quelqu’un qu’il n’eût pas invité. Était-ce parce que, depuis cette époque lointaine, j’étais devenu un « familier », quoique depuis quelque temps un « oublié », de ce monde où alors j’étais si nouveau ? était-ce, au contraire, parce que, n’étant pas un véritable homme du monde, tout ce qui fait difficulté pour eux n’existait plus pour moi, une fois la timidité tombée ? était-ce parce que, les êtres ayant peu à peu laissé tomber devant moi leur premier, souvent leur second et leur troisième aspect factice, je sentais derrière la hauteur dédaigneuse du prince une grande avidité humaine de connaître des êtres, de faire la connaissance de ceux-là mêmes qu’ils affectent de dédaigner ? Était-ce parce que aussi le prince avait changé comme tous ces insolents de la jeunesse et de l’âge mûr, à qui la vieillesse apporte sa douceur (d’autant plus que les hommes débutants et les idées inconnues contre lesquels ils regimbaient, ils les connaissaient depuis longtemps de vue et les savaient reçus autour d’eux), surtout si cette vieillesse a pour adjuvant quelques vertus ou quelques vices qui étendent les relations, ou la révolution que fait une conversion politique, comme celle du prince au dreyfusisme ?



Bloch m’interrogeait comme moi je faisais autrefois en entrant dans le monde, comme il m’arrivait encore de faire sur les gens que j’y avais connus alors et qui étaient aussi loin, aussi à part de tout, que ces gens de Combray qu’il m’était souvent arrivé de vouloir « situer » exactement. Mais Combray avait pour moi une forme si à part, si impossible à confondre avec le reste, que c’était un puzzle que je ne pouvais jamais arriver à faire rentrer dans la carte de France. « Alors je ne peux avoir aucune idée de ce qu’était jadis le prince de Guermantes en me représentant Swann, ou M. de Charlus ? me demandait Bloch à qui j’avais longtemps emprunté sa manière de parler et qui maintenant imitait souvent la mienne. – Nullement. – Mais en quoi consiste la différence ? – Il aurait fallu les entendre parler entre eux, pour la saisir, mais c’est maintenant impossible, Swann est mort et M. de Charlus ne vaut guère mieux. Mais ces différences étaient énormes. » Et tandis que l’œil de Bloch brillait en pensant à ce que pouvait être la conversation de ces personnages merveilleux, je pensais que je lui exagérais le plaisir que j’avais eu à me trouver avec eux, n’en ayant jamais ressenti que quand j’étais seul, et l’impression des différenciations véritables n’ayant lieu que dans notre imagination. Bloch s’en aperçut-il ? « Tu me peins peut-être cela trop en beau, me dit-il ; ainsi la maîtresse de maison d’ici, la princesse de Guermantes, je sais bien qu’elle n’est plus jeune, mais enfin il n’y a pas tellement longtemps que tu me parlais de son charme incomparable, de sa merveilleuse beauté. Certes, je reconnais qu’elle a grand air, et elle a bien ces yeux extraordinaires dont tu me parlais, mais enfin je ne la trouve pas tellement inouïe que tu disais. Évidemment elle est très racée, mais enfin... » Je fus obligé de dire à Bloch qu’il ne me parlait pas de la même personne. La princesse de Guermantes, en effet, était morte et c’est l’ex-Madame Verdurin que le prince, ruiné par la défaite allemande, avait épousée et que Bloch ne reconnaissait pas. « Tu te trompes, j’ai cherché dans le Gotha de cette année, me confessa naïvement Bloch, et j’ai trouvé le prince de Guermantes, habitant l’hôtel où nous sommes et marié à tout ce qu’il y a de plus grandiose, attends un peu que je me rappelle, marié à Sidonie, duchesse de Duras, née des Baux. » En effet, Mme Verdurin, peu après la mort de son mari, avait épousé le vieux duc de Duras, ruiné, qui l’avait faite cousine du prince de Guermantes, et était mort après deux ans de mariage. Il avait été pour Mme Verdurin une transition fort utile, et maintenant celle-ci, par un troisième mariage, était princesse de Guermantes et avait dans le faubourg Saint-Germain une grande situation qui eût fort étonné à Combray, où les dames de la rue de l’Oiseau, la fille de Mme Goupil et la belle-fille de Mme Sazerat, toutes ces dernières années, avant que Mme Verdurin ne fût princesse de Guermantes, avaient dit en ricanant : « la duchesse de Duras », comme si c’eût été un rôle que Mme Verdurin eût tenu au théâtre. Même, le principe des castes voulant qu’elle mourût Mme Verdurin, ce titre, qu’on ne s’imaginait lui conférer aucun pouvoir mondain nouveau, faisait plutôt mauvais effet. « Faire parler d’elle », cette expression qui dans tous les mondes est appliquée à une femme qui a un amant, pouvait l’être dans le faubourg Saint-Germain à celles qui publient des livres, dans la bourgeoisie de Combray à celles qui font des mariages dans un sens ou dans l’autre « disproportionnés ». Quand elle eut épousé le prince de Guermantes, on dut se dire que c’était un faux Guermantes, un escroc. Pour moi, à me figurer cette identité de titre, de nom, qui faisait qu’il y avait encore une princesse de Guermantes et qu’elle n’avait aucun rapport avec celle qui m’avait tant charmé et qui n’était plus, qui était comme une morte sans défense à qui on l’eût volé, il y avait quelque chose d’aussi douloureux qu’à voir les objets qu’avait possédés la princesse Hedwige, comme son château, comme tout ce qui avait été à elle et dont une autre jouissait. La succession au nom est triste comme toutes les successions, comme toutes les usurpations de propriété ; et toujours sans interruptions viendraient, comme un flot, de nouvelles princesses de Guermantes, ou plutôt, millénaire, remplacée d’âge en âge dans son emploi par une femme différente, vivrait une seule princesse de Guermantes, ignorante de la mort, indifférente à tout ce qui change et blesse nos cœurs, et le nom comme la mer refermerait sur celles qui sombrent de temps à autre sa toujours pareille et immémoriale placidité.

Mais – contradiction avec cette permanence – les anciens habitués assuraient que dans le monde tout était changé, qu’on y recevait des gens que jamais de leur temps on n’aurait reçus et, comme on dit : « c’était vrai, et ce n’était pas vrai ». Ce n’était pas vrai parce qu’ils ne se rendaient pas compte de la courbe du temps qui faisait que ceux d’aujourd’hui voyaient ces gens nouveaux à leur point d’arrivée tandis qu’eux se les rappelaient à leur point de départ. Et quand eux, les anciens, étaient entrés dans le monde, il y avait là des gens arrivés dont d’autres se rappelaient le départ. Une génération suffit pour que s’y ramène ce changement qui en des siècles s’est fait pour le nom bourgeois d’un Colbert devenu nom noble. Et, d’autre part, cela pourrait être vrai, car si les personnes changent de situation, les idées et les coutumes les plus indéracinables (de même que les fortunes et les alliances de pays et les haines de pays) changent aussi, parmi lesquelles même celles de ne recevoir que des gens chic. Non seulement le snobisme change de forme, mais il pourrait disparaître, comme la guerre même, et les radicaux, les juifs être reçus au Jockey.

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