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À la recherche du temps perdu XV le temps retrouvé (Deuxième partie) Beq marcel Proust


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En d’autres êtres, d’ailleurs, ces changements, ces véritables aliénations semblaient sortir du domaine de l’histoire naturelle et on s’étonnait, en entendant un nom, qu’un même être pût présenter non, comme M. d’Argencourt, les caractéristiques d’une nouvelle espèce différente mais les traits extérieurs d’un autre caractère. C’étaient bien, comme pour M. d’Argencourt, des possibilités insoupçonnées que le temps avait tirées de telle jeune fille, mais ces possibilités, bien qu’étant toutes physionomiques ou corporelles, semblaient avoir quelque chose de moral. Les traits du visage, s’ils changent, s’ils s’assemblent autrement, s’ils se contractent de façon habituelle d’une manière plus lente, prennent, avec un aspect autre, une signification différente. De sorte qu’il y avait telle femme qu’on avait connue bornée et sèche, chez laquelle un élargissement des joues devenues méconnaissables, un busquage imprévisible du nez, causaient la même surprise, la même bonne surprise souvent, que tel mot sensible et profond, telle action courageuse et noble qu’on n’aurait jamais attendus d’elle. Autour de ce nez, nez nouveau, on voyait s’ouvrir des horizons qu’on n’eût pas osé espérer. La bonté, la tendresse jadis impossibles devenaient possibles avec ces joues-là. On pouvait faire entendre devant ce menton ce qu’on n’aurait jamais eu l’idée de dire devant le précédent. Tous ces traits nouveaux du visage impliquaient d’autres traits de caractère ; la sèche et maigre jeune fille était devenue une vaste et indulgente douairière. Ce n’est plus dans un sens zoologique, comme M. d’Argencourt, c’est dans un sens social et moral qu’on pouvait dire que c’était une autre personne.

Par tous ces côtés, une matinée comme celle où je me trouvais était quelque chose de beaucoup plus précieux qu’une image du passé, m’offrant comme toutes les images successives et que je n’avais jamais vues qui séparaient le passé du présent, mieux encore, le rapport qu’il y avait entre le présent et le passé ; elle était comme ce qu’on appelait autrefois une vue d’optique, mais une vue d’optique des années, la vue non d’un monument, mais d’une personne située dans la perspective déformante du Temps.



Quant à la femme dont M. d’Argencourt avait été l’amant, elle n’avait pas beaucoup changé, si on tenait compte du temps passé, c’est-à-dire que son visage n’était pas trop complètement démoli pour celui d’un être qui se déforme tout le long de son trajet dans l’abîme où il est lancé, abîme dont nous ne pouvons exprimer la direction que par des comparaisons également vaines, puisque nous ne pouvons les emprunter qu’au monde de l’espace, et qui, que nous les orientions dans le sens de l’élévation, de la longueur ou de la profondeur, ont comme seul avantage de nous faire sentir que cette dimension inconcevable et sensible existe. La nécessité, pour donner un nom aux figures, de remonter effectivement le cours des années, me forçait, en réaction, de rétablir ensuite, en leur donnant leur place réelle, les années auxquelles je n’avais pensé. À ce point de vue, et pour ne pas me laisser tromper par l’identité apparente de l’espace, l’aspect tout nouveau d’un être comme M. d’Argencourt m’était une révélation frappante de cette réalité du millésime qui d’habitude nous reste abstraite, comme l’apparition de certains arbres nains ou des baobabs géants nous avertit du changement de latitude. Alors la vie nous apparaît comme la féerie où l’on voit d’acte en acte le bébé devenir adolescent, homme mûr et se courber vers la tombe. Et comme c’est par des changements perpétuels qu’on sent que ces êtres prélevés à des distances assez grandes sont si différents, on sent qu’on a suivi la même loi que ces créatures qui se sont tellement transformées qu’elles ne ressemblent plus, sans avoir cessé d’être – justement parce qu’elles n’ont pas cessé d’être – à ce que nous avons vu d’elles jadis.

Une jeune femme que j’avais connue autrefois, maintenant blanche et tassée en petite vieille maléfique, semblait indiquer qu’il est nécessaire que, dans le divertissement final d’une pièce, les êtres fussent travestis à ne pas les reconnaître. Mais son frère était resté si droit, si pareil à lui-même qu’on s’étonnait que sur sa figure jeune il eût fait passer au blanc sa moustache bien relevée. Les parties d’une blancheur de neige de barbes jusque-là entièrement noires rendaient mélancolique le paysage humain de cette matinée, comme les premières feuilles jaunes des arbres alors qu’on croyait encore pouvoir compter sur un long été, et qu’avant d’avoir commencé d’en profiter on voit que c’est déjà l’automne. Alors moi qui, depuis mon enfance, vivais au jour le jour, ayant reçu d’ailleurs de moi-même et des autres une impression définitive, je m’aperçus pour la première fois, d’après les métamorphoses qui s’étaient produites dans tous ces gens, du temps qui avait passé pour eux, ce qui me bouleversa par la révélation qu’il avait passé aussi pour moi. Et indifférente en elle-même, leur vieillesse me désolait en m’avertissant des approches de la mienne. Celles-ci me furent, du reste, proclamées coup sur coup par des paroles qui, à quelques minutes d’intervalle, vinrent me frapper comme les trompettes du Jugement. La première fut prononcée par la duchesse de Guermantes ; je venais de la voir, passant entre une double haie de curieux qui, sans se rendre compte des merveilleux artifices de toilette et d’esthétique qui agissaient sur eux, émus devant cette tête rousse, ce corps saumoné émergeant à peine de ses ailerons de dentelle noire, et étranglé de joyaux, le regardaient, dans la sinuosité héréditaire de ses lignes, comme ils eussent fait de quelque vieux poisson sacré, chargé de pierreries, en lequel s’incarnait le Génie protecteur de la famille Guermantes. « Ah ! me dit-elle, quelle joie de vous voir, vous mon plus vieil ami. » Et, dans mon amour-propre de jeune homme de Combray qui ne m’étais jamais compté à aucun moment comme pouvant être un de ses amis, participant vraiment à la vraie vie mystérieuse qu’on menait chez les Guermantes, un de ses amis au même titre que M. de Bréauté, que M. de Forestelle, que Swann, que tous ceux qui étaient morts, j’aurais pu en être flatté, j’en étais surtout malheureux. « Son plus vieil ami ! me dis-je, elle exagère ; peut-être un des plus vieux, mais suis-je donc... » À ce moment un neveu du prince s’approcha de moi : « Vous qui êtes un vieux Parisien », me dit-il. Un instant après on me remit un mot. J’avais rencontré, en arrivant, un jeune Létourville, dont je ne savais plus très bien la parenté avec la duchesse mais qui me connaissait un peu. Il venait de sortir de Saint-Cyr, et, me disant que ce serait pour moi un gentil camarade comme avait été Saint-Loup, qui pourrait m’initier aux choses de l’armée, avec les changements qu’elle avait subis, je lui avais dit que je le retrouverais tout à l’heure et que nous prendrions rendez-vous pour dîner ensemble, ce dont il m’avait beaucoup remercié. Mais j’étais resté trop longtemps à rêver dans la bibliothèque et le petit mot qu’il avait laissé pour moi était pour me dire qu’il n’avait pu m’attendre et me laisser son adresse. La lettre de ce camarade rêvé finissait ainsi : « Avec tout le respect de votre petit ami, Létourville. » « Petit ami ! » C’est ainsi qu’autrefois j’écrivais aux gens qui avaient trente ans de plus que moi, à Legrandin par exemple. Quoi ! ce sous-lieutenant, que je me figurais mon camarade comme Saint-Loup, se disait mon petit ami. Mais alors il n’y avait donc pas que les méthodes militaires qui avaient changé depuis lors, et pour M. de Létourville j’étais donc, non un camarade, mais un vieux monsieur, et de M. de Létourville, dans la compagnie duquel je me figurais, moi, tel que je m’apparaissais à moi-même, un bon camarade, en étais-je donc séparé par l’écartement d’un invisible compas auquel je n’avais pas songé et qui me situait si loin du jeune sous-lieutenant qu’il semblait que pour celui qui se disait mon « petit ami » j’étais un vieux monsieur !

Presque aussitôt après quelqu’un parla de Bloch, je demandai si c’était du jeune homme ou du père (dont j’avais ignoré la mort, pendant la guerre, d’émotion, avait-on dit, de voir la France envahie). « Je ne savais pas qu’il eût des enfants, je ne le savais même pas marié, me dit la duchesse. Mais c’est évidemment du père que nous parlons, car il n’a rien d’un jeune homme, ajouta-t-elle en riant. Il pourrait avoir des fils qui seraient eux-mêmes déjà des hommes. » Et je compris qu’il s’agissait de mon camarade. Il entra, d’ailleurs, au bout d’un instant. J’eus de la peine à le reconnaître. D’ailleurs, il avait pris maintenant non seulement un pseudonyme, mais le nom de Jacques du Rozier, sous lequel il eût fallu le flair de mon grand’père pour reconnaître la douce vallée de l’Hébron et les chaînes d’Israël que mon ami semblait avoir définitivement rompues. Un chic anglais avait, en effet, complètement transformé sa figure et passé au rabot tout ce qui se pouvait effacer. Les cheveux, jadis bouclés, coiffés à plat avec une raie au milieu, brillaient de cosmétique. Son nez restait fort et rouge mais semblait plutôt tuméfié par une sorte de rhume permanent qui pouvait expliquer l’accent nasal dont il débitait paresseusement ses phrases, car il avait trouvé, de même qu’une coiffure appropriée à son teint, une voix à sa prononciation où le nasonnement d’autrefois prenait un air de dédain particulier qui allait avec les ailes enflammées de son nez. Et grâce à la coiffure, à la suppression des moustaches, à l’élégance du type, à la volonté, ce nez juif disparaissait comme semble presque droite une bossue bien arrangée. Mais surtout, dès que Bloch apparaissait, la signification de sa physionomie était changée par un redoutable monocle. La part de machinisme que ce monocle introduisait dans la figure de Bloch la dispensait de tous ces devoirs difficiles auxquels une figure humaine est soumise, devoir d’être belle, d’exprimer l’esprit, la bienveillance, l’effort. La seule présence de ce monocle dans la figure de Bloch dispensait d’abord de se demander si elle était jolie ou non, comme devant ces objets anglais dont un garçon dit, dans un magasin, que c’est le grand chic, après quoi on n’ose plus se demander si cela vous plaît. D’autre part, il s’installait derrière la glace de ce monocle dans une position aussi hautaine, distante et confortable que si ç’avait été la glace d’un huit ressorts, et, pour assortir la figure aux cheveux plats et au monocle, ses traits n’exprimaient plus jamais rien. Sur cette figure de Bloch je vis se superposer cette mine débile et opinante, ces frêles hochements de tête qui trouvent si vite leur cran d’arrêt, et où j’aurais reconnu la docte fatigue des vieillards aimables, si, d’autre part, je n’avais enfin reconnu devant moi mon ami et si mes souvenirs ne l’avaient animé de cet entrain juvénile et ininterrompu dont il semblait actuellement dépossédé. Pour moi qui l’avais connu au seuil de la vie, il était mon camarade, un adolescent dont je mesurais la jeunesse par celle que, n’ayant cru vivre depuis ce moment-là, je me donnais inconsciemment à moi-même. J’entendis dire qu’il paraissait bien son âge, je fus étonné de remarquer sur son visage quelques-uns de ces signes qui sont plutôt la caractéristique des hommes qui sont vieux. Je compris que c’est parce qu’il l’était en effet et que c’est avec des adolescents qui durent un assez grand nombre d’années que la vie fait ses vieillards.

Comme quelqu’un, entendant dire que j’étais souffrant, demanda si je ne craignais pas de prendre la grippe qui régnait à ce moment-là, un autre bienveillant me rassura en me disant : « Non, cela atteint plutôt les personnes encore jeunes, les gens de votre âge ne risquent plus grand’chose. » Et on assura que le personnel m’avait bien reconnu. Ils avaient chuchoté mon nom, et même « dans leur langage », raconta une dame, elle les avait entendus dire : « Voilà le Père... » (cette expression était suivie de mon nom. Et comme je n’avais pas d’enfant, elle ne pouvait se rapporter qu’à l’âge).



En attendant la duchesse de Guermantes dire : « Comment, si j’ai connu le maréchal ? Mais j’ai connu des gens bien plus représentatifs, la duchesse de Galliera, Pauline de Périgord, Mgr Dupanloup », je regrettais naïvement de ne pas avoir connu moi-même ceux qu’elle appelait un reste d’ancien régime. J’aurais dû penser qu’on appelle ancien régime ce dont on n’a pu connaître que la fin ; c’est ainsi que ce que nous apercevons à l’horizon prend une grandeur mystérieuse et nous semble se refermer sur un monde qu’on ne reverra plus ; cependant nous avançons, et c’est bientôt nous-même qui sommes à l’horizon pour les générations qui sont derrière nous ; cependant l’horizon recule, et le monde, qui semblait fini, recommence. « J’ai même pu voir, quand j’étais jeune fille, ajouta Mme de Guermantes, la duchesse de Dino. Dame, vous savez que je n’ai plus vingt-cinq ans. » Ces derniers mots me fâchèrent. Elle ne devrait pas dire cela, ce serait bon pour une vieille femme. « Quant à vous, reprit-elle, vous êtes toujours le même, vous n’avez pour ainsi dire pas changé », me dit la duchesse, et cela me fit presque plus de peine que si elle m’avait parlé d’un changement, car cela prouvait, puisqu’il était extraordinaire qu’il s’en fût si peu produit, que bien du temps s’était écoulé. « Ami, me dit-elle, vous êtes étonnant, vous restez toujours jeune », expression si mélancolique puisqu’elle n’a de sens que si nous sommes, en fait sinon d’apparence, devenus vieux. Et elle me donna le dernier coup en ajoutant : « J’ai toujours regretté que vous ne vous soyez pas marié. Au fond, qui sait, c’est peut-être plus heureux. Vous auriez été d’âge à avoir des fils à la guerre, et s’ils avaient été tués, comme l’a été ce pauvre Robert de Saint-Loup (je pense encore souvent à lui), sensible comme vous êtes, vous ne leur auriez pas survécu. » Et je pus me voir, comme dans la première glace véridique que j’eusse rencontrée dans les yeux de vieillards restés jeunes, à leur avis, comme je le croyais moi-même de moi, et qui, quand je me citais à eux, pour entendre un démenti, comme exemple de vieux, n’avaient pas dans leurs regards, qui me voyaient tel qu’ils ne se voyaient pas eux-mêmes et tel que je les voyais, une seule protestation. Car nous ne voyions pas notre propre aspect, nos propres âges, mais chacun, comme un miroir opposé, voyait celui de l’autre. Et sans doute, à découvrir qu’ils ont vieilli, bien des gens eussent été moins tristes que moi. Mais d’abord il en est de la vieillesse comme de la mort, quelques-uns les affrontent avec indifférence, non pas parce qu’ils ont plus de courage que les autres, mais parce qu’ils ont moins d’imagination. Puis un homme qui depuis son enfance vise une même idée, auquel sa paresse même et jusqu’à son état de santé, en lui faisant remettre sans cesse les réalisations, annule chaque soir le jour écoulé et perdu, si bien que la maladie qui hâte le vieillissement de son corps retarde celui de son esprit, est plus surpris et plus bouleversé de voir qu’il n’a cessé de vivre dans le Temps, que celui qui vit peu en soi-même, se règle sur le calendrier, et ne découvre pas d’un seul coup le total des années dont il a poursuivi quotidiennement l’addition. Mais une raison plus grave expliquait mon angoisse ; je découvrais cette action destructrice du Temps au moment même où je voulais entreprendre de rendre claires, d’intellectualiser dans une œuvre d’art, des réalités extra-temporelles.

Chez certains êtres le remplacement successif, mais accompli en mon absence, de chaque cellule par d’autres, avait amené un changement si complet, une si entière métamorphose que j’aurais pu dîner cent fois en face d’eux dans un restaurant sans me douter plus que je les avais connus autrefois que je n’aurais pu deviner la royauté d’un souverain incognito ou le vice d’un inconnu. La comparaison devient même insuffisante pour le cas où j’entendais leur nom, car on peut admettre qu’un inconnu assis en face de vous soit criminel ou roi, tandis qu’eux, je les avais connus, ou plutôt j’avais connu des personnes portant le même nom, mais si différentes que je ne pouvais croire que ce fussent les mêmes. Pourtant, comme j’aurais fait en partant de l’idée de souveraineté ou de vice qui ne tarde pas à donner à l’inconnu (avec qui on aurait fait si aisément, quand on avait encore les yeux bandés, la gaffe d’être insolent ou aimable), dans les mêmes traits de qui on discerne maintenant quelque chose de distingué ou de suspect, je m’appliquais à introduire dans le visage de l’inconnue, entièrement inconnue, l’idée qu’elle était Mme Sazerat, et je finissais par rétablir le sens autrefois connu de ce visage, mais qui serait resté vraiment aliéné pour moi, entièrement celui d’une autre femme ayant autant perdu tous les attributs humains que j’avais connus, qu’un homme devenu singe, si le nom et l’affirmation de l’identité ne m’avaient mis, malgré ce que le problème avait d’ardu, sur la voie de la solution. Parfois pourtant, l’ancienne image renaissait assez précise pour que je puisse essayer une confrontation ; et comme un témoin mis en présence d’un inculpé qu’il a vu, j’étais forcé, tant la différence était grande, de dire : « Non... je ne le reconnais pas. »



Une jeune femme me dit : « Voulez-vous que nous allions dîner tous les deux au restaurant ? » Comme je répondais : « Si vous ne trouvez pas compromettant de venir dîner seule avec un jeune homme », j’entendis que tout le monde autour de moi riait, et je m’empressai d’ajouter : « ou plutôt avec un vieil homme ». Je sentais que la phrase qui avait fait rire était de celles qu’aurait pu, en parlant de moi, dire ma mère, ma mère pour qui j’étais toujours un enfant. Or je m’apercevais que je me plaçais pour me juger au même point de vue qu’elle. Si j’avais fini par enregistrer comme elle certains changements qui s’étaient faits depuis ma première enfance, c’était tout de même des changements maintenant très anciens. J’en étais resté à celui qui faisait qu’on avait dit un temps, presque en prenant de l’avance sur le fait : « C’est maintenant presque un grand jeune homme. » Je le pensais encore, mais cette fois avec un immense retard. Je ne m’apercevais pas combien j’avais changé. Mais, au fait, eux, qui venaient de rire aux éclats, à quoi s’en apercevaient-ils ? Je n’avais pas un cheveu gris, ma moustache était noire. J’aurais voulu pouvoir leur demander à quoi se révélait l’évidence de la terrible chose. Et maintenant je comprenais ce qu’était la vieillesse – la vieillesse qui, de toutes les réalités, est peut-être celle dont nous gardons le plus longtemps dans la vie une notion purement abstraite, regardant les calendriers, datant nos lettres, voyant se marier nos amis, les enfants de nos amis, sans comprendre, soit par peur, soit par paresse, ce que cela signifie, jusqu’au jour où nous apercevons une silhouette inconnue, comme celle de M. d’Argencourt, laquelle nous apprend que nous vivons dans un nouveau monde ; jusqu’au jour où le petit-fils d’une de nos amies, jeune homme qu’instinctivement nous traiterions en camarade, sourit comme si nous nous moquions de lui, nous qui lui sommes apparu comme un grand-père ; je comprenais ce que signifiaient la mort, l’amour, les joies de l’esprit, l’utilité de la douleur, la vocation. Car si les noms avaient perdu pour moi de leur individualité, les mots me découvraient tout leur sens. La beauté des images est logée à l’arrière des choses, celle des idées à l’avant. De sorte que la première cesse de nous émerveiller quand on les a atteintes, mais qu’on ne comprend la seconde que quand on les a dépassées.

Or, à toutes ces idées, la cruelle découverte que je venais de faire relativement au Temps qui s’était écoulé ne pourrait que s’ajouter et me servir en ce qui concernait la matière même de mon livre. Puisque j’avais décidé qu’elle ne pouvait être uniquement constituée par les impressions véritablement pleines, celles qui sont en dehors du Temps, parmi les vérités avec lesquelles je comptais les sertir, celles qui se rapportent au Temps, au Temps dans lequel baignent et s’altèrent les hommes, les sociétés, les nations, tiendraient une place importante. Je n’aurais pas soin seulement de faire une place à ces altérations que subit l’aspect des êtres et dont j’avais de nouveaux exemples à chaque minute, car tout en songeant à mon œuvre, assez définitivement mise en marche pour ne pas se laisser arrêter par des distractions passagères, je continuais à dire bonjour aux gens que je connaissais et à causer avec eux. Le vieillissement, d’ailleurs, ne se marquait pas pour tous d’une manière analogue. Je vis quelqu’un qui demandait mon nom, on me dit que c’était M. de Cambremer. Et alors, pour me montrer qu’il m’avait reconnu : « Est-ce que vous avez toujours vos étouffements ? » me demanda-t-il, et sur ma réponse affirmative : « Vous voyez que ça n’empêche pas la longévité », me dit-il, comme si j’étais décidément centenaire. Je lui parlais les yeux attachés sur deux ou trois traits que je pouvais faire rentrer par la pensée dans cette synthèse, pour le reste toute différente, de mes souvenirs, que j’appelais sa personne. Mais un instant il tourna à demi la tête. Et alors je vis qu’il était rendu méconnaissable par l’adjonction d’énormes poches rouges aux joues qui l’empêchaient d’ouvrir complètement la bouche et les yeux, si bien que je restais hébété, n’osant regarder cette sorte d’anthrax dont il me semblait plus convenable qu’il me parlât le premier. Mais comme, en malade courageux, il n’y faisait pas allusion et riait, j’avais peur d’avoir l’air de manquer de cœur en ne lui demandant pas, de tact en lui demandant ce qu’il avait. Mais « ils ne vous viennent pas plus rarement avec l’âge ? » me demanda-t-il, en continuant à parler de mes étouffements. Je lui dis que non. « Ah ! pourtant, ma sœur en a sensiblement moins qu’autrefois », me dit-il, d’un ton de contradiction comme si cela ne pouvait pas être autrement pour moi que pour sa sœur, et comme si l’âge était un de ces remèdes dont il n’admettait pas, quand ils avaient fait du bien à Mme de Gaucourt, qu’ils ne me fussent pas salutaires. Mme de Cambremer-Legrandin s’étant approchée, j’avais de plus en plus peur de paraître insensible en ne déplorant pas ce que je remarquais sur la figure de son mari et je n’osais pas cependant parler de ça le premier. « Vous êtes content de le voir ? me dit-elle. – Il va bien ? répliquai-je sur un ton incertain. – Mais comme vous voyez. » Elle ne s’était pas aperçue de ce mal qui offusquait ma vue et qui n’était autre qu’un des masques du Temps que celui-ci avait appliqué à la figure du marquis, mais peu à peu, et en l’épaississant si progressivement que la marquise n’en avait rien vu. Quand M. de Cambremer eut fini ses questions sur mes étouffements, ce fut mon tour de m’informer tout bas auprès de quelqu’un si la mère du marquis vivait encore. Elle vivait. Dans l’appréciation du temps écoulé, il n’y a que le premier pas qui coûte. On éprouve d’abord beaucoup de peine à se figurer que tant de temps ait passé et ensuite qu’il n’en ait pas passé davantage. On n’avait jamais songé que le XIIIe siècle fût si loin, et après on a peine à croire qu’il puisse subsister encore des églises du XIIIe siècle, lesquelles pourtant sont innombrables en France. En quelques instants s’était fait en moi ce travail plus lent qui se fait chez ceux qui, ayant eu peine à comprendre qu’une personne qu’ils ont connue jeune ait soixante ans, en ont plus encore, quinze ans après, à apprendre qu’elle vit encore et n’a pas plus de soixante-quinze ans. Je demandai à M. de Cambremer comment allait sa mère. « Elle est toujours admirable », me dit-il, usant d’un adjectif qui, par opposition aux tribus où on traite sans pitié les parents âgés, s’applique dans certaines familles aux vieillards chez qui l’usage des facultés les plus matérielles, comme d’entendre, d’aller à pied à la messe, et de supporter avec insensibilité les deuils, s’empreint, aux yeux de leurs enfants, d’une extraordinaire beauté morale.

Si certaines femmes avouaient leur vieillesse en se fardant, elle apparaissait, au contraire, par l’absence de fard chez certains hommes sur le visage desquels je ne l’avais jamais expressément remarquée, et qui tout de même me semblaient bien changés depuis que, découragés de chercher à plaire, ils en avaient cessé l’usage. Parmi eux était Legrandin. La suppression du rose, que je n’avais jamais soupçonné artificiel, de ses lèvres et de ses joues donnait à sa figure l’apparence grisâtre et à ses traits allongés et mornes la précision sculpturale et lapidaire de ceux d’un dieu égyptien. Un dieu ! un revenant plutôt. Il avait perdu non seulement le courage de se peindre, mais de sourire, de faire briller son regard, de tenir des discours ingénieux. On s’étonnait de le voir si pâle, abattu, ne prononçant que de rares paroles qui avaient l’insignifiance de celles que disent les morts qu’on évoque. On se demandait quelle cause l’empêchait d’être vif, éloquent, charmant, comme on se le demande devant « le double » insignifiant d’un homme brillant de son vivant et auquel un spirite pose pourtant des questions qui prêteraient aux développements charmeurs. Et on se disait que cette cause qui avait substitué au Legrandin coloré et rapide un pâle et triste fantôme de Legrandin, c’était la vieillesse. Chez certains même les cheveux n’avaient pas blanchi. Ainsi je reconnus, quand il vint dire un mot à son maître, le vieux valet de chambre du prince de Guermantes. Les poils bourrus qui hérissaient ses joues tout autant que son crâne étaient restés d’un roux tirant sur le rose et on ne pouvait le soupçonner de se teindre comme la duchesse de Guermantes. Mais il n’en paraissait pas moins vieux. On sentait seulement qu’il existe chez les hommes comme, dans le règne végétal, les mousses, les lichens et tant d’autres, des espèces qui ne changent pas à l’approche de l’hiver.

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