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À la recherche du temps perdu XV le temps retrouvé (Deuxième partie) Beq marcel Proust


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Il faut ajouter qu’une vive antipathie qu’avait depuis peu pour Gilberte la versatile duchesse pouvait lui faire prendre un certain plaisir à recevoir Rachel, ce qui lui permettait, en plus, de proclamer une des maximes des Guermantes, à savoir qu’ils étaient trop nombreux pour épouser les querelles (presque pour prendre le deuil) les uns des autres, indépendance de « je n’ai pas à » qu’avait renforcée la politique qu’on avait dû adopter à l’égard de M. de Charlus, lequel, si on l’avait suivi, vous eût brouillé avec tout le monde. Quant à Rachel, si elle s’était, en réalité, donné une grande peine pour se lier avec la duchesse de Guermantes (peine que la duchesse n’avait pas su démêler sous des dédains affectés, des impolitesses voulues, qui l’avaient piquée au jeu et lui avaient donné grande idée d’une actrice si peu snob), sans doute cela tenait, d’une façon générale, à la fascination que les gens du monde exercent à partir d’un certain moment sur les bohèmes les plus endurcis, parallèle à celle que ces bohèmes exercent eux-mêmes sur les gens du monde, double reflux qui correspond à ce qu’est, dans l’ordre politique, la curiosité réciproque et le désir de faire alliance entre peuples qui se sont combattus. Mais le désir de Rachel pouvait avoir une raison plus particulière. C’est chez Mme de Guermantes, c’est de Mme de Guermantes, qu’elle avait reçu jadis sa plus terrible avanie. Rachel l’avait peu à peu non pas oubliée mais pardonnée, mais le prestige singulier qu’en avait reçu à ses yeux la duchesse ne devait s’effacer jamais. L’entretien, de l’attention duquel je désirais détourner Gilberte, fut, du reste, interrompu, car la maîtresse de maison vint chercher Rachel dont c’était le moment de réciter et qui bientôt, ayant quitté la duchesse, parut sur l’estrade.

* * *


Or, pendant ce temps, avait lieu à l’autre bout de Paris un spectacle bien différent. La Berma avait convié quelques personnes à venir prendre le thé pour fêter son fils et sa belle-fille. Mais les invités ne se pressaient pas d’arriver. Ayant appris que Rachel récitait des vers chez la princesse de Guermantes (ce qui scandalisait fort la Berma, grande artiste pour laquelle Rachel était restée une grue qu’on laissait figurer dans les pièces où elle-même, la Berma, jouait le premier rôle – parce que Saint-Loup lui payait ses toilettes pour la scène – scandale d’autant plus grand que la nouvelle avait couru dans Paris que les invitations étaient au nom de la princesse de Guermantes, mais que c’était Rachel qui, en réalité, recevait chez la princesse), la Berma avait récrit avec insistance à quelques fidèles pour qu’ils ne manquassent pas à son goûter, car elle les savait aussi amis de la princesse de Guermantes qu’ils avaient connue Verdurin. Or, les heures passaient et personne n’arrivait chez la Berma. Bloch, à qui on avait demandé s’il voulait y venir, avait répondu naïvement : « Non, j’aime mieux aller chez la princesse de Guermantes. » Hélas ! c’est ce qu’au fond de soi chacun avait décidé. La Berma, atteinte d’une maladie mortelle qui la forçait à fréquenter peu le monde, avait vu son état s’aggraver quand, pour subvenir aux besoins de luxe de sa fille, besoins que son gendre, souffrant et paresseux, ne pouvait satisfaire, elle s’était remise à jouer. Elle savait qu’elle abrégeait ses jours, mais voulait faire plaisir à sa fille à qui elle rapportait de gros cachets, à son gendre qu’elle détestait mais flattait, car, le sachant adoré par sa fille, elle craignait, si elle le mécontentait, qu’il la privât, par méchanceté, de voir celle-ci. La fille de la Berma, qui n’était cependant pas positivement cruelle et était aimée en secret par le médecin qui soignait sa mère, s’était laissé persuader que ces représentations de Phèdre n’étaient pas bien dangereuses pour la malade. Elle avait en quelque sorte forcé le médecin à le lui dire, n’ayant retenu que cela de ce qu’il lui avait répondu, et parmi des objections dont elle ne tenait pas compte ; en effet, le médecin avait dit ne pas voir grand inconvénient aux représentations de la Berma ; il l’avait dit parce qu’il sentait qu’il ferait ainsi plaisir à la jeune femme qu’il aimait, peut-être aussi par ignorance, parce qu’aussi il savait de toutes façons la maladie inguérissable, et qu’on se résigne volontiers à abréger le martyre des malades quand ce qui est destiné à l’abréger nous profite à nous-même, peut-être aussi par la bête conception que cela faisait plaisir à la Berma et devait donc lui faire du bien, bête conception qui lui parut justifiée quand, ayant reçu une loge des enfants de la Berma et ayant pour cela lâché tous ses malades, il l’avait trouvée aussi extraordinaire de vie sur la scène qu’elle semblait moribonde à la ville. Et, en effet, nos habitudes nous permettent dans une large mesure, permettent même à nos organismes, de s’accommoder d’une existence qui semblerait au premier abord ne pas être possible. Qui n’a vu un vieux maître de manège cardiaque faire toutes les acrobaties auxquelles on n’aurait pu croire que son cœur résisterait une minute ? La Berma n’était pas une moins vieille habituée de la scène, aux exigences de laquelle ses organes étaient si parfaitement adaptés qu’elle pouvait donner, en se dépensant avec une prudence indiscernable pour le public, l’illusion d’une bonne santé troublée seulement par un mal purement nerveux et imaginaire. Après la scène de la déclaration à Hippolyte, la Berma avait beau sentir l’épouvantable nuit qu’elle allait passer, ses admirateurs l’applaudissaient à toute force, la déclarant plus belle que jamais. Elle rentrait dans d’horribles souffrances mais heureuse d’apporter à sa fille les billets bleus, que, par une gaminerie de vieille enfant de la balle, elle avait l’habitude de serrer dans ses bas, d’où elle les sortait avec fierté, espérant un sourire, un baiser. Malheureusement, ces billets ne faisaient que permettre au gendre et à la fille de nouveaux embellissements de leur hôtel, contigu à celui de leur mère, d’où d’incessants coups de marteau qui interrompaient le sommeil dont la grande tragédienne aurait eu tant besoin. Selon les variations de la mode, et pour se conformer au goût de M. de X. ou de Y., qu’ils espéraient recevoir, ils modifiaient chaque pièce. Et la Berma, sentant que le sommeil, qui seul aurait calmé sa souffrance, s’était enfui, se résignait à ne pas se rendormir, non sans un secret mépris pour ces élégances qui avançaient sa mort, rendaient atroces ses derniers jours. C’est sans doute un peu à cause de cela qu’elle les méprisait, vengeance naturelle contre ce qui nous fait mal et que nous sommes impuissants à empêcher. Mais c’est aussi parce qu’ayant conscience du génie qui était en elle, ayant appris dès son plus jeune âge l’insignifiance de tous ces décrets de la mode, elle était quant à elle restée fidèle à la tradition qu’elle avait toujours respectée, dont elle était l’incarnation, qui lui faisait juger les choses et les gens comme trente ans auparavant, et, par exemple, juger Rachel non comme l’actrice à la mode qu’elle était devenue, mais comme la petite grue qu’elle avait connue. La Berma n’était pas, du reste, meilleure que sa fille, c’est en elle que sa fille avait puisé, par l’hérédité et par la contagion de l’exemple, qu’une admiration trop naturelle rendait plus efficace, son égoïsme, son impitoyable raillerie, son inconsciente cruauté. Seulement, tout cela la Berma l’avait immolé à sa fille et s’en était ainsi délivrée. D’ailleurs, la fille de la Berma n’eût-elle pas eu sans cesse des ouvriers chez elle, qu’elle eût fatigué sa mère, comme les forces attractives féroces et légères de la jeunesse fatiguent la vieillesse, la maladie, qui se surmènent à vouloir les suivre. Tous les jours c’était un déjeuner nouveau, et on eût trouvé la Berma égoïste d’en priver sa fille, même de ne pas assister au déjeuner où on comptait, pour attirer bien difficilement quelques relations récentes et qui se faisaient tirer l’oreille, sur la présence prestigieuse de la mère illustre. On la « promettait » à ces mêmes relations pour une fête au dehors, afin de leur faire « une politesse ». Et la pauvre mère, gravement occupée dans son tête-à-tête avec la mort installée en elle, était obligée de se lever de bonne heure, de sortir. Bien plus, comme, à la même époque, Réjane, dans tout l’éblouissement de son talent, donna à l’étranger des représentations qui eurent un succès énorme, le gendre trouva que la Berma ne devait pas se laisser éclipser, voulut que la famille ramassât la même profusion de gloire, et força la Berma à des tournées où on était obligé de la piquer à la morphine, ce qui pouvait la faire mourir à cause de l’état de ses reins. Ce même attrait de l’élégance, du prestige social, de la vie, avait, le jour de la fête chez la princesse de Guermantes, fait pompe aspirante et avait amené là-bas, avec la force d’une machine pneumatique, même les plus fidèles habitués de la Berma, où, par contre et en conséquence, il y avait vide absolu et mort. Un seul jeune homme, qui n’était pas certain que la fête chez la Berma ne fût, elle aussi, brillante, était venu. Quand la Berma vit l’heure passer et comprit que tout le monde la lâchait, elle fit servir le goûter et on s’assit autour de la table, mais comme pour un repas funéraire. Rien dans la figure de la Berma ne rappelait plus celle dont la photographie m’avait, un soir de mi-carême, tant troublé. La Berma avait, comme dit le peuple, la mort sur le visage. Cette fois c’était bien d’un marbre de l’Erechtéion qu’elle avait l’air. Ses artères durcies étant déjà à demi pétrifiées, on voyait de longs rubans sculpturaux parcourir les joues, avec une rigidité minérale. Les yeux mourants vivaient relativement, par contraste avec ce terrible masque ossifié, et brillaient faiblement comme un serpent endormi au milieu des pierres. Cependant le jeune homme, qui s’était mis à la table par politesse, regardait sans cesse l’heure, attiré qu’il était par la brillante fête chez les Guermantes. La Berma n’avait pas un mot de reproche à l’adresse des amis qui l’avaient lâchée et qui espéraient naïvement qu’elle ignorerait qu’ils étaient allés chez les Guermantes. Elle murmura seulement : « Une Rachel donnant une fête chez la princesse de Guermantes, il faut venir à Paris pour voir de ces choses-là. » Et elle mangeait silencieusement, et avec une lenteur solennelle, des gâteaux défendus, ayant l’air d’obéir à des rites funèbres. Le « goûter » était d’autant plus triste que le gendre était furieux que Rachel, que lui et sa femme connaissaient très bien, ne les eût pas invités. Son crève-cœur fut d’autant plus grand que le jeune homme invité lui avait dit connaître assez bien Rachel pour que, s’il partait tout de suite chez les Guermantes, il pût lui demander d’inviter ainsi, à la dernière heure, le couple frivole. Mais la fille de la Berma savait trop à quel niveau infime sa mère situait Rachel, et qu’elle l’eût tuée de désespoir en sollicitant de l’ancienne grue une invitation. Aussi avait-elle dit au jeune homme et à son mari que c’était chose impossible. Mais elle se vengeait en prenant pendant ce goûter des petites mines exprimant le désir des plaisirs, l’ennui d’être privée d’eux par cette gêneuse qu’était sa mère. Celle-ci faisait semblant de ne pas voir les moues de sa fille et adressait de temps en temps, d’une voix mourante, une parole aimable au jeune homme, le seul invité qui fût venu. Mais bientôt la chasse d’air qui emportait tout vers les Guermantes, et qui m’y avait entraîné moi-même, fut la plus forte, il se leva et partit, laissant Phèdre ou la mort, on ne savait trop laquelle des deux c’était, achever de manger, avec sa fille et son gendre, les gâteaux funéraires.

* * *


La conversation que nous tenions, Gilberte et moi, fut interrompue par la voix de Rachel qui venait de s’élever. Le jeu de celle-ci était intelligent, car il présupposait la poésie que l’actrice était en train de dire comme un tout existant avant cette récitation et dont nous n’entendions qu’un fragment, comme si l’artiste, passant sur un chemin, s’était trouvée pendant quelques instants à portée de notre oreille. Néanmoins, les auditeurs avaient été stupéfaits en voyant cette femme, avant d’avoir émis un seul son, plier les genoux, tendre les bras, en berçant quelque être invisible, devenir cagneuse, et tout d’un coup, pour dire des vers fort connus, prendre un ton suppliant.

L’annonce d’une poésie que presque tout le monde connaissait avait fait plaisir. Mais quand on avait vu Rachel, avant de commencer, chercher partout des yeux d’un air égaré, lever les mains d’un air suppliant et pousser comme un gémissement à chaque mot, chacun se sentit gêné, presque choqué de cette exhibition de sentiments. Personne ne s’était dit que réciter des vers pouvait être quelque chose comme cela. Peu à peu on s’habitue, c’est-à-dire qu’on oublie la première sensation de malaise, on dégage ce qui est bien, on compare dans son esprit diverses manières de réciter, pour se dire : ceci c’est mieux, ceci moins bien. La première fois de même, dans une cause simple, lorsqu’on voit un avocat s’avancer, lever en l’air un bras d’où retombe la toge, commencer d’un ton menaçant, on n’ose pas regarder les voisins. Car on se figure que c’est grotesque, mais, après tout, c’est peut-être magnifique et on attend d’être fixé. Tout le monde se regardait, ne sachant trop quelle tête faire ; quelques jeunesses mal élevées étouffèrent un fou rire ; chacun jetait à la dérobée sur son voisin le regard furtif que dans les repas élégants, quand on a auprès de soi un instrument nouveau, fourchette à homard, râpe à sucre, etc., dont on ne connaît pas le but et le maniement, on attache sur un convive plus autorisé qui, espère-t-on, s’en servira avant vous et vous donnera ainsi la possibilité de l’imiter. Ainsi fait-on encore quand quelqu’un cite un vers qu’on ignore mais qu’on veut avoir l’air de connaître et à qui, comme en cédant le pas devant une porte, on laisse à un plus instruit, comme une faveur, le plaisir de dire de qui il est. Tel, en entendant l’actrice, chacun attendait, la tête baissée et l’œil investigateur, que d’autres prissent l’initiative de rire ou de critiquer, ou de pleurer ou d’applaudir. Mme de Forcheville, revenue exprès de Guermantes, d’où la duchesse, comme nous le verrons, était à peu près expulsée, avait pris une mine attentive, tendue, presque carrément désagréable, soit pour montrer qu’elle était connaisseuse et ne venait pas en mondaine, soit par hostilité pour les gens moins versés dans la littérature qui eussent pu lui parler d’autre chose, soit par contention de toute sa personne afin de savoir si elle « aimait » ou si elle n’aimait pas, ou peut-être parce que, tout en trouvant cela « intéressant », elle n’« aimait » pas, du moins, la manière de dire certains vers. Cette attitude eût dû être plutôt adoptée, semble-t-il, par la princesse de Guermantes. Mais comme c’était chez elle, et que, devenue aussi avare que riche, elle était décidée à ne donner que cinq roses à Rachel, elle faisait la claque. Elle provoquait l’enthousiasme et faisait la presse en poussant à tous moments des exclamations ravies. Là seulement elle se retrouvait Verdurin, car elle avait l’air d’écouter les vers pour son propre plaisir, d’avoir eu l’envie qu’on vînt les lui dire, à elle toute seule, et qu’il y eût par hasard là cinq cents personnes, à qui elle avait permis de venir comme en cachette assister à son propre plaisir. Cependant, je remarquai sans aucune satisfaction d’amour-propre, car elle était devenue vieille et laide, que Rachel me faisait de l’œil, avec une certaine réserve d’ailleurs. Pendant toute la récitation, elle laissa palpiter dans ses yeux un sourire réprimé et pénétrant qui semblait l’amorce d’un acquiescement qu’elle eût souhaité venir de moi. Cependant, quelques vieilles dames, peu habituées aux récitations poétiques, disaient à un voisin : « Vous avez vu ? », faisant allusion à la mimique solennelle, tragique, de l’actrice, et qu’elles ne savaient comment qualifier. La duchesse de Guermantes sentit le léger flottement et décida de la victoire en s’écriant : « C’est admirable ! » au beau milieu du poème, qu’elle crut peut-être terminé. Plus d’un invité tint alors à souligner cette exclamation d’un regard approbateur et d’une inclinaison de tête, pour montrer moins peut-être leur compréhension de la récitante que leurs relations avec la duchesse. Quand le poème fut fini, comme nous étions à côté de Rachel, j’entendis celle-ci remercier Mme de Guermantes et en même temps, profitant de ce que j’étais à côté de la duchesse, elle se tourna vers moi et m’adressa un gracieux bonjour. Je compris alors qu’au contraire des regards passionnés du fils de M. de Vaugoubert, que j’avais pris pour le bonjour de quelqu’un qui se trompait, ce que j’avais pris chez Rachel pour un regard de désir n’était qu’une provocation contenue à se faire reconnaître et saluer par moi. Je répondis par un salut souriant au sien. « Je suis sûre qu’il ne me reconnaît pas, dit en minaudant la récitante à la duchesse. – Mais si, dis-je avec assurance, je vous ai reconnue tout de suite. »

Si, pendant les plus beaux vers de La Fontaine, cette femme, qui les récitait avec tant d’assurance, n’avait pensé, soit par bonté, ou bêtise, ou gêne, qu’à la difficulté de me dire bonjour, pendant les mêmes beaux vers Bloch n’avait songé qu’à faire ses préparatifs pour pouvoir, dès la fin de la poésie, bondir comme un assiégé qui tente une sortie, et passant, sinon sur le corps, du moins sur les pieds de ses voisins, venir féliciter la récitante, soit par une conception erronée du devoir, soit par désir d’ostentation.

« C’était bien beau », dit-il à Rachel, et ayant dit ces simples mots, son désir étant satisfait, il repartit et fit tant de bruit pour regagner sa place que Rachel dut attendre plus de cinq minutes avant de réciter la seconde poésie. Quand elle eut fini celle-ci, les Deux Pigeons, Mme de Monrienval s’approcha de Mme de Saint-Loup, qu’elle savait fort lettrée sans se rappeler assez qu’elle avait l’esprit subtil et sarcastique de son père, et lui demanda : « C’est bien la fable de La Fontaine, n’est-ce pas ? » croyant bien l’avoir reconnue mais n’étant pas absolument certaine, car elle connaissait fort mal les fables de La Fontaine et, de plus, croyait que c’était des choses d’enfants qu’on ne récitait pas dans le monde. Pour avoir un tel succès l’artiste avait sans doute pastiché des fables de La Fontaine, pensait la bonne dame. Or, Gilberte, jusque-là impassible, l’enfonça sans le vouloir dans cette idée, car n’aimant pas Rachel et voulant dire qu’il ne restait rien des fables avec une diction pareille, elle le dit de cette nuance trop subtile qui était celle de son père et qui laissait les personnes naïves dans le doute sur ce qu’il voulait dire. Généralement plus moderne, quoique fille de Swann – comme un canard couvé par une poule – elle était assez lakiste et se contentait de dire : « Je trouve d’un touchant, c’est d’une sensibilité charmante. » Mais à Mme de Morienval Gilberte répondit sous cette forme fantaisiste de Swann à laquelle se trompaient les gens qui prennent tout au pied de la lettre : « Un quart est de l’invention de l’interprète, un quart de la folie, un quart n’a aucun sens, le reste est de La Fontaine », ce qui permit à Mme de Morienval de soutenir que ce qu’on venait d’entendre n’était pas les Deux Pigeons de La Fontaine mais un arrangement où tout au plus un quart était de La Fontaine, ce qui n’étonna personne, vu l’extraordinaire ignorance de ce public.

Mais un des amis de Bloch étant arrivé en retard, celui-ci eut la joie de lui demander s’il n’avait jamais entendu Rachel, de lui faire une peinture extraordinaire de sa diction, en exagérant et en trouvant tout d’un coup à raconter, à révéler à autrui cette diction moderniste, un plaisir étrange, qu’il n’avait nullement éprouvé à l’entendre. Puis Bloch, avec une émotion exagérée, félicita de nouveau Rachel sur un ton de fausset et de proclamer son génie, présenta son ami qui déclara n’admirer personne autant qu’elle, et Rachel, qui connaissait maintenant des dames de la haute société et, sans s’en rendre compte, les copiait, répondit : « Oh ! je suis très flattée, très honorée par votre appréciation. » L’ami de Bloch lui demanda ce qu’elle pensait de la Berma. « Pauvre femme, il paraît qu’elle est dans la dernière misère. Elle n’a pas été, je ne dirai pas sans talent, car ce n’était pas au fond du vrai talent, elle n’aimait que des horreurs, mais enfin elle a été utile, certainement ; elle jouait d’une façon assez vivante, et puis c’était une brave personne, généreuse, qui s’est ruinée pour les autres. Voilà bien longtemps qu’elle ne fait plus un sou, parce que le public n’aime pas du tout ce qu’elle fait. Du reste, ajouta-t-elle en riant, je vous dirai que mon âge ne m’a permis de l’entendre, naturellement, que tout à fait dans les derniers temps et quand j’étais moi-même trop jeune pour me rendre compte. – Elle ne disait pas très bien les vers ? hasarda l’ami de Bloch pour flatter Rachel, qui répondit : – Oh ! ça, elle n’a jamais su en dire un ; c’était de la prose, du chinois, du volapük, tout, excepté un vers. D’ailleurs, je vous dirai que, bien entendu, je ne l’ai entendue que très peu, sur sa fin, ajouta-t-elle pour se rajeunir, mais on m’a dit qu’autrefois ce n’était pas mieux, au contraire. »

Je me rendais compte que le temps qui passe n’amène pas forcément le progrès dans les arts. Et de même que tel auteur du XVIIe siècle, qui n’a connu ni la Révolution française, ni les découvertes scientifiques, ni la guerre, peut être supérieur à tel écrivain d’aujourd’hui, et que peut-être même Fagon était un aussi grand médecin que du Boulbon (la supériorité du génie compensant ici l’infériorité du savoir), de même la Berma était, comme on dit, à cent pics au-dessus de Rachel, et le temps, en la mettant en vedette en même temps qu’Elstir, avait consacré son génie.

Il ne faut pas s’étonner que l’ancienne maîtresse de Saint-Loup débinât la Berma. Elle l’eût fait quand elle était jeune. Ne l’eût-elle pas fait alors, qu’elle l’eût fait maintenant. Qu’une femme du monde de la plus haute intelligence, de la plus grande bonté se fasse actrice, déploie dans ce métier nouveau pour elle de grands talents, n’y rencontre que des succès, on s’étonnera, si on se trouve auprès d’elle après longtemps, d’entendre non son langage à elle, mais celui des comédiennes, leur rosserie spéciale envers les camarades, tout ce qu’ajoutent à l’être humain, quand ils ont passé sur lui, « trente ans de théâtre ». Rachel se comportait de même tout en ne sortant pas du monde.



Mme de Guermantes, au déclin de sa vie, avait senti s’éveiller en soi des curiosités nouvelles. Le monde n’avait plus rien à lui apprendre. L’idée qu’elle y avait la première place était, nous l’avons vu, aussi évidente pour elle que la hauteur du ciel bleu par-dessus la terre. Elle ne croyait pas avoir à affermir une position qu’elle jugeait inébranlable. En revanche, lisant, allant au théâtre, elle eût souhaité avoir un prolongement de ces lectures, de ces spectacles ; comme jadis dans l’étroit petit jardin où on prenait de l’orangeade, tout ce qu’il y avait de plus exquis dans le grand monde venait familièrement, parmi les brises parfumées du soir et les nuages de pollen, entretenir en elle le goût du grand monde, de même maintenant un autre appétit lui faisait souhaiter savoir les raisons de telle polémique littéraire, connaître des auteurs, voir des actrices. Son esprit fatigué réclamait une nouvelle alimentation. Elle se rapprocha, pour connaître les uns et les autres, de femmes avec qui jadis elle n’eût pas voulu échanger de cartes et qui faisaient valoir leur intimité avec le directeur de telle revue dans l’espoir d’avoir la duchesse. La première actrice invitée crut être la seule dans un milieu extraordinaire, lequel parut plus médiocre à la seconde quand elle vit celle qui l’y avait précédée. La duchesse, parce qu’à certains soirs elle recevait des souverains, croyait que rien n’était changé à sa situation. En réalité, elle, la seule d’un sang vraiment sans alliage, elle qui, étant née Guermantes, pouvait signer : Guermantes – Guermantes quand elle ne signait pas : la duchesse de Guermantes – elle qui à ses belles-sœurs mêmes semblait quelque chose de plus précieux que tout, comme un Moïse sauvé des eaux, un Christ échappé en Égypte, un Louis XVII enfui du Temple, le pur du pur, maintenant sacrifiant sans doute à ce besoin héréditaire de nourriture spirituelle qui avait fait la décadence sociale de Mme de Villeparisis, elle était devenue elle-même une Mme de Villeparisis, chez qui les femmes snobs redoutaient de rencontrer telle ou tel, et de laquelle les jeunes gens, constatant le fait accompli sans savoir ce qui l’a précédé, croyaient que c’était une Guermantes d’une moins bonne cuvée, d’une moins bonne année, une Guermantes déclassée. Dans les milieux nouveaux qu’elle fréquentait, restée bien plus la même qu’elle ne croyait, elle continuait à croire que s’ennuyer facilement était une supériorité intellectuelle, mais elle l’exprimait avec une sorte de violence qui donnait à sa voix quelque chose de rauque. Comme je lui parlais de Brichot : « Il m’a assez embêtée pendant vingt ans », et comme Mme de Cambremer disait : « Relisez ce que Schopenhauer dit de la musique », elle nous fit remarquer cette phrase en disant avec violence : « Relisez est un chef-d’œuvre ! Ah ! non, ça, par exemple, il ne faut pas nous la faire. » Alors le vieux d’Albon sourit en reconnaissant une des formes de l’esprit Guermantes.
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